lundi 28 janvier 2002
Pierre Bourdieu
Désireux de « penser la politique sans penser politiquement », Pierre Bourdieu s’est attaché à démontrer que, loin de s’opposer, les sciences sociales et le militantisme pouvaient constituer les deux faces d’un même travail, qu’analyser et critiquer la réalité sociale permet d’oeuvrer à sa transformation.
Dans Le Monde diplomatique :
« Pour un savoir engagé », février 2002.
« La nouvelle vulgate planétaire » (avec Loïc Wacquant), mai 2000.
« Pour un mouvement social européen », juin 1999.
« De la domination masculine », août 1998.
« L’essence du néolibéralisme », mars 1998.
« Questions sur un quiproquo », février 1998.
« L’architecte de l’euro passe aux aveux », septembre 1997.
« Analyse d’un passage à l’antenne », avril 1996.
Sur
la Toile :
Un texte inédit de Pierre Bourdieu
Pour un savoir engagé
Depuis les grèves de novembre et décembre 1995 en France, les interventions de Pierre Bourdieu ont été l’objet de critiques, souvent violentes, notamment de la part des journalistes et des intellectuels médiatiques dont il avait analysé le rôle social. Ce qui semble les avoir choqués avant tout, c’est qu’un « savant » intervienne aussi activement dans le domaine « politique ». L’implication du sociologue dans l’espace public remonte néanmoins au début des années 1960, à propos de la guerre d’Algérie.
Intellectuel et militant
Désireux de « penser la politique sans penser politiquement », Pierre Bourdieu a cherché à démontrer que, loin de s’opposer, les sciences sociales et le militantisme peuvent constituer les deux faces d’un même travail, qu’analyser et critiquer la réalité sociale permettent de contribuer à sa transformation. Ce texte a été lu par son auteur lors d’une rencontre à Athènes, en mai 2001, avec des chercheurs et des syndicalistes sur des thèmes tels que l’Europe, la culture et le journalisme et figurera dans un livre à paraître au printemps, Interventions (1961-2001). Sciences sociales et action politique (Agone, Marseille).
S’il est aujourd’hui important, sinon nécessaire, qu’un certain nombre de chercheurs indépendants s’associent au mouvement social, c’est que nous sommes confrontés à une politique de mondialisation. (Je dis bien une « politique de mondialisation », je ne parle pas de « mondialisation » comme s’il s’agissait d’un processus naturel.) Cette politique est, pour une grande part, tenue secrète dans sa production et dans sa diffusion. Et c’est déjà tout un travail de recherche qui est nécessaire pour la découvrir avant qu’elle soit mise en oeuvre. Ensuite, cette politique a des effets que l’on peut prévoir grâce aux ressources de la science sociale, mais qui, à court terme, sont encore invisibles pour la plupart des gens. Autre caractéristique de cette politique : elle est pour une part produite par des chercheurs. La question étant de savoir si ceux qui anticipent à partir de leur savoir scientifique les conséquences funestes de cette politique peuvent et doivent rester silencieux. Ou s’il n’y a pas là une sorte de non assistance à personnes en danger. S’il est vrai que la planète est menacée de calamités graves, ceux qui croient savoir à l’avance ces calamités n’ont-il pas un devoir de sortir de la réserve que s’imposent traditionnellement les savants ?
Il y a dans la tête de la plupart des gens cultivés, surtout en science sociale, une dichotomie qui me paraît tout à fait funeste : la dichotomie entre scholarship et commitment- entre ceux qui se consacrent au travail scientifique, qui est fait selon des méthodes savantes à l’intention d’autres savants, et ceux qui s’engagent et portent au dehors leur savoir. L’opposition est artificielle et, en fait, il faut être un savant autonome qui travaille selon les règles du scholarship pour pouvoir produire un savoir engagé, c’est-à-dire un scholarship with commitment. Il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir. Et ce savoir ne s’acquiert que dans le travail savant, soumis aux règles de la communauté savante.
Autrement dit, il faut faire sauter un certain nombre d’oppositions qui sont dans nos têtes et qui sont des manières d’autoriser des démissions : à commencer par celle du savant qui se replie dans sa tour d’ivoire. La dichotomie entre scholarship et commitment rassure le chercheur dans sa bonne conscience car il reçoit l’approbation de la communauté scientifique. C’est comme si les savants se croyaient doublement savants parce qu’ils ne font rien de leur science. Mais quand il s’agit de biologistes, ça peut être criminel. Mais c’est aussi grave quand il s’agit de criminologues. Cette réserve, cette fuite dans la pureté, a des conséquences sociales très graves. Des gens comme moi, payés par l’État pour faire de la recherche, devraient garder soigneusement les résultats de leurs recherches pour leurs collègues ? Il est tout à fait fondamental de donner la priorité de ce qu’on croit être une découverte à la critique des collègues, mais pourquoi leur réserver le savoir collectivement acquis et contrôlé ?
Il me semble que le chercheur n’a pas le choix aujourd’hui : s’il a la conviction qu’il y a une corrélation entre les politiques néolibérales et les taux de délinquance, une corrélation entre les politiques néolibérales et les taux de criminalité, une corrélation entre les politiques néolibérales et tous les signes de ce que Durkheim aurait appelé l’anomie, comment pourrait-il ne pas le dire ? Non seulement il n’y a pas à le lui reprocher, mais on devrait l’en féliciter. (Je fais peut-être une apologie de ma propre position…)
Maintenant, que va faire ce chercheur dans le mouvement social ? D’abord, il ne va pas donner des leçons – comme le faisaient certains intellectuels organiques qui, n’étant pas capables d’imposer leurs marchandises sur le marché scientifique où la compétition est dure, allaient faire les intellectuels auprès des non-intellectuels tout en disant que l’intellectuel n’existait pas. Le chercheur n’est ni un prophète ni un maître à penser. Il doit inventer un rôle nouveau qui est très difficile : il doit écouter, il doit chercher et inventer ; il doit essayer d’aider les organismes qui se donnent pour mission – de plus en plus mollement, malheureusement, y compris les syndicats – de résister à la politique néolibérale ; il doit se donner comme tâche de les assister en leur fournissant des instruments. En particulier des instruments contre l’effet symbolique qu’exercent les « experts » engagés auprès des grandes entreprises multinationales. Il faut appeler les choses par leur nom. Par exemple, la politique actuelle de l’éducation est décidée par l’UNICE, par le Transatlantic Institute, etc.i. Il suffit de lire le rapport de l’Organisation mondiale pour le commerce (OMC) sur les services pour connaître la politique de l’éducation que nous aurons dans cinq ans. Le ministère de l’Éducation nationale ne fait que répercuter ces consignes élaborées par des juristes, des sociologues, des économistes, et qui, une fois mises en forme d’allure juridique, sont mis en circulation.
Les chercheurs peuvent aussi faire un chose plus nouvelle, plus difficile : favoriser l’apparition des conditions organisationnelles de la production collective de l’intention d’inventer un projet politique et, deuxièmement, les conditions organisationnelles de la réussite de l’invention d’un tel projet politique ; qui sera évidemment un projet collectif. Après tout, l’Assemblée constituante de 1789 et l’Assemblée de Philadelphie étaient composées de gens comme vous et moi, qui avaient un bagage de juriste, qui avaient lu Montesquieu et qui ont inventé des structures démocratiques. De la même façon, aujourd’hui, il faut inventer des choses… Évidemment, on pourra dire : « Il y a des parlements, une confédération européennes des syndicats, toutes sortes d’institutions qui sont sensées faire ça. » Je ne vais en pas faire ici la démonstration, mais on doit constater qu’ils ne le font pas. Il faut donc créer les conditions favorables à cette invention. Il faut aider à lever les obstacles à cette invention ; obstacles qui sont pour une part dans le mouvement social qui est chargé de les lever – et notamment dans les syndicats…
Pourquoi peut-on être optimiste ? Je pense qu’on peut parler en termes de chances raisonnables de succès, qu’en ce moment c’est le kairos, le moment opportun. Quand nous tenions ce discours autour de 1995, nous avions en commun de ne pas être entendus et de passer pour fous. Les gens qui, comme Cassandre, annonçaient des catastrophes, on se moquait d’eux, les journalistes les attaquaient et ils étaient insultés. Maintenant, un peu moins. Pourquoi ? Parce que du travail a été accompli. Il y a eu Seattle et toute une série des manifestations. Et puis, les conséquences de la politique néolibérale – que nous avions prévues abstraitement – commencent à se voir. Et les gens, maintenant, comprennent… Même les journalistes les plus bornés et les plus butés savent qu’une entreprise qui ne fait pas 15 % de bénéfices licencie. Les prophéties les plus catastrophistes des prophètes de malheur (qui étaient simplement mieux informés que les autres) commencent à être réalisées. Ce n’est pas trop tôt. Mais ce n’est pas non plus trop tard. Parce que ce n’est qu’un début, parce que les catastrophes ne font que commencer. Il est encore temps de secouer les gouvernements sociaux-démocrates, pour lesquels les intellectuels ont les yeux de Chimène, surtout quand il en reçoivent des avantages sociaux de tous ordres…
Un mouvement social européen n’a, selon moi, de chance d’être efficace que s’il réunit trois composantes : syndicats, mouvement social et chercheurs – à condition, évidemment, de les intégrer, pas seulement de les juxtaposer. Je disais hier aux syndicalistes qu’il y a entre les mouvements sociaux et les syndicats dans tous les pays d’Europe une différence profonde concernant à la fois les contenus et les moyens d’action. Les mouvements sociaux ont fait exister des objectifs politiques que les syndicats et les partis avaient abandonnés, ou oubliés, ou refoulés. D’autre part, les mouvements sociaux ont apporté des méthodes d’action que les syndicats ont peu à peu, encore une fois, oubliées, ignorées ou refoulées. Et en particulier des méthodes d’action personnelle : les actions des mouvements sociaux recourent à l’efficacité symbolique, une efficacité symbolique qui dépend, pour une part, de l’engagement personnel de ceux qui manifestent ; un engagement personnel qui est aussi un engagement corporel.
Il faut prendre des risques. Il ne s’agit pas de défiler, bras dessus bras dessous, comme le font traditionnellement les syndicalistes le 1er mai. Il faut faire des actions, des occupations de locaux, etc. Ce qui demande à la fois de l’imagination et du courage. Mais je vais dire aussi : « Attention, pas de « syndicalophobie ». Il y a une logique des appareils syndicaux qu’il faut comprendre. » Pourquoi est-ce que je dis aux syndicalistes des choses qui sont proches du point de vue que les mouvements sociaux ont sur eux et pourquoi vais-je dire aux mouvements sociaux des choses qui sont proches de la vision que les syndicalistes ont d’eux ? Parce que c’est à condition que chacun des groupes se voie lui-même comme il voit les autres qu’on pourra surmonter ces divisions qui contribuent à affaiblir des groupes déjà très faibles. Le mouvement de résistance à la politique néo-libérale est globalement très faible et il est affaibli par ses divisions : c’est un moteur qui dépense 80 % de son énergie en chaleur, c’est-à-dire sous forme de tensions, de frictions, de conflits, etc. Et qui pourrait aller beaucoup plus vite et plus loin si…
Les obstacles à la création d’un mouvement social européen unifié sont de plusieurs ordres. Il y a les obstacles linguistiques, qui sont très importants, par exemple dans la communication entre les syndicats ou les des mouvements sociaux – les patrons et les cadres parlent les langues étrangères, les syndicalistes et les militants beaucoup moins. De ce fait, l’internationalisation des mouvements sociaux ou des syndicats est rendue très difficile. Puis il y a les obstacles liés aux habitudes, aux modes de pensée, et à la force des structures sociales, des structures syndicales. Quel peut être le rôle des chercheurs là-dedans ? Celui de travailler à une invention collective des structures collectives d’invention qui feront naître un nouveau mouvement social, c’est-à-dire des nouveaux contenus, des nouveaux buts et des nouveaux moyens internationaux d’action.
Idées, Libéralisme, Mondialisation, Mouvement social, Science
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Pierre Bourdieu
Sociologue, professeur au Collège de France.
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Lire Europe Inc. Liaisons dangereuses entre institutions et milieux des affaires européens, CEO, Agone, Marseille 2000.
La nouvelle vulgate planétaire
Des militants qui se pensent encore progressistes ratifient à leur tour la novlangue américaine quand ils fondent leurs analyses sur les termes « exclusion » , « minorités » , « identité » , « multiculturalisme » . Sans oublier « mondialisation ».
Par Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant
Dans tous les pays avancés, patrons et hauts fonctionnaires internationaux, intellectuels médiatiques et journalistes de haute volée se sont mis de concert à parler une étrange novlangue dont le vocabulaire, apparemment surgi de nulle part, est dans toutes les bouches : « mondialisation » et « flexi bilité » ; « gouvernance » et « employabilité » ; « underclass » et « exclusion » ; « nouvelle économie » et « tolérance zéro » ; « communautarisme » , « multiculturalisme » et leurs cousins « postmodernes » , « ethnicité » , « minorité » , « identité » , « fragmentation » , etc.
La diffusion de cette nouvelle vulgate planétaire – dont sont remarquablement absents capitalisme, classe, exploitation, domination, inégalité, autant de vocables péremptoirement révoqués sous prétexte d’obsolescence ou d’impertinence présumées – est le produit d’un impérialisme proprement symbolique.Les effets en sont d’autant plus puissants et pernicieux que cet impérialisme est porté non seulement par les partisans de la révolution néolibérale, lesquels, sous couvert de modernisation, entendent refaire le monde en faisant table rase des conquêtes sociales et économiques résultant de cent ans de luttes sociales, et désormais dépeintes comme autant d’archaïsmes et d’obstacles au nouvel ordre naissant, mais aussi par des producteurs culturels (chercheurs, écrivains, artistes) et des militants de gauche qui, pour la grande majorité d’entre eux, se pensent toujours comme progressistes.
Comme les dominations de genre ou d’ethnie, l’impérialisme culturel est une violence symbolique qui s’appuie sur une relation de communication contrainte pour extorquer la soumission et dont la particularité consiste ici en ce qu’elle universalise les particularismes liés à une expérience historique singulière en les faisant méconnaître comme tels et reconnaître comme universels (1).
Ainsi, de même que, au XIXe siècle, nombre de questions dites philosophiques, comme le thème spenglérien de la « décadence » , qui étaient débattues dans toute l’Europe trouvaient leur origine dans les particularités et les conflits historiques propres à l’univers singulier des universitaires allemands (2), de même aujourd’hui nombre de topiques directement issus de confrontations intellectuelles liées aux particularités et aux particularismes de la société et des universités américaines se sont imposés, sous des dehors en apparence déshistoricisés, à l’ensemble de la planète.
Ces lieux communs, au sens aristotélicien de notions ou de thèses avec lesquelles on argumente mais sur lesquelles on n’argumente pas, doivent l’essentiel de leur force de conviction au prestige retrouvé du lieu dont ils émanent et au fait que, circulant à flux tendu de Berlin à Buenos Aires et de Londres à Lisbonne, ils sont présents partout à la fois et sont partout puissamment relayés par ces instances prétendument neutres de la pensée neutre que sont les grands organismes internationaux – Banque mondiale, Commission européenne, Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) -, les « boîtes à idées » conservatrices (Manhattan Institute à New York, Adam Smith Institute à Londres, Deutsche Bank Fundation à Francfort, et de l’exFondation Saint-Simon à Paris), les fondations de philanthropie, les écoles du pouvoir (Science-Po en France,
la London School of Economics au Royaume-Uni,
la Harvard Kennedy School of Government en Amérique, etc.), et les grands médias, inlassables dispensateurs de cette lingua franca passe-partout, bien faite pour donner aux éditorialistes pressés et aux spécialistes empressés de l’import-export culturel l’illusion de l’ultramodernisme.
Outre l’effet automatique de la circulation internationale des idées, qui tend par la logique propre à occulter les conditions et les significations d’origine (3), le jeu des définitions préalables et des déductions scolastiques substitue l’apparence de la nécessité logique à la contingence des nécessités sociologiques déniées et tend à masquer les racines historiques de tout un ensemble de questions et de notions – l’« efficacité » du marché (libre), le besoin de reconnaissance des « identités » (culturelles), ou encore la réaffirmation -célébration de la « responsabilité » (individuelle) – que l’on décrétera philosophiques, sociologiques, économiques ou politiques, selon le lieu et le moment de réception.
Ainsi planétarisés, mondialisés, au sens strictement géographique, en même temps que départicularisés, ces lieux communs que le ressassement médiatique transforme en sens commun universel parviennent à faire oublier qu’ils ne font bien souvent qu’exprimer, sous une forme tronquée et méconnaissable, y compris pour ceux qui les propagent, les réalités complexes et contestées d’une société historique particulière, tacitement constituée en modèle et en mesure de toutes choses : la société américaine de l’ère postfordiste et postkeynésienne. Cet unique super-pouvoir, cette Mecque symbolique de
la Terre, est caractérisé par le démantèlement délibéré de l’Etat social et l’hypercroissance corrélative de l’Etat pénal, l’écrasement du mouvement syndical et la dictature de la conception de l’entreprise fondée sur la seule « valeur-actionnaire » , et leurs conséquences sociologiques, la généralisation du salariat précaire et de l’insécurité sociale, constituée en moteur privilégié de l’activité économique.
Il en est ainsi par exemple du débat flou et mou autour du « multiculturalisme » , terme importé en Europe pour désigner le pluralisme culturel dans la sphère civique alors qu’aux Etats-Unis il renvoie, dans le mouvement même par lequel il les masque, à l’exclusion continuée des Noirs et à la crise de la mythologie nationale du « rêve américain » de l’« opportunité pour tous » , corrélative de la banqueroute qui affecte le système d’enseignement public au moment où la compétition pour le capital culturel s’intensifie et où les inégalités de classe s’accroissent de manière vertigineuse.
L’adjectif « multiculturel » voile cette crise en la cantonnant artificiellement dans le seul microcosme universitaire et en l’exprimant dans un registre ostensiblement « ethnique » , alors que son véritable enjeu n’est pas la reconnaissance des cultures marginalisées par les canons académiques, mais l’accès aux instruments de (re)production des classes moyenne et supérieure, comme l’Université, dans un contexte de désengagement actif et massif de l’Etat.
Le « multiculturalisme » américain n’est ni un concept, ni une théorie, ni un mouvement social ou politique – tout en prétendant être tout cela à la fois. C’est un discours écran dont le statut intellectuel résulte d’un gigantesque effet d’allodoxia national et international (4) qui trompe ceux qui en sont comme ceux qui n’en sont pas. C’est ensuite un discours américain, bien qu’il se pense et se donne comme universel, en cela qu’il exprime les contradictions spécifiques de la situation d’universitaires qui, coupés de tout accès à la sphère publique et soumis à une forte différenciation dans leur milieu professionnel, n’ont d’autre terrain où investir leur libido politique que celui des querelles de campus déguisées en épopées conceptuelles.
C’est dire que le « multiculturalisme » amène partout où il s’exporte ces trois vices de la pensée nationale américaine que sont a) le « groupisme » , qui réifie les divisions sociales canonisées par la bureaucratie étatique en principes de connaissance et de revendication politique ; b) le populisme, qui remplace l’analyse des structures et des mécanismes de domination par la célébration de la culture des dominés et de leur « point de vue » élevé au rang de proto-théorie en acte ; c) le moralisme, qui fait obstacle à l’application d’un sain matérialisme rationnel dans l’analyse du monde social et économique et condamne ici à un débat sans fin ni effets sur la nécessaire « reconnaissance des identités » , alors que, dans la triste réalité de tous les jours, le problème ne se situe nullement à ce niveau (5) : pendant que les philosophes se gargarisent doctement de « reconnaissance culturelle » , des dizaines de milliers d’enfants issus des classes et ethnies dominées sont refoulés hors des écoles primaires par manque de place (ils étaient 25 000 cette année dans la seule ville de Los Angeles), et un jeune sur dix provenant de ménages gagnant moins de 15 000 dollars annuels accède aux campus universitaires, contre 94 % des enfants des familles disposant de plus de 100 000 dollars.
On pourrait faire la même démonstration à propos de la notion fortement polysémique de « mondialisation » , qui a pour effet, sinon pour fonction, d’habiller d’oecuménisme culturel ou de fatalisme économiste les effets de l’impérialisme américain et de faire apparaître un rapport de force transnational comme une nécessité naturelle. Au terme d’un retournement symbolique fondé sur la naturalisation des schèmes de la pensée néolibérale dont la domination s’est imposée depuis vingt ans grâce au travail des think tanks conservateurs et de leurs alliés dans les champs politique et journalistique (6), le remodelage des rapports sociaux et des pratiques culturelles conformément au patron nord-américain, qui s’est opéré dans les sociétés avancées à travers la paupérisation de l’Etat, la marchandisation des biens publics et la généralisation de l’insécurité salariale, est accepté avec résignation comme l’aboutissement obligé des évolutions nationales, quand il n’est pas célébré avec un enthousiasme moutonnier. L’analyse empirique de l’évolution des économies avancées sur la longue durée suggère pourtant que la « mondialisation » n’est pas une nouvelle phase du capitalisme mais une « rhétorique » qu’invoquent les gouvernements pour justifier leur soumission volontaire aux marchés financiers. Loin d’être, comme on ne cesse de le répéter, la conséquence fatale de la croissance des échanges extérieurs, la désindustrialisation, la croissance des inégalités et la contraction des politiques sociales résultent de décisions de politique intérieure qui reflètent le basculement des rapports de classe en faveur des propriétaires du capital (7).
En imposant au reste du monde des catégories de perception homologues de ses structures sociales, les Etats-Unis refaçonnent le monde à leur image : la colonisation mentale qui s’opère à travers la diffusion de ces vrais-faux concepts ne peut conduire qu’à une sorte de « Washington consensus » généralisé et même spontané, comme on peut l’observer aujourd’hui en matière d’économie, de philanthropie ou d’enseignement de la gestion (lire pages 8-9). En effet, ce discours double qui, fondé dans la croyance, mime la science, surimposant au fantasme social du dominant l’apparence de la raison (notamment économique et politologique), est doté du pouvoir de faire advenir les réalités qu’il prétend décrire, selon le principe de la prophétie autoréalisante : présent dans les esprits des décideurs politiques ou économiques et de leurs publics, il sert d’instrument de construction des politiques publiques et privées, en même temps que d’instrument d’évaluation de ces politiques. Comme toutes les mythologies de l’âge de la science, la nouvelle vulgate planétaire s’appuie sur une série d’oppositions et d’équivalences, qui se soutiennent et se répondent, pour dépeindre les transformations contemporaines des sociétés avancées : désengagement économique de l’Etat et renforcement de ses composantes policières et pénales, dérégulation des flux financiers et désencadrement du marché de l’emploi, réduction des protections sociales et célébration moralisatrice de la « responsabilité individuelle » :
marché
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Etat
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liberté
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contrainte
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ouvert
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fermé
|
flexible
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rigide
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dynamique, mouvant
|
immobile, figé
|
futur, nouveauté
|
passé, dépassé
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croissance
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immobilisme, archaïsme
|
individu, individualisme
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groupe, collectivisme
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diversité, authenticité
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uniformité, artificialité
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démocratique
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autocratique (« totalitaire » )
|
L’impérialisme de la raison néolibérale trouve son accomplissement intellectuel dans deux nouvelles figures exemplaires du producteur culturel. D’abord l’expert, qui prépare, dans l’ombre des coulisses ministérielles ou patronales ou dans le secret des think tanks, des documents à forte teneur technique, couchés autant que possible en langage économique et mathématique. Ensuite, le conseiller en communication du prince, transfuge du monde universitaire passé au service des dominants, dont la mission est de mettre en forme académique les projets politiques de la nouvelle noblesse d’Etat et d’entreprise et dont le modèle planétaire est sans conteste possible le sociologue britannique Anthony Giddens, professeur à l’université de Cambridge récemment placé à la tête de
la London School of Economics et père de la « théorie de la structuration » , synthèse scolastique de diverses traditions sociologiques et philosophiques.
Et l’on peut voir l’incarnation par excellence de la ruse de la raison impérialiste dans le fait que c’est
la Grande-Bretagne, placée, pour des raisons historiques, culturelles et linguistiques, en position intermédiaire, neutre (au sens étymologique), entre les Etats-Unis et l’Europe continentale, qui a fourni au monde ce cheval de Troie à deux têtes, l’une politique et l’autre intellectuelle, en la personne duale de Tony Blair et d’Anthony Giddens, « théoricien » autoproclamé de la « troisième voie » , qui, selon ses propres paroles, qu’il faut citer à la lettre, « adopte une attitude positive à l’égard de la mondialisation » ; « essaie (sic) de réagir aux formes nouvelles d’inégalités » mais en avertissant d’emblée que « les pauvres d’aujourd’hui ne sont pas semblables aux pauvres de jadis (de même que les riches ne sont plus pareils à ce qu’ils étaient autrefois) » ; « accepte l’idée que les systèmes de protection sociale existants, et la structure d’ensemble de l’Etat, sont la source de problèmes, et pas seulement la solution pour les résoudre » ; « souligne le fait que les politiques économiques et sociales sont liées » pour mieux affirmer que « les dépenses sociales doivent être évaluées en termes de leurs conséquences pour l’économie dans son ensemble » ; enfin se « préoccupe des mécanismes d’exclusion » qu’il découvre « au bas de la société, mais aussi en haut (sic) » , convaincu que « redéfinir l’inégalité par rapport à l’exclusion à ces deux niveaux » est « conforme à une conception dynamique de l’inégalité (8) » . Les maîtres de l’économie peuvent dormir tranquilles : ils ont trouvé leur Pangloss.
Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant.
Culture, Idées, Idéologie, Langue, Libéralisme, Mondialisation, Mutation, États-Unis, Europe
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Pierre Bourdieu
Sociologue, professeur au Collège de France.
Loïc Wacquant
Professeur à l’université de Californie, Berkeley, et à
la New School for Social Research, New York.
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(1) Précisons d’entrée que les Etats-Unis n’ont pas le monopole de la prétention à l’universel. Nombre d’autres pays – France, Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, Japon, Russie – ont exercé ou s’efforcent encore d’exercer, dans leurs sphère d’influence propre, des formes d’impérialisme culturel en tout points comparables. Avec cette différence toutefois que, pour la première fois de l’histoire, un seul pays se trouve en position d’imposer son point de vue sur le monde au monde entier.
(2) Cf. Fritz Ringer, The Decline of the Mandarins,
Cambridge
University Press,
Cambridge, 1969.
(3) Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées » , Romanistische Zeitschrift fur Literaturgeschichte, 14-1/2, Heidelberg, 1990, p. 1-10.
(4) Allodoxia : le fait de prendre une chose pour une autre.
(5) Pas plus que la mondialisation des échanges matériels et symboliques, la diversité des cultures, ne date de notre siècle puisqu’elle est coextensive de l’histoire humaine, comme l’avaient déjà signalé Emile Durkheim et Marcel Mauss dans leur « Note sur la notion de civilisation » (Année sociologique, nno. 12, 1913, p. 46-50, vol. III, Editions de Minuit, Paris, 1968).
(6) Lire Keith Dixon, Les Evangélistes du marché, Raisons d’agir Editions, Paris, 1998.
(7) Sur la « mondialisation » comme « projet américain » visant à imposer la conception de la « valeur-actionnaire » de l’entreprise, cf. Neil Fligstein, « Rhétorique et réalités de la « mondialisation » » , Actes de la recherche en sciences sociales, Paris, nno. 119, septembre 1997, p. 3647.
(8) Ces extraits sont issus du catalogue de définitions scolaires de ses théories et vues politiques qu’Anthony Giddens propose à la rubrique « FAQs (Frequently Asked Questions) » de son site Internet : www.lse.ac.uk/Gidden s/
DONNER UN SENS À L’UNION
Pour un mouvement social européen
Le 13 juin 1999, les citoyens des quinze Etats membres de l’Union élisent le Parlement européen. Les considérations de politique intérieure, qui occupent naturellement une place centrale dans la campagne électorale, occultent les véritables enjeux. La construction européenne traverse une crise de légitimité. Ce qui est en cause, c’est l’impuissance de l’Europe. La guerre des Balkans souligne cruellement qu’en l’absence d’une défense autonome, dont nul ne veut vraiment, ce sont les Etats-Unis qui dictent la marche à suivre, en fonction de leurs seuls intérêts. Quant aux chômeurs qui devaient converger les 3 et 4 juin vers Cologne, ils auront rappelé aux chefs d’Etat et de gouvernement, réunis en conseil européen, combien leurs discours sur l’« Europe sociale » sonnent creux, à l’heure où l’omnipotente Banque centrale tient tous les leviers. Mais, si ce scrutin offre aux citoyens une occasion de sanctionner cet état de choses, nul doute que, pour transformer celui-ci, un véritable mouvement social, à l’échelle de l’Europe, demeure indispensable.
Par Pierre Bourdieu
IL n’est pas facile, quand on parle d’Europe, d’être tout simplement entendu. Le champ journalistique, qui filtre, intercepte et interprète tous les propos publics selon sa logique la plus typique, celle du « pour » et du « contre » et du « tout ou rien », tente d’imposer à tous le choix débile qui s’impose à lui : être « pour » l’Europe, c’est-à-dire progressiste, ouvert, moderne, libéral ; ou ne pas l’être, et se condamner ainsi à l’archaïsme, au passéisme, au poujadisme, au lepénisme, voire à l’antisémitisme… Comme s’il n’y avait pas d’autre option légitime que l’adhésion inconditionnelle à l’Europe telle qu’elle est et se prépare à être, c’est-à-dire réduite à une banque et une monnaie unique, et soumise à l’empire de la concurrence sans limites… Mais il ne faudrait pas croire que, pour échapper vraiment à cette alternative, il suffise d’invoquer une « Europe sociale ». Ceux qui, comme les socialistes français, ont recours à ce leurre rhétorique ne font que porter à un degré d’ambiguïté supérieur les stratégies d’ambiguïsation politique du « social-libéralisme » à l’anglaise, ce thatchérisme à peine ravalé qui ne compte, pour se vendre, que sur l’utilisation opportuniste de la symbolique, médiatiquement recyclée, du socialisme. C’est ainsi que les sociaux-démocrates qui sont actuellement au pouvoir en Europe peuvent contribuer, au nom de la stabilité monétaire et de la rigueur budgétaire, à la liquidation des acquis les plus admirables des luttes sociales des deux derniers siècles : universalisme, égalitarisme (avec les distinguos jésuitiques entre égalité et équité) ou internationalisme ; et à la destruction de l’essence même de l’idée ou de l’idéal socialiste, c’est-à-dire, grosso modo, l’ambition de sauvegarder par une action collective et organisée les solidarités menacées par les forces économiques.
Pour ceux qui jugeraient cette mise en question excessive, quelques questions : n’est-il pas significatif que, au moment même où leur accès à peu près simultané à la direction de plusieurs pays européens ouvre aux sociaux-démocrates une chance réelle de concevoir et de conduire en commun une véritable politique sociale, l’idée ne leur vienne même pas d’explorer les possibilités d’action proprement politiques qui leur sont ainsi offertes en matière fiscale, mais aussi en matière d’emploi, d’échanges économiques, de droit du travail, de formation ou de logement social ? N’est-il pas étonnant, et révélateur, qu’ils n’essaient même pas de se donner les moyens de contrecarrer le processus, déjà fortement avancé, de destruction des acquis sociaux du welfare, en instaurant par exemple, au sein de la zone européenne, des normes sociales communes en matière, notamment, de salaire minimum (rationnellement modulé), de temps de travail ou de formation professionnelle des jeunes – ce qui aurait pour effet d’éviter de laisser aux Etats-Unis le statut de modèle indiscuté que lui confère la doxa médiatique ?
N’est-il pas choquant qu’ils s’empressent au contraire de se réunir pour favoriser le fonctionnement des « marchés financiers » plutôt que pour le contrôler par des mesures collectives telles que l’instauration (autrefois inscrite dans leurs programmes électoraux) d’une fiscalité sur le capital ou la reconstruction d’un système monétaire capable de garantir la stabilité des rapports entre les économies ? Et n’est-il pas particulièrement difficile d’accepter que le pouvoir exorbitant de censure des politiques sociales qui est accordé, en dehors de tout contrôle démocratique, aux « gardiens de l’euro » (tacitement identifiés à l’Europe) interdise de financer un grand programme public de développement fondé sur l’instauration volontariste d’un ensemble cohérent de « lois de programmation » européennes, notamment dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la sécurité sociale – ce qui conduirait à la création d’institutions transnationales vouées à se substituer progressivement, au moins en partie, aux administrations nationales ou régionales, que la logique d’une unification seulement monétaire et marchande condamne à entrer dans une concurrence perverse ?
Etant donné la part largement prépondérante des échanges intra-européens dans l’ensemble des échanges économiques des différents pays de l’Europe, les gouvernements de ces pays pourraient mettre en oeuvre une politique commune visant au moins à limiter les effets les plus nocifs de la concurrence intra-européenne (ceux du dumping social notamment) et à opposer une résistance collective à la concurrence des nations non-européennes et, en particulier, aux injonctions américaines, peu conformes le plus souvent aux règles de la concurrence pure et parfaite qu’elles sont censées protéger. Cela au lieu d’invoquer le spectre de la « mondialisation » pour faire passer, au nom de la compétition internationale, le programme régressif en matière sociale que le patronat n’a cessé de promouvoir, dans les discours comme dans les pratiques, depuis le milieu des années 70 (réduction de l’intervention publique, mobilité et flexibilité des travailleurs – avec la démultiplication et la précarisation des statuts, la révision des droits syndicaux et l’assouplissement des conditions de licenciement -, aide publique à l’investissement privé à travers une politique d’aide fiscale, réduction des charges patronales, etc.). Bref, en ne faisant à peu près rien en faveur de la politique qu’ils professent, alors même que toutes les conditions sont réunies pour qu’ils puissent la réaliser, ils trahissent clairement qu’ils ne veulent pas vraiment cette politique.
L’histoire sociale enseigne qu’il n’y a pas de politique sociale sans un mouvement social capable de l’imposer (et que ce n’est pas le marché, comme on tente de le faire croire aujourd’hui, mais le mouvement social qui a « civilisé » l’économie de marché, tout en contribuant grandement à son efficacité). En conséquence, la question, pour tous ceux qui veulent réellement opposer une Europe sociale à une Europe des banques et de la monnaie, flanquée d’une Europe policière et pénitentiaire (déjà très avancée) et d’une Europe militaire (conséquence probable de l’intervention au Kosovo), est de savoir comment mobiliser les forces capables de parvenir à cette fin et à quelles instances demander ce travail de mobilisation. On pense évidemment à
la Confédération européenne des syndicats (CES) qui vient seulement d’accueillir
la CGT française. Mais personne ne contredira les spécialistes qui, comme Corinne Gobin, montrent que le syndicalisme tel qu’il se manifeste au niveau européen se comporte avant tout en « partenaire » soucieux de participer dans la bienséance et la dignité à la gestion des affaires en menant une action de lobbying bien tempéré, conforme aux normes du « dialogue » cher à M. Jacques Delors. Et on devra accorder qu’il n’a pas fait grand-chose pour se donner les moyens organisationnels de contrecarrer les volontés du patronat (organisé, lui, en Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe (Unice), et doté d’un groupe de pression puissant, capable de dicter ses volontés à Bruxelles) et de lui imposer, avec les armes ordinaires de la lutte sociale, grèves, manifestations, etc., de véritables conventions collectives à l’échelle européenne.
Ne pouvant donc attendre, au moins à court terme, de
la CES qu’elle se rallie à un syndicalisme militant, force est de se tourner d’abord, et provisoirement, vers les syndicats nationaux. Sans toutefois ignorer les obstacles immenses à la véritable conversion qu’il leur faudrait opérer pour échapper, au niveau européen, à la tentation technocratico-diplomatique, et au niveau national, aux routines et aux formes de pensée qui tendent à les enfermer dans les limites de la nation. Et cela à un moment où, sous l’effet notamment de la politique néolibérale et des forces de l’économie abandonnées à leur logique, avec, par exemple, la privatisation de nombre de grandes entreprises et la multiplication des « petits boulots », cantonnés le plus souvent dans les services, donc temporaires et à temps partiel, intérimaires et parfois à domicile, les bases mêmes d’un syndicalisme de militants sont menacées, comme l’attestent non seulement le déclin de la syndicalisation, mais aussi la faible participation des jeunes, et surtout des jeunes issus de l’immigration, qui suscitent tant d’inquiétudes, et que personne – ou à peu près – ne songe à mobiliser sur ce front.
Le syndicalisme européen, qui pourrait être le moteur d’une Europe sociale, est donc à inventer, et il ne peut l’être qu’au prix de toute une série de ruptures plus ou moins radicales : rupture avec les particularismes nationaux, voire nationalistes, des traditions syndicales, toujours enfermées dans les limites des Etats, dont elles attendent une grande part des ressources indispensables à leur existence et qui définissent et délimitent les enjeux et les terrains de leurs revendications et de leurs actions ; rupture avec une pensée concordataire qui tend à discréditer la pensée et l’action critiques, à valoriser le consensus social au point d’encourager les syndicats à partager la responsabilité d’une politique visant à faire accepter aux dominés leur subordination ; rupture avec le fatalisme économique, qu’encouragent non seulement le discours médiatico-politique sur les nécessités inéluctables de la « mondialisation » et sur l’empire des marchés financiers (derrière lesquels les dirigeants politiques aiment à dissimuler leur liberté de choix), mais aussi la pratique des gouvernements sociaux-démocrates qui, en prolongeant ou en reconduisant, sur des points essentiels, la politique des gouvernements conservateurs, font apparaître cette politique comme la seule possible ; rupture avec un néolibéralisme habile à présenter les exigences inflexibles de contrats de travail léonins sous les dehors de la « flexibilité » (avec par exemple les négociations sur la réduction du temps de travail et sur la loi des trente-cinq heures qui jouent de toutes les ambiguïtés objectives d’un rapport de forces de plus en plus déséquilibré du fait de la généralisation de la précarité et de l’inertie d’un Etat plus incliné à le ratifier qu’à aider à le transformer) ; rupture avec le « social-libéralisme » de gouvernements enclins à donner à des mesures de dérégulation favorables à un renforcement des exigences patronales les apparences de conquêtes inestimables d’une véritable politique sociale.
Ce syndicalisme rénové appellerait des agents mobilisateurs animés d’un esprit profondément internationaliste et capables de surmonter les obstacles liés aux traditions juridiques et administratives nationales et aussi aux barrières sociales intérieures à la nation, celles qui séparent les branches et les catégories professionnelles, et aussi de genre, d’âge et d’origine ethnique. Il est paradoxal en effet que les jeunes, et tout spécialement ceux qui sont issus de l’immigration, et qui sont si obsessionnellement présents dans les fantasmes collectifs de la peur sociale, engendrée et entretenue dans et par la dialectique infernale de la concurrence politique pour les voix xénophobes et de la concurrence médiatique pour l’audience maximum, tiennent dans les préoccupations des partis et des syndicats progressistes une place inversement proportionnelle à celle que leur accorde, partout en Europe, le discours sur l’« insécurité » et la politique qu’il encourage.
Comment ne pas attendre ou espérer une sorte d’internationale des « immigrés » de tous les pays qui unirait Turcs, Kabyles et Surinamiens dans la lutte qu’ils conduiraient, en association avec les travailleurs natifs des différents pays européens, contre les forces économiques qui, à travers différentes médiations, sont aussi responsables de leur émigration ? Et peut- être que les sociétés européennes auraient aussi beaucoup à gagner si, d’objets passifs d’une politique sécuritaire, ces jeunes que l’on s’obstine à appeler « immigrés » alors qu’ils sont citoyens des nations de l’Europe d’aujourd’hui, souvent déracinés et déboussolés, exclus même des structures organisées de contestation, et sans autres issues que la soumission résignée, la petite ou la grande délinquance, ou les formes modernes de la jacquerie que sont les émeutes de banlieue, se transformaient en agents actifs d’un mouvement social novateur et constructif.
Mais on peut songer aussi, pour développer, en chaque citoyen, les dispositions internationalistes qui sont désormais la condition de toutes les stratégies efficaces de résistance, à tout un ensemble de mesures, sans doute dispersées et disparates, telles que le renforcement, en chaque organisation syndicale, d’instances aménagées en vue de traiter avec les organisations des autres nations et chargées notamment de recueillir et de faire circuler l’information internationale ; l’établissement progressif de règles de coordination, en matière de salaires, de conditions de travail et d’emploi ; l’institution de « jumelages » entre syndicats de mêmes catégories professionnelles (soit, pour ne citer que celles déjà engagées dans des mouvements transnationaux, les routiers, les employés des transports aériens, etc.) ou de régions frontalières ; le renforcement, au sein des entreprises multinationales, des comités d’entreprise internationaux ; l’encouragement de politiques de recrutement en direction des immigrés qui, d’objets et d’enjeux des stratégies des partis et des syndicats, deviendraient ainsi des agents de résistance et de changement, cessant ainsi d’être utilisés, au sein même des organisations progressistes, comme des facteurs de division et d’incitation à la régression vers la pensée nationaliste, voire raciste ; l’institutionnalisation de nouvelles formes de mobilisation et d’action, comme les coordinations, et l’établissement de liens de coopération entre syndicats des secteurs public et privé qui ont des poids très différents selon les pays ; la « conversion des esprits » (syndicaux et autres) qui est nécessaire pour rompre avec la définition étroite du « social », et pour lier les revendications sur le travail aux exigences en matière de santé, de logement, de transports, de formation, de loisirs, de relations entre les sexes, et pour engager des efforts de resyndicalisation dans les secteurs traditionnellement dépourvus de mécanismes de protection collective (services, emploi temporaire).
Mais on ne peut pas faire l’économie d’un objectif aussi visiblement utopique que la construction d’une confédération syndicale européenne unifiée : un tel projet est sans doute indispensable pour inspirer et orienter la recherche collective des innombrables transformations des institutions collectives et des milliers de conversions des dispositions individuelles qui seront nécessaires pour « faire » le mouvement social européen.
S’il est sans doute utile, pour penser cette entreprise, difficile et incertaine, de s’inspirer du modèle du processus décrit par E. P. Thompson dans
La Formation de la classe ouvrière anglaise, il faut se garder de pousser trop loin l’analogie et de penser le mouvement social européen de l’avenir sur le modèle du mouvement ouvrier du siècle dernier : les changements profonds qu’a connus la structure sociale des sociétés européennes, dont le plus important est sans doute le déclin, dans l’industrie même, des ouvriers par rapport à ceux que l’on nomme aujourd’hui les « opérateurs » et qui, plus riches, relativement, en capital culturel, seront capables de concevoir de nouvelles formes d’organisation et de nouvelles armes de lutte, et d’entrer dans de nouvelles solidarités interprofessionnelles.
Il n’est pas de préalable plus absolu à la construction d’un mouvement social européen que la répudiation de toutes les manières habituelles de penser le syndicalisme, les mouvements sociaux et les différences nationales en ces domaines ; pas de tâche plus urgente que l’invention des manières de penser et d’agir nouvelles qu’impose la précarisation. Fondement d’une nouvelle forme de discipline sociale, enracinée dans l’expérience de la précarité et la crainte du chômage, qui atteignent jusqu’aux niveaux les plus favorisés du monde du travail, la précarisation généralisée peut être au principe de solidarités d’un type nouveau, notamment à l’occasion de crises qui sont perçues comme particulièrement scandaleuses lorsqu’elles prennent la forme de débauchages massifs imposés par le souci de fournir des profits suffisants aux actionnaires d’entreprises largement bénéficiaires, comme c’est le cas d’Elf et d’Alcatel.
Et le nouveau syndicalisme devra savoir s’appuyer sur les nouvelles solidarités entre victimes de la politique de précarisation, presque aussi nombreuses aujourd’hui dans des professions à fort capital culturel comme l’enseignement, les professions de la santé et les métiers de communication (comme les journalistes) que chez les employés et les ouvriers. Mais il devra préalablement travailler à produire et à diffuser aussi largement que possible une analyse critique de toutes les stratégies, souvent très subtiles, auxquelles collaborent, sans nécessairement le savoir, certaines réformes des gouvernements sociaux-démocrates et que l’on peut subsumer sous le concept de « flexploitation ». Analyse d’autant plus difficile à mener, et surtout à imposer à ceux qu’elle devrait faire accéder à la lucidité sur leur condition, que les stratégies ambiguës sont elles-mêmes bien souvent exercées par des victimes de semblables stratégies, enseignants précaires chargés d’élèves ou d’étudiants marginalisés et voués à la précarité, travailleurs sociaux sans garanties sociales chargés d’accompagner et d’assister des populations dont ils sont très proches par leur condition, etc., tous portés à entrer et à entraîner dans les illusions partagées.
Mais il faudrait aussi et surtout en finir avec d’autres préconceptions très répandues qui, en empêchant de voir la réalité telle qu’elle est, dévient ou découragent l’action pour la transformer. C’est le cas de l’opposition que font les « politologues » français, et les journalistes « formés » à leur école, entre le « syndicalisme protestataire » – qui serait incarné en France par SUD ou par
la CGT – et le « syndicalisme de négociation », érigé en norme de toute pratique syndicale digne de ce nom, dont la confédération allemande DGB serait l’incarnation. Cette représentation démobilisatrice interdit de voir que les conquêtes sociales ne peuvent être obtenues que par un syndicalisme assez organisé à la fois pour mobiliser la force de contestation nécessaire pour arracher au patronat et aux technocraties de vraies avancées collectives, et pour négocier et imposer à sa base les compromis et les lois sociales dans lesquelles ceux-ci s’inscrivent durablement (n’est-il pas significatif que le mot même de mobilisation soit frappé de discrédit par les économistes d’obédience néolibérale, obstinément attachés à ne voir qu’une agrégation de choix individuels dans ce qui est en fait un mode de résolution et d’élaboration des conflits et un principe d’invention de nouvelles formes d’organisation sociale ?).
C’est leur incapacité à s’unir autour d’une utopie rationnelle (qui pourrait être une vraie Europe sociale) et la faiblesse de leur base militante à laquelle ils ne savent pas imposer le sentiment de leur nécessité (c’est-à-dire d’abord de leur efficacité) qui, autant que la concurrence pour le meilleur positionnement sur le marché des services syndicaux, empêchent les syndicats de surmonter les intérêts corporatifs à court terme par un volontarisme universaliste capable de dépasser les limites des organisations traditionnelles et de donner toute sa force, notamment en intégrant pleinement le mouvement des chômeurs, à un mouvement social capable de combattre et de contrecarrer les pouvoirs économiques et financiers sur le lieu même, désormais international, de leur exercice. Les mouvements internationaux récents, dont
la Marche européenne des chômeurs n’est que le plus exemplaire, sont les premiers signes, encore fugitifs sans doute, de la découverte collective, au sein du mouvement social et au-delà, de la nécessité vitale de l’internationalisme ou, plus précisément, de l’internationalisation des modes de pensée et des formes d’action.
Pierre Bourdieu.
Mouvement social, Syndicalisme, Europe communautaire
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Pierre Bourdieu
Sociologue, professeur au Collège de France.
Lire :
- Quadrature du cercle
LA LUTTE FÉMINISTE AU COEUR DES COMBATS POLITIQUES
De la domination masculine
LA domination masculine est tellement ancrée dans nos inconscients que nous ne l’apercevons plus, tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal à la remettre en question. Plus que jamais, il est indispensable de dissoudre les évidences et d’explorer les structures symboliques de l’inconscient androcentrique qui survit chez les hommes et chez les femmes. Quels sont les mécanismes et les institutions qui accomplissent le travail de reproduction de « l’éternel masculin » ? Est-il possible de les neutraliser pour libérer les forces de changement qu’ils parviennent à entraver ?
Par Pierre Bourdieu
]]Je ne me serais sans doute pas affronté à un sujet aussi difficile si je n’y avais pas été entraîné par toute la logique de ma recherche (1). Je n’ai jamais cessé, en effet, de m’étonner devant ce que l’on pourrait appeler le paradoxe de la doxa (2) : le fait que l’ordre du monde tel qu’il est, avec ses sens uniques et ses sens interdits, au sens propre ou au sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso modo respecté, qu’il n’y ait pas davantage de transgressions ou de subversions, de délits et de « folies » (il suffit de penser à l’extraordinaire accord de milliers de dispositions – ou de volontés – que supposent cinq minutes de circulation automobile sur la place de
la Bastille ou sur celle de
la Concorde, à Paris). Ou, plus surprenant encore, que l’ordre établi, avec ses rapports de domination, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices, se perpétue en définitive aussi facilement, mis à part quelques accidents historiques, et que les conditions d’existence les plus intolérables puissent si souvent apparaître comme acceptables et même naturelles.
Et j’ai aussi toujours vu dans la domination masculine, et dans la manière dont elle est imposée et subie, l’exemple par excellence de cette soumission paradoxale, effet de ce que j’appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance – ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la reconnaissance ou, à la limite, du sentiment.
Cette relation sociale extraordinairement ordinaire offre ainsi une occasion privilégiée de saisir la logique de la domination exercée au nom d’un principe symbolique connu et reconnu par le dominant comme par le dominé, une langue (ou une prononciation), un style de vie (ou une manière de penser, de parler ou d’agir) et, plus généralement, une propriété distinctive, emblème ou stigmate, dont la plus efficiente symboliquement est cette propriété corporelle parfaitement arbitraire et non prédictive qu’est la couleur de la peau.
On voit bien qu’en ces matières il s’agit avant tout de restituer à la doxa son caractère paradoxal en même temps que de démonter les mécanismes qui sont responsables de la transformation de l’histoire en nature, de l’arbitraire culturel en naturel. Et, pour ce faire, d’être en mesure de prendre, sur notre propre univers et notre propre vision du monde, le point de vue de l’anthropologue capable à la fois de rendre au principe de vision et de division ( nomos) qui fonde la différence entre le masculin et le féminin telle que nous la (mé)connaissons, son caractère arbitraire, contingent, et aussi, simultanément, sa nécessité sociologique.
Ce n’est pas par hasard que, lorsqu’elle veut mettre en suspens ce qu’elle appelle magnifiquement « le pouvoir hypnotique de la domination », Virginia Woolf (3) s’arme d’une analogie ethnographique, rattachant génétiquement la ségrégation des femmes aux rituels d’une société archaïque : « Inévitablement, nous considérons la société comme un lieu de conspiration qui engloutit le frère que beaucoup d’entre nous ont des raisons de respecter dans la vie privée, et qui impose à sa place un mâle monstrueux, à la voix tonitruante, au poing dur, qui, d’une façon puérile, inscrit dans le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystiques entre lesquelles sont fixés, rigides, séparés, artificiels, les êtres humains. Ces lieux où, paré d’or et de pourpre, décoré de plumes comme un sauvage, il poursuit ses rites mystiques et jouit des plaisirs suspects du pouvoir et de la domination, tandis que nous, »ses« femmes, nous sommes enfermées dans la maison de famille sans qu’il nous soit permis de participer à aucune des nombreuses sociétés dont est composée sa société (4) . »
« Lignes de démarcation mystiques », « rites mystiques », ce langage, celui de la transfiguration magique et de la conversion symbolique que produit la consécration rituelle, principe d’une nouvelle naissance, encourage à diriger la recherche vers une approche capable d’appréhender la dimension proprement symbolique de la domination masculine.
Une stratégie de transformation
IL faudra donc demander à une analyse matérialiste de l’économie des biens symboliques les moyens d’échapper à l’alternative ruineuse entre le « matériel » et le « spirituel » ou l’« idéel » (perpétuée aujourd’hui à travers l’opposition entre les études dites « matérialistes », qui expliquent l’asymétrie entre les sexes par les conditions de production, et les études dites « symboliques », souvent remarquables mais partielles). Mais, auparavant, seul un usage très particulier de l’ethnologie peut permettre de réaliser le projet, suggéré par Virginia Woolf, d’objectiver scientifiquement l’opération proprement mystique dont la division entre les sexes telle que nous la connaissons est le produit, ou, en d’autres termes, de traiter l’analyse objective d’une société de part en part organisée selon le principe androcentrique (5) – la tradition kabyle – comme une archéologie objective de notre inconscient, c’est-à-dire comme l’instrument d’une véritable socioanalyse (6).
Ce détour par une tradition exotique est indispensable pour briser la relation de familiarité trompeuse qui nous unit à notre propre tradition. Les apparences biologiques et les effets bien réels qu’a produits, dans les corps et dans les cerveaux, un long travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social se conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les effets et faire apparaître une construction sociale naturalisée (les « genres » en tant qu’ habitus sexués) comme le fondement en nature de la division arbitraire qui est au principe et de la réalité et de la représentation de la réalité, et qui s’impose parfois à la recherche elle- même.
Ainsi n’est-il pas rare que les psychologues reprennent à leur compte la vision commune des sexes comme ensembles radicalement séparés, sans intersections, et ignorent le degré de recouvrement entre les distributions des performances masculines et féminines, et les différences (de grandeur) entre les différences constatées dans les divers domaines (depuis l’anatomie sexuelle jusqu’à l’intelligence). Ou, chose plus grave, ils se laissent maintes fois guider, dans la construction et la description de leur objet, par les principes de vision et de division inscrits dans le langage ordinaire, soit qu’ils s’efforcent de mesurer des différences évoquées dans le langage – comme le fait que les hommes seraient plus « agressifs » et les femmes plus « craintives » -, soit qu’ils emploient des termes ordinaires, donc gros de jugements de valeur, pour décrire ces différences (7).
Mais cet usage quasi analytique de l’ethnographie qui dénaturalise, en l’historicisant, ce qui apparaît comme le plus naturel dans l’ordre social, la division entre les sexes, ne risque-t-il pas de mettre en lumière des constances et des invariants – qui sont au principe même de son efficacité socioanalytique -, et, par là, d’éterniser, en la ratifiant, une représentation conservatrice de la relation entre les sexes, celle-là même que condense le mythe de « l’éternel féminin » ?
C’est là qu’il faut affronter un nouveau paradoxe, propre à contraindre à une révolution complète de la manière d’aborder ce que l’on a voulu étudier sous les espèces de « l’histoire des femmes » : les invariants qui, par-delà tous les changements visibles de la condition féminine, s’observent dans les rapports de domination entre les sexes n’obligent-ils pas à prendre pour objet privilégié les mécanismes et les institutions historiques qui, au cours de l’histoire, n’ont pas cessé d’arracher ces invariants à l’histoire ?
Cette révolution dans la connaissance ne serait pas sans conséquence dans la pratique, et en particulier dans la conception des stratégies destinées à transformer l’état actuel du rapport de force matériel et symbolique entre les sexes.
S’il est vrai que le principe de la perpétuation de ce rapport de domination ne réside pas véritablement – ou, en tout cas, principalement – dans un des lieux les plus visibles de son exercice, c’est-à-dire au sein de l’unité domestique, sur laquelle un certain discours féministe a concentré tous ses regards, mais dans des instances telles que l’Ecole ou l’Etat, lieux d’élaboration et d’imposition de principes de domination qui s’exercent au sein même de l’univers le plus privé, c’est un champ d’action immense qui se trouve ouvert aux luttes féministes, ainsi appelées à prendre une place originale, et bien affirmée, au sein des luttes politiques contre toutes les formes de domination.
Pierre Bourdieu
CETTE UTOPIE, EN VOIE DE RÉALISATION, D’UNE EXPLOITATION SANS
LIMITE
L’essence du néolibéralisme
LE monde économique est-il vraiment, comme le veut le discours dominant, un ordre pur et parfait, déroulant implacablement la logique de ses conséquences prévisibles, et prompt à réprimer tous les manquements par les sanctions qu’il inflige, soit de manière automatique, soit – plus exceptionnellement – par l’intermédiaire de ses bras armés, le FMI ou l’OCDE, et des politiques qu’ils imposent : baisse du coût de la main- d’oeuvre, réduction des dépenses publiques et flexibilisation du travail ? Et s’il n’était, en réalité, que la mise en pratique d’une utopie, le néolibéralisme, ainsi convertie en programme politique, mais une utopie qui, avec l’aide de la théorie économique dont elle se réclame, parvient à se penser comme la description scientifique du réel ?
Cette théorie tutélaire est une pure fiction mathématique, fondée, dès l’origine, sur une formidable abstraction : celle qui, au nom d’une conception aussi étroite que stricte de la rationalité identifiée à la rationalité individuelle, consiste à mettre entre parenthèses les conditions économiques et sociales des dispositions rationnelles et des structures économiques et sociales qui sont la condition de leur exercice.
Il suffit de penser, pour donner la mesure de l’omission, au seul système d’enseignement, qui n’est jamais pris en compte en tant que tel en un temps où il joue un rôle déterminant dans la production des biens et des services, comme dans la production des producteurs. De cette sorte de faute originelle, inscrite dans le mythe walrasien (1) de la « théorie pure », découlent tous les manques et tous les manquements de la discipline économique, et l’obstination fatale avec laquelle elle s’accroche à l’opposition arbitraire qu’elle fait exister, par sa seule existence, entre la logique proprement économique, fondée sur la concurrence et porteuse d’efficacité, et la logique sociale, soumise à la règle de l’équité.
Cela dit, cette « théorie » originairement désocialisée et déshistoricisée a, aujourd’hui plus que jamais, les moyens de se rendre vraie, empiriquement vérifiable. En effet, le discours néolibéral n’est pas un discours comme les autres. A la manière du discours psychiatrique dans l’asile, selon Erving Goffman (2), c’est un « discours fort », qui n’est si fort et si difficile à combattre que parce qu’il a pour lui toutes les forces d’un monde de rapports de forces qu’il contribue à faire tel qu’il est, notamment en orientant les choix économiques de ceux qui dominent les rapports économiques et en ajoutant ainsi sa force propre, proprement symbolique, à ces rapports de forces. Au nom de ce programme scientifique de connaissance, converti en programme politique d’action, s’accomplit un immense travail politique (dénié puisque, en apparence, purement négatif) qui vise à créer les conditions de réalisation et de fonctionnement de la « théorie » ; un programme de destruction méthodique des collectifs.
Le mouvement, rendu possible par la politique de déréglementation financière, vers l’utopie néolibérale d’un marché pur et parfait, s’accomplit à travers l’action transformatrice et, il faut bien le dire, destructrice de toutes les mesures politiques (dont la plus récente est l’AMI, Accord multilatéral sur l’investissement, destiné à protéger, contre les Etats nationaux, les entreprises étrangères et leurs investissements), visant à mettre en question toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur : nation, dont la marge de manoeuvre ne cesse de décroître ; groupes de travail, avec, par exemple, l’individualisation des salaires et des carrières en fonction des compétences individuelles et l’atomisation des travailleurs qui en résulte ; collectifs de défense des droits des travailleurs, syndicats, associations, coopératives ; famille même, qui, à travers la constitution de marchés par classes d’âge, perd une part de son contrôle sur la consommation.
LE programme néolibéral, qui tire sa force sociale de la force politico-économique de ceux dont il exprime les intérêts – actionnaires, opérateurs financiers, industriels, hommes politiques conservateurs ou sociaux-démocrates convertis aux démissions rassurantes du laisser-faire, hauts fonctionnaires des finances, d’autant plus acharnés à imposer une politique prônant leur propre dépérissement que, à la différence des cadres des entreprises, ils ne courent aucun risque d’en payer éventuellement les conséquences -, tend globalement à favoriser la coupure entre l’économie et les réalités sociales, et à construire ainsi, dans la réalité, un système économique conforme à la description théorique, c’est-à-dire une sorte de machine logique, qui se présente comme une chaîne de contraintes entraînant les agents économiques.
La mondialisation des marchés financiers, jointe au progrès des techniques d’information, assure une mobilité sans précédent de capitaux et donne aux investisseurs, soucieux de la rentabilité à court terme de leurs investissements, la possibilité de comparer de manière permanente la rentabilité des plus grandes entreprises et de sanctionner en conséquence les échecs relatifs. Les entreprises elles-mêmes, placées sous une telle menace permanente, doivent s’ajuster de manière de plus en plus rapide aux exigences des marchés ; cela sous peine, comme l’on dit, de « perdre la confiance des marchés », et, du même coup, le soutien des actionnaires qui, soucieux d’obtenir une rentabilité à court terme, sont de plus en plus capables d’imposer leur volonté aux managers, de leur fixer des normes, à travers les directions financières, et d’orienter leurs politiques en matière d’embauche, d’emploi et de salaire.
Ainsi s’instaurent le règne absolu de la flexibilité, avec les recrutements sous contrats à durée déterminée ou les intérims et les « plans sociaux » à répétition, et, au sein même de l’entreprise, la concurrence entre filiales autonomes, entre équipes contraintes à la polyvalence et, enfin, entre individus, à travers l’ individualisation de la relation salariale : fixation d’objectifs individuels ; entretiens individuels d’évaluation ; évaluation permanente ; hausses individualisées des salaires ou octroi de primes en fonction de la compétence et du mérite individuels ; carrières individualisées ; stratégies de « responsabilisation » tendant à assurer l’auto-exploitation de certains cadres qui, simples salariés sous forte dépendance hiérarchique, sont en même temps tenus pour responsables de leurs ventes, de leurs produits, de leur succursale, de leur magasin, etc., à la façon d’« indépendants » ; exigence de l’« autocontrôle » qui étend l’« implication » des salariés, selon les techniques du « management participatif », bien au-delà des emplois de cadres. Autant de techniques d’assujettissement rationnel qui, tout en imposant le surinvestissement dans le travail, et pas seulement dans les postes de responsabilité, et le travail dans l’urgence, concourent à affaiblir ou à abolir les repères et les solidarités collectives (3).
L’institution pratique d’un monde darwinien de la lutte de tous contre tous, à tous les niveaux de la hiérarchie, qui trouve les ressorts de l’adhésion à la tâche et à l’entreprise dans l’insécurité, la souffrance et le stress, ne pourrait sans doute pas réussir aussi complètement si elle ne trouvait la complicité des dispositions précarisées que produit l’insécurité et l’existence, à tous les niveaux de la hiérarchie, et même aux niveaux les plus élevés, parmi les cadres notamment, d’une armée de réserve de main-d’oeuvre docilisée par la précarisation et par la menace permanente du chômage. Le fondement ultime de tout cet ordre économique placé sous le signe de la liberté, est en effet, la violence structurale du chômage, de la précarité et de la menace du licenciement qu’elle implique : la condition du fonctionnement « harmonieux » du modèle micro-économique individualiste est un phénomène de masse, l’existence de l’armée de réserve des chômeurs.
Cette violence structurale pèse aussi sur ce que l’on appelle le contrat de travail (savamment rationalisé et déréalisé par la « théorie des contrats »). Le discours d’entreprise n’a jamais autant parlé de confiance, de coopération, de loyauté et de culture d’entreprise qu’à une époque où l’on obtient l’adhésion de chaque instant en faisant disparaître toutes les garanties temporelles (les trois quarts des embauches sont à durée déterminée, la part des emplois précaires ne cesse de croître, le licenciement individuel tend à n’être plus soumis à aucune restriction).
On voit ainsi comment l’utopie néolibérale tend à s’incarner dans la réalité d’une sorte de machine infernale, dont la nécessité s’impose aux dominants eux-mêmes. Comme le marxisme en d’autres temps, avec lequel, sous ce rapport, elle a beaucoup de points communs, cette utopie suscite une formidable croyance, la free trade faith (la foi dans le libre-échange), non seulement chez ceux qui en vivent matériellement, comme les financiers, les patrons de grandes entreprises, etc., mais aussi chez ceux qui en tirent leurs justifications d’exister, comme les hauts fonctionnaires et les politiciens, qui sacralisent le pouvoir des marchés au nom de l’efficacité économique, qui exigent la levée des barrières administratives ou politiques capables de gêner les détenteurs de capitaux dans la recherche purement individuelle de la maximisation du profit individuel, instituée en modèle de rationalité, qui veulent des banques centrales indépendantes, qui prêchent la subordination des Etats nationaux aux exigences de la liberté économique pour les maîtres de l’économie, avec la suppression de toutes les réglementations sur tous les marchés, à commencer par le marché du travail, l’interdiction des déficits et de l’inflation, la privatisation généralisée des services publics, la réduction des dépenses publiques et sociales.
SANS partager nécessairement les intérêts économiques et sociaux des vrais croyants, les économistes ont assez d’intérêts spécifiques dans le champ de la science économique pour apporter une contribution décisive, quels que soient leurs états d’âme à propos des effets économiques et sociaux de l’utopie qu’ils habillent de raison mathématique, à la production et à la reproduction de la croyance dans l’utopie néolibérale. Séparés par toute leur existence et, surtout, par toute leur formation intellectuelle, le plus souvent purement abstraite, livresque et théoriciste, du monde économique et social tel qu’il est, ils sont particulièrement enclins à confondre les choses de la logique avec la logique des choses.
Confiants dans des modèles qu’ils n’ont pratiquement jamais l’occasion de soumettre à l’épreuve de la vérification expérimentale, portés à regarder de haut les acquis des autres sciences historiques, dans lesquels ils ne reconnaissent pas la pureté et la transparence cristalline de leurs jeux mathématiques, et dont ils sont le plus souvent incapables de comprendre la vraie nécessité et la profonde complexité, ils participent et collaborent à un formidable changement économique et social qui, même si certaines de ses conséquences leur font horreur (ils peuvent cotiser au Parti socialiste et donner des conseils avisés à ses représentants dans les instances de pouvoir), ne peut pas leur déplaire puisque, au péril de quelques ratés, imputables notamment à ce qu’ils appellent parfois des « bulles spéculatives », il tend à donner réalité à l’utopie ultraconséquente (comme certaines formes de folie) à laquelle ils consacrent leur vie.
Et pourtant le monde est là, avec les effets immédiatement visibles de la mise en oeuvre de la grande utopie néolibérale : non seulement la misère d’une fraction de plus en plus grande des sociétés les plus avancées économiquement, l’accroissement extraordinaire des différences entre les revenus, la disparition progressive des univers autonomes de production culturelle, cinéma, édition, etc., par l’imposition intrusive des valeurs commerciales, mais aussi et surtout la destruction de toutes les instances collectives capables de contrecarrer les effets de la machine infernale, au premier rang desquelles l’Etat, dépositaire de toutes les valeurs universelles associées à l’idée de public, et l’imposition, partout, dans les hautes sphères de l’économie et de l’Etat, ou au sein des entreprises, de cette sorte de darwinisme moral qui, avec le culte du winner, formé aux mathématiques supérieures et au saut à l’élastique, instaure comme normes de toutes les pratiques la lutte de tous contre tous et le cynisme.
Peut-on attendre que la masse extraordinaire de souffrance que produit un tel régime politico-économique soit un jour à l’origine d’un mouvement capable d’arrêter la course à l’abîme ? En fait, on est ici devant un extraordinaire paradoxe : alors que les obstacles rencontrés sur la voie de la réalisation de l’ordre nouveau – celui de l’individu seul, mais libre – sont aujourd’hui tenus pour imputables à des rigidités et des archaïsmes, et que toute intervention directe et consciente, du moins lorsqu’elle vient de l’Etat, par quelque biais que ce soit, est d’avance discréditée, donc sommée de s’effacer au profit d’un mécanisme pur et anonyme, le marché (dont on oublie qu’il est aussi le lieu d’exercice d’intérêts), c’est en réalité la permanence ou la survivance des institutions et des agents de l’ordre ancien en voie de démantèlement, et tout le travail de toutes les catégories de travailleurs sociaux, et aussi toutes les solidarités sociales, familiales ou autres, qui font que l’ordre social ne s’effondre pas dans le chaos malgré le volume croissant de la population précarisée.
Le passage au « libéralisme » s’accomplit de manière insensible, donc imperceptible, comme la dérive des continents, cachant ainsi aux regards ses effets, les plus terribles à long terme. Effets qui se trouvent aussi dissimulés, paradoxalement, par les résistances qu’il suscite, dès maintenant, de la part de ceux qui défendent l’ordre ancien en puisant dans les ressources qu’il recelait, dans les solidarités anciennes, dans les réserves de capital social qui protègent toute une partie de l’ordre social présent de la chute dans l’anomie. (Capital qui, s’il n’est pas renouvelé, reproduit, est voué au dépérissement, mais dont l’épuisement n’est pas pour demain.)
MAIS ces mêmes forces de « conservation », qu’il est trop facile de traiter comme des forces conservatrices, sont aussi, sous un autre rapport, des forces de résistance à l’instauration de l’ordre nouveau, qui peuvent devenir des forces subversives. Et si l’on peut donc conserver quelque espérance raisonnable, c’est qu’il existe encore, dans les institutions étatiques et aussi dans les dispositions des agents (notamment les plus attachés à ces institutions, comme la petite noblesse d’Etat), de telles forces qui, sous apparence de défendre simplement, comme on le leur reprochera aussitôt, un ordre disparu et les « privilèges » correspondants, doivent en fait, pour résister à l’épreuve, travailler à inventer et à construire un ordre social qui n’aurait pas pour seule loi la recherche de l’intérêt égoïste et la passion individuelle du profit, et qui ferait place à des collectifs orientés vers la poursuite rationnelle de fins collectivement élaborées et approuvées.
Parmi ces collectifs, associations, syndicats, partis, comment ne pas faire une place spéciale à l’Etat, Etat national ou, mieux encore, supranational, c’est-à-dire européen (étape vers un Etat mondial), capable de contrôler et d’imposer efficacement les profits réalisés sur les marchés financiers et, surtout, de contrecarrer l’action destructrice que ces derniers exercent sur le marché du travail, en organisant, avec l’aide des syndicats, l’élaboration et la défense de l’ intérêt public qui, qu’on le veuille ou non, ne sortira jamais, même au prix de quelque faux en écriture mathématique, de la vision de comptable (en un autre temps, on aurait dit d’« épicier ») que la nouvelle croyance présente comme la forme suprême de l’accomplissement humain.
Pierre Bourdieu
Questions sur un quiproquo
POURQUOI est-il si difficile d’être entendu des journalistes quand on parle du journalisme ? Pourquoi ne peut-on rien écrire sur cette profession sans avoir à se justifier, devant les tribunaux parfois, et sans s’exposer à l’abus de pouvoir des prières d’insérer et des droits de réponse sans appel ? Pourquoi est-il aujourd’hui tellement dangereux d’aborder ces sujets que quelques très bons écrits de journalistes sur les choses de télévision ne trouvent pas d’éditeur ?
Pourquoi ceux qui ont un quasi-monopole de la diffusion massive de l’information ne supportent-ils pas l’analyse des mécanismes qui régissent la production de l’information et, moins encore, la diffusion de la moindre information à ce propos ? Pourquoi un livre dont – au moment où j’écris – il n’a pas été dit un seul mot dans un quotidien soucieux de sa réputation de sérieux, et qui a déjà été lu à ce jour par plus de 70 000 lecteurs, sans doute moins convaincus que les journalistes de la transparence du journalisme, fait-il l’objet d’une mise au point hautaine ?
Qui a jamais nié qu’il y ait d’immenses journalistes, plutôt, évidemment, du côté des journalistes d’enquête et d’investigation que des éditorialistes ou des animateurs-amuseurs ? Mais quelle est la fatalité qui fait que, identifiant la description la plus objectiviste des mécanismes à un pamphlet contre des personnes, les journalistes se dressent comme un seul homme contre l’analyse iconoclaste ? Et que les plus sensibles et les plus intègres des journalistes, les plus soucieux de l’image réelle et de la réalité idéale du journalisme prennent fait et cause pour l’ensemble de la profession – donc pour les plus indéfendables, ils le savent mieux que personne, de leurs confrères ?
Pourquoi dans ce champ hautement différencié qu’est le journalisme, traversé, comme l’Eglise ou l’école, par des concurrences et des conflits entre des gens qui font des métiers très différents ou qui font très différemment le même métier, la ruse de la raison sociale, qui a mille tours dans son sac, veut-elle que ce soit le prêtre ouvrier exemplaire ou le curé de paroisse dévoué qui prenne les armes pour défendre les cardinaux prévaricateurs ou les évêques corrompus contre des adversaires qui sont en fait ses alliés et qui, comme tous les hérétiques, ne font rien d’autre que rappeler la profession à la pureté idéale des commencements ?
Pierre Bourdieu
Innocentes confidences d’un maître de la monnaie
L’architecte de l’euro passe aux aveux
Un entretien dévoile un univers. Lorsque la presse répercute la parole des « décideurs », dont chaque confidence peut faire vaciller les monnaies, on ne prête pas toujours attention à l’énorme somme de non-dits et de presque-suggérés que leurs propos véhiculent. Armés de leur « indépendance » conquise sur le pouvoir politique, les gouverneurs des banques centrales disposent désormais du pouvoir de changer le cours des nations. Quelle est leur vision du monde social ? Et, par exemple, quelle est celle de M. Hans Tietmeyer, grand architecte de l’euro ?
Par Pierre Bourdieu
Ayant lu dans l’avion (1) un entretien du président de
la Banque fédérale d’Allemagne (2), M. Hans Tietmeyer, présenté comme le « grand prêtre du deutschemark » - ni plus ni moins -, je voudrais me livrer à cette sorte d’analyse herméneutique qui convient aux textes sacrés : « L’enjeu aujourd’hui, c’est de créer les conditions favorables à une croissance durable et à - le mot-clé – la confiance des investisseurs. Il faut donc contrôler les budgets publics. »
C’est-à-dire – il sera plus explicite dans les phrases suivantes – enterrer le plus vite possible l’Etat social et, entre autres choses, ses politiques sociales et culturelles dispendieuses, pour rassurer les investisseurs qui aimeraient mieux se charger eux-mêmes de leurs investissements culturels. Je suis sûr qu’ils aiment tous la musique romantique et la peinture impressionniste, et je suis persuadé, sans rien savoir sur le président de
la Banque fédérale d’Allemagne, que, à ses heures perdues, comme le directeur de
la Banque de France, M. Jean-Claude Trichet, il lit de la poésie et pratique le mécénat.
« Il faut donc, dit-il, contrôler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et impôts jusqu’à leur donner un niveau supportable à long terme. »
Entendez : baisser le niveau des taxes et impôts des investisseurs jusqu’à les rendre supportables à long terme par ces mêmes investisseurs, évitant ainsi de les encourager à porter ailleurs leurs investissements. Continuons la lecture : « Il faut (…) réformer le système de protection sociale. » C’est- à-dire, bis repetita, enterrer l’Etat providence et ses politiques de protection sociale, bien faites pour ruiner la confiance des investisseurs, susciter leur méfiance légitime, certains qu’ils sont en effet que leurs acquis économiques – on parle d’acquis sociaux, on peut bien parler d’acquis économiques -, c’est-à-dire leurs capitaux, ne sont pas compatibles avec les acquis sociaux des travailleurs, et que ces acquis économiques doivent évidemment être sauvegardés à tout prix, fût-ce en ruinant les maigres acquis économiques et sociaux de la grande majorité des citoyens de l’Europe à venir, ceux que l’on a beaucoup désignés en décembre 1995 comme des « nantis », des « privilégiés ».
M. Hans Tietmeyer est convaincu que les acquis sociaux des investisseurs, autrement dit leurs acquis économiques, ne survivraient pas à une perpétuation du système de protection sociale. C’est ce système qu’il faut donc réformer d’urgence, parce que les acquis économiques des investisseurs ne sauraient attendre. Et M. Hans Tietmeyer, penseur de haute volée, qui s’inscrit dans la grande lignée de la philosophie idéaliste allemande, poursuit :
« Il faut donc contrôler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et impôts jusqu’à leur donner un niveau supportable à long terme, réformer le système de protection sociale, démanteler les rigidités sur le marché du travail, de sorte qu’une - ce « de sorte » mériterait un long commentaire – nouvelle phase de croissance (…) ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort – le « nous faisons » est magnifique – de flexibilité sur le marché du travail. »
Une menace proche du chantage
Ça y est. Les grands mots sont lâchés, et M. Hans Tietmeyer donne un magnifique exemple de la rhétorique euphémistique qui a cours sur les marchés financiers. L’euphémisme est indispensable pour susciter durablement la confiance des investisseurs – dont on aura compris qu’elle est l’alpha et l’omega de tout le système économique, le fondement et le but ultime, le telos, de l’Europe de l’avenir -, tout en évitant de susciter la défiance ou le désespoir des travailleurs, avec qui, malgré tout, il faut aussi compter, si l’on veut avoir cette nouvelle phase de croissance qu’on leur fait miroiter, pour obtenir d’eux l’effort indispensable. Parce que c’est d’eux que cet effort est attendu, même si M. Hans Tietmeyer, décidément passé maître en euphémismes, dit bien : « Démanteler les rigidités sur les marchés du travail, de sorte qu’une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort de flexibilité sur le marché du travail. » Splendide travail rhétorique, qui peut se traduire : Courage travailleurs ! Tous ensemble faisons l’effort de flexibilité qui vous est demandé !
Au lieu de poser, imperturbable, une question sur la parité extérieure de l’euro, le journaliste aurait pu demander à M. Hans Tietmeyer le sens qu’il donne aux mots-clés de la langue des investisseurs : « rigidité sur le marché du travail » et « flexibilité sur le marché du travail ». Les travailleurs, eux, entendraient immédiatement : travail de nuit, travail pendant les week-ends, horaires irréguliers, pression accrue, stress, etc.
On voit que « sur le marché du travail » fonctionne comme une sorte d’épithète homérique susceptible d’être accrochée à un certain nombre de mots, et l’on pourrait être tenté, pour mesurer la flexibilité du langage de M. Hans Tietmeyer, de parler par exemple de flexibilité ou de rigidité sur les marchés financiers. L’étrangeté de cet usage dans la langue de bois de M. Hans Tietmeyer permet de supposer qu’il ne saurait être question, dans son esprit, de « démanteler les rigidités sur les marchés financiers » ou de « faire un effort de flexibilité sur les marchés financiers ». Ce qui autorise à penser que, contrairement à ce que peut laisser croire le « nous » du « si nous faisons un effort » de M. Hans Tietmeyer, c’est aux travailleurs et à eux seuls qu’est demandé cet effort de flexibilité, et que c’est encore à eux que s’adresse la menace, proche du chantage, qui est contenue dans la phrase : « De sorte qu’une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort de flexibilité sur le marché du travail. » En clair : lâchez aujourd’hui vos acquis sociaux, toujours pour éviter d’anéantir la confiance des investisseurs, au nom de la croissance que cela nous apportera demain. Une logique bien connue des travailleurs concernés, qui, pour caractériser la politique de participation que leur offrait en un autre temps le gaullisme, disaient : « Tu me donnes ta montre, et je te donne l’heure. »
Relisons une dernière fois les propos de M. Hans Tietmeyer :
« L’enjeu aujourd’hui, c’est de créer des conditions favorables à une croissance durable et à la confiance des investisseurs, il faut donc… - remarquez le « donc » - …contrôler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et impôts jusqu’à leur donner un niveau supportable à long terme, réformer les systèmes de protection sociale, démanteler les rigidités sur les marchés du travail, de sorte qu’une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort de flexibilité sur les marchés du travail. »
Si un texte aussi extraordinaire, aussi extraordinairement extraordinaire, était exposé à passer inaperçu et à connaître le destin des écrits quotidiens de quotidiens, qui s’envolent comme des feuilles mortes, c’est qu’il était parfaitement ajusté à l’« horizon d’attente » de la grande majorité des lecteurs de quotidiens que nous sommes. Or cet horizon est le produit d’un travail social. Si les mots du discours de M. Hans Tietmeyer passent si facilement, c’est qu’ils ont cours partout. Ils sont partout, dans toutes les bouches. Ils courent comme monnaie courante, on les accepte sans hésiter, comme on fait d’une monnaie, d’une monnaie stable et forte, évidemment, aussi stable et aussi digne de confiance, de croyance, que le deutschemark : « Croissance durable », « confiance des investisseurs », « budgets publics », « système de protection sociale », « rigidité », « marché du travail », « flexibilité », à quoi il faudrait ajouter, « globalisation », « flexibilisation », « baisse des taux » – sans préciser lesquels – « compétitivité », « productivité », etc.
Cette croyance universelle, qui ne va pas du tout de soi, comment s’est-elle répandue ? Un certain nombre de sociologues, britanniques et français notamment, dans une série de livres et d’articles, ont reconstruit la filière selon laquelle ont été produits et transmis ces discours néolibéraux qui sont devenus une doxa, une évidence indiscutable et indiscutée. Par toute une série d’analyses des textes, des lieux de publication, des caractéristiques des auteurs de ces discours, des colloques dans lesquels ils se réunissaient pour les produire, etc., ils ont montré comment, en Grande-Bretagne et en France, un travail constant a été fait, associant des intellectuels, des journalistes, des hommes d’affaires, dans des revues qui se sont peu à peu imposées comme légitimes, pour établir comme allant de soi une vision néolibérale qui, pour l’essentiel, habille de rationalisations économiques les présupposés les plus classiques de la pensée conservatrice de tous les temps et de tous les pays.
La satisfaction que procure le fatalisme
Ce discours d’allure économique ne peut circuler au-delà du cercle de ses promoteurs qu’avec la collaboration d’une foule de gens, hommes politiques, journalistes, simples citoyens qui ont une teinture d’économie suffisante pour pouvoir participer à la circulation généralisée des mots mal étalonnés d’une vulgate économique. Un exemple de cette collaboration, ce sont les questions du journaliste qui va en quelque sorte au devant des attentes de M. Hans Tietmeyer : il est tellement imprégné par avance des réponses qu’il pourrait les produire. C’est à travers de telles complicités passives qu’est venue peu à peu à s`imposer une vision dite néolibérale, en fait conservatrice, reposant sur une foi d’un autre âge dans l’inévitabilité historique fondée sur le primat des forces productives. Et ce n’est peut-être pas par hasard si tant de gens de ma génération sont passés sans peine d’un fatalisme marxiste à un fatalisme néolibéral : dans les deux cas, l’économisme déresponsabilise et démobilise en annulant le politique et en imposant toute une série de fins indiscutées, la croissance maximum, l’impératif de compétitivité, l’impératif de productivité, et du même coup un idéal humain, que l’on pourrait appeler l’idéal FMI (Fonds monétaire international). On ne peut pas adopter la vision néolibérale sans accepter tout ce qui va de pair, l’art de vivre yuppie, le règne du calcul rationnel ou du cynisme, la course à l’argent instituée en modèle universel. Prendre pour maître à penser le président de
la Banque fédérale d’Allemagne, c’est accepter une telle philosophie.
Ce qui peut surprendre, c’est que ce message fataliste se donne les allures d’un message de libération, par toute une série de jeux lexicaux autour de l’idée de liberté, de libéralisation, de dérégulation, etc., par toute une série d’euphémismes, ou de double jeux avec les mots – réforme par exemple -, qui vise à présenter une restauration comme une révolution, selon une logique qui est celle de toutes les révolutions conservatrices.
Si cette action symbolique a réussi au point de devenir une croyance universelle, c’est en partie à travers une manipulation systématique et organisée des moyens de communication.
Ce travail collectif tend à produire toute une série de mythologies, des « idées-forces » qui marchent et font marcher, parce qu’elles manipulent des croyances : c’est par exemple le mythe de la « globalisation » et de ses effets inévitables sur les économies nationales ou le mythe des « miracles » néolibéraux, américain ou anglais. A la mythologie selon laquelle les inégalités sociales et économiques se réduiraient aux Etats-Unis, on peut opposer le travail d’un sociologue, M. Loïc Wacquant, montrant que, aux Etats-Unis, l’« Etat charitable », fondé sur une conception moralisante de la pauvreté, tend à se dédoubler en un Etat social assurant les garanties minimales de sécurité aux classes moyennes et un Etat de plus en plus répressif pour contrecarrer les effets de la violence liée à la précarisation des conditions d’existence de la grande masse de la population, noire notamment. Ainsi l’Etat de Californie, un moment constitué par certains sociologues français en paradis de toutes les libérations, consacre désormais à ses prisons un budget largement plus élevé que celui de toutes les institutions d’enseignement supérieur réunies, qui sont pourtant parmi les plus prestigieuses du monde.
Autre exemple,
la Grande-Bretagne, dont on nous dit tous les jours qu’elle a résolu le problème du chômage, a en fait multiplié les emplois précaires, et les travailleurs britanniques découvrent avec envie les acquis sociaux encore survivants en France. Cela, paradoxalement, au moment même où l’on dit aux Français à quel point les travailleurs d’outre-Manche sont heureux de leur malheur.
Peut-être assistons-nous à un phénomène d’involution de l’Etat qui s’est constitué historiquement par concentration successive de force physique (la police et l’armée), de capital culturel (le système métrique, etc.) et de capital symbolique. Un des effets de la philosophie néolibérale, qui n’est que le masque d’une vieille philosophie conservatrice, est de conduire à une régression de l’Etat vers l’Etat minimal tout à fait conforme à l’idéal des dominants, c’est-à-dire réduit aux forces de répression, comme en témoigne l’augmentation des dépenses pour la police.
Confiance des marchés ou confiance du peuple
Revenons pour finir au mot-clé du discours de M. Hans Tietmeyer, la « confiance des marchés ». Il a le mérite de mettre en pleine lumière le choix historique devant lequel sont placés tous les pouvoirs : entre la confiance des marchés et la confiance du peuple, il faut choisir. La politique qui vise à garder la confiance des marchés perd la confiance du peuple.
Selon un sondage récent sur l’attitude à l’égard des hommes politiques, les deux tiers des personnes interrogées les considèrent comme incapables d’écouter et de prendre en compte ce que pensent les Français, reproche particulièrement fréquent chez les partisans du Front national (FN) – dont on déplore par ailleurs l’irrésistible ascension, sans songer un seul instant à faire le lien entre FN et FMI.
Il faut mettre la confiance des marchés financiers ou des investisseurs – qu’on entend sauver à tout prix – en relation avec la méfiance des citoyens. L’économie est, sauf quelques exceptions, une science abstraite fondée sur la coupure, absolument injustifiable, entre l’économique et le social qui définit l’économisme. Cette coupure est au principe de l’échec de toute politique qui ne reconnaît pas d’autre fin que la sauvegarde de l’« ordre et de la stabilité économiques », c’est-à-dire du deutschemark, ce nouvel absolu dont M. Hans Tietmeyer s’est fait le desservant…
Pierre Bourdieu
LA TÉLÉVISION PEUT-ELLE CRITIQUER
LA TÉLÉVISION ?
Analyse d’un passage à l’antenne
En France, plusieurs émissions de télévision se proposent de décrypter les images que reçoivent les téléspectateurs. Se fondant sur l’idée que la télévision peut critiquer la télévision,elles tentent de combattre la méfiance grandissante du public à l’égard de ce média. Pierre Bourdieu,qui a, en janvier dernier, participé à la principale de ces émissions, » Arrêt sur images « ,livre ici son témoignage.
Par Pierre Bourdieu
J’AI écrit ces notes dans les jours qui ont suivi mon passage à l’émission » Arrêt sur images « . J’avais, dès ce moment-là, le sentiment que ma confiance avait été abusée, mais je n’envisageais pas de les rendrepubliques, pensant qu’il y aurait eu là quelque chose de déloyal. Or voilà qu’une nouvelle émission de la même série revient à quatre reprises quel acharnement ! sur des extraits de mes interventions, et présente ce règlement de comptes rétrospectif comme un audacieux retour critique de l’émission sur elle-même. Beau courage en effet : on ne s’est guère inquiété, en ce cas, d’opposer des » contradicteurs » aux trois spadassins chargés de l’exécution critique des propos présentés.
La récidive a valeur d’aveu : devant une rupture aussi évidente du contrat de confiance qui devrait unir l’invitant et l’invité, je me sens libre de publier ces observations, que chacun pourra aisément vérifier en visionnant l’enregistrement des deux émissions (1). Ceux qui auraient encore pu douter, après avoir vu la première, que la télévision est un formidable instrument de domination devraient, cette fois, être convaincus : Daniel Schneidermann, producteur de l’émission, en a fait la preuve, malgré lui, en donnant à voir que la télévision est le lieu où deux présentateurs peuvent triompher sans peine de tous les critiques de l’ordre télévisuel.
» Arrêt sur images « ,
La Cinquième, 23 janvier 1996. L’émission illustrera parfaitement ce que j’avais l’intention de démontrer : l’impossibilité de tenir à la télévision un discours cohérent et critique sur la télévision. Prévoyant que je ne pourrais pas déployer mon argumentation, je m’étais donné pour projet, comme pis-aller, de laisser les journalistes jouer leur jeu habituel (coupures, interruptions, détournements, etc.) et de dire, après un moment, qu’ils illustraient parfaitement mon propos. Il aurait fallu que j’aie la force et la présence d’esprit de le dire en conclusion (au lieu de faire des concessions polies au » dialogue « , imposées par le sentiment d’avoir été trop violent et d’avoir inutilement blessé mes interlocuteurs).
Daniel Schneidermann m’avait proposé à plusieurs reprises de participer à son émission. J’avais toujours refusé. Début janvier, il réitère sa demande, avec beaucoup d’insistance, pour une émission sur le thème : » La télévision peut-elle parler des mouvements sociaux ? » J’hésite beaucoup, craignant de laisser passer une occasion de faire, à propos d’un cas exemplaire, une analyse critique de la télévision à la télévision.
Après avoir donné un accord de principe subordonné à une discussion préalable sur le dispositif, je rappelle Daniel Schneidermann, qui pose d’emblée, comme allant de soi, qu’il faut qu’il y ait un » contradicteur « . Je ne me rappelle pas bien les arguments employés, si tant est qu’il y ait eu arguments, tellement cela allait de soi pour lui. J’ai cédé par une sorte de respect de la bienséance : ne pas accepter le débat, dans n’importe quelles conditions et avec n’importe qui, c’est manquer d’esprit démocratique. Daniel Schneidermann évoque des interlocuteurs possibles, notamment un député RPR qui a pris position contre la manière dont les télévisions ont rendu compte de la grève. Ce qui suppose qu’il attend de moi que je prenne la position opposée (alors qu’il me demande une analyse ce qui tend à montrer que, comme la plupart des journalistes, il identifie l’analyse à la critique).
Je propose alors Jean-Marie Cavada, parce qu’il est le patron de la chaîne où passera l’émission, et aussi parce qu’il m’est apparu comme typique d’une violence plus douce et moins visible : Jean-Marie Cavada donne toutes les apparences de l’équité formelle, tout en se servant de toutes les ressources de sa position pour exercer une contrainte qui oriente fortement les débats ; mes analyses vaudront ainsi a fortiori. Tout en proclamant que le fait que je mette en question le directeur de la chaîne ne le gênait en rien et que je n’avais pas à me limiter dans mes » critiques « , Daniel Schneidermann exclut Jean-Marie Cavada au profit de Guillaume Durand. Il me demande de proposer des extraits d’émissions qui pourraient être présentés à l’appui de mes analyses. Je donne une première liste (comportant plusieurs références à Jean-Marie Cavada et à Guillaume Durand), ce qui m’amène, pour justifier mes choix, à livrer mes intentions.
DANS une seconde conversation, je m’aperçois que plusieurs de mes propositions d’extraits ont été remplacées par d’autres. Dans le » conducteur » final, je verrai apparaître un long » micro-trottoir » sans intérêt visant à montrer que les spectateurs peuvent dire les choses les plus opposées sur la représentation télévisuelle des grèves, donc à relativiser d’avance les » critiques » que je pourrais faire (cela sous prétexte de rappeler l’éternelle première leçon de tout enseignement sur les médias : le montage peut faire dire n’importe quoi à des images). Lors d’une nouvelle conversation, on m’apprend que Jean-Marie Cavada a finalement décidé de venir et qu’on ne peut pas lui refuser ce droit de réponse, puisqu’il est » mis en question « .
Dès la première conversation, j’avais demandé expressément que mes prises de position pendant les grèves de décembre ne soient pas mentionnées. Parce que ce n’était pas le sujet et que ce rappel ne pourrait que faire apparaître comme des critiques de parti pris les analyses que la sociologie peut proposer. Or, dès le début de l’émission, la journaliste, Pascale Clark, annonce que j’ai pris position en faveur de la grève et que je me suis montré » très critique de la représentation que les médias [en] ont donnée « , alors que je n’avais rien dit, publiquement, sur ce sujet. Elle récidive avec la première question, sur les raisons pour lesquelles je ne me suis pas exprimé à la télévision pendant les grèves.
Devant ce nouveau manquement à la promesse qui m’avait été faite pour obtenir ma participation, j’hésite longuement, me demandant si je dois partir ou répondre. En fait, à travers cette intervention qui me plaçait d’emblée devant l’alternative de la soumission résignée à la manipulation ou de l’esclandre, contraire aux règles du débat » démocratique « , le thème que les deux » contradicteurs » ne cesseront de rabâcher pendant toute l’émission était lancé : comment peut-il prétendre à la science objective de la représentation d’un événement à propos duquel il a pris une position partisane ?
Au cours des discussions téléphoniques, j’avais aussi fait observer que les » contradicteurs » étaient maintenant deux, et deux professionnels (il apparaîtra, dès que je ferai une brève tentative pour analyser la situation dans laquelle je me trouvais, qu’ils étaient quatre) ; j’avais exprimé le souhait qu’ils n’abusent pas de l’avantage qui leur serait ainsi donné. En fait, emportés par l’arrogance et la certitude de leur bon droit, ils n’ont pas cessé de me prendre la parole, de me couper, tout en proférant d’ostentatoires flatteries : je pense que dans cette émission où j’étais censé présenter une analyse sociologique d’un débat télévisé en tant qu’invité principal, j’ai dû avoir la parole, au plus, pendant vingt minutes, moins pour exposer des idées que pour ferrailler avec des interlocuteurs qui refusaient tous le travail d’analyse.
Daniel Schneidermann m’a appelé plusieurs fois, jusqu’au jour de l’émission, et je lui ai parlé avec la confiance la plus entière (qui est la condition tacite, au moins pour moi, de la participation à un dialogue public), livrant ainsi toutes mes intentions. Il ne m’a rien dit, à aucun moment, des intentions de mes » contradicteurs « . Lorsque je lui ai demandé s’il comptait leur montrer, au préalable, les extraits que j’avais choisis ce qui revenait à leur dévoiler toutes mes batteries , il m’a dit que s’ils les lui demandaient il ne pourrait pas les leur refuser… Il m’a parlé vaguement d’un micro-trottoir au sujet mal défini tourné à Marseille. Après l’émission, il me dira sa satisfaction et combien il était content qu’un » grand intellectuel » pommade ait pris la peine de regarder de près et de discuter la télévision, mais aussi et surtout combien il admirait mes » contradicteurs » d’avoir » joué le jeu » et d’avoir accepté courageusement la critique… Le jour de l’émission, les » contradicteurs » et les présentateurs, avant l’enregistrement, me laissent seul sur le plateau pendant près d’une heure. Guillaume Durand vient s’asseoir en face de moi et m’entreprend bille en tête sur ce qu’il croit être ma complicité avec les socialistes (il est mal informé…). Exaspéré, je lui réponds vertement. Il reste longtemps silencieux et très gêné. La présentatrice, Pascale Clark, essaie de détendre l’atmosphère. » Vous aimez la télévision ? Je déteste. » On en reste là. Je me demande si je ne dois pas partir.
Si au moins je parvenais à croire que ce que je suis en train de faire peut avoir une quelconque utilité et que je parviendrai à convaincre que je suis venu là pour essayer de faire passer quelque chose à propos de ce nouvel instrument de manipulation… En fait, j’ai surtout l’impression d’avoir seulement réussi à me mettre dans la situation du poisson soluble (et conscient de l’être) qui se serait jeté à l’eau.
La disposition sur le plateau : les deux » contradicteurs » sont assis, en chiens de faïence (et de garde), de part et d’autre du présentateur, je suis sur le côté, face à la présentatrice. On m’apporte le » conducteur » de l’émission : quatre seulement de mes propositions ont été retenues et quatre » sujets » ont été ajoutés, dont deux très longs » micro-trottoirs » et reportages, qui passeront, tous destinés à faire apparaître la relativité de toutes les » critiques » et l’objectivité de la télévision. Les deux qui ne passeront pas, et que j’avais vus, avaient pour fin de montrer la violence des grévistes contre la télévision.
Conclusion (que j’avais écrite avant l’émission) : on ne peut pas critiquer la télévision à la télévision parce que les dispositifs de la télévision s’imposent même aux émissions de critique du petit écran. L’émission sur le traitement des grèves à la télévision a reproduit la structure même des émissions à propos des grèves à la télévision. >Ce que j’aurais voulu dire
La télévision, instrument de communication, est un instrument de censure (elle cache en montrant) soumis à une très forte censure. On aimerait s’en servir pour dire le monopole de la télévision, des instruments de diffusion (la télévision est l’instrument qui permet de parler au plus grand nombre, au-delà des limites du champ des professionnels). Mais, dans cette tentative, on peut apparaître comme se servant de la télévision, comme les » médiatiques « , pour agir dans ce champ, pour y conquérir du pouvoir symbolique à la faveur de la célébrité (mal) acquise auprès des profanes, c’est-à-dire hors du champ. Il faudrait toujours vérifier qu’on va à la télévision pour (et seulement pour) tirer parti de la caractéristique spécifique de cet instrument le fait qu’il permet de s’adresser au plus grand nombre , donc pour dire des choses qui méritent d’être dites au plus grand nombre (par exemple qu’on ne peut rien dire à la télévision).
Faire la critique de la télévision à la télévision, c’est tenter de retourner le pouvoir symbolique de la télévision contre lui-même cela en payant de sa personne, c’est le cas de le dire : en acceptant de paraître sacrifier au narcissisme, d’être suspect de tirer des profits symboliques de cette dénonciation et de tomber dans les compromissions de ceux qui en tirent des profits symboliques, c’est-à-dire les » médiatiques « . >Le dispositif : du plus visible au plus caché Le rôle du présentateur :
Il impose la problématique, au nom du respect de règles formelles à géométrie variable et au nom du public, par des sommations ( » C’est quoi… « , » Soyons précis… « , » Répondez à ma question « , » Expliquez-vous… « , » Vous n’avez toujours pas répondu… « , » Vous ne dites toujours pas quelle réforme vous souhaitez… « ) qui sont de véritables sommations à comparaître mettant l’interlocuteur sur la sellette. Pour donner de l’autorité à sa parole, il se fait porte-parole des auditeurs : » La question que tout le monde se pose « , » C’est important pour les Français… » Il peut même invoquer le » service public » pour se placer du point de vue des » usagers » dans la description de la grève.
Il distribue la parole et les signes d’importance (ton respectueux ou dédaigneux, attentionné ou impatient, titres, ordre de parole, en premier ou en dernier, etc).
Il crée l’urgence (et s’en sert pour imposer la censure), coupe la parole, ne laisse pas parler (cela au nom des attentes supposées du public c’est-à-dire de l’idée que les auditeurs ne comprendront pas, ou, plus simplement, de son inconscient politique ou social).
Ces interventions sont toujours différenciées : par exemple, les injonctions s’adressent toujours aux syndicalistes ( » Qu’est-ce que vous proposez, vous ? « ) sur un ton péremptoire, et en martelant les syllabes ; même attitude pour les coupures : » On va en parler… Merci, madame, merci… » remerciement qui congédie, par rapport au remerciement empressé adressé à un personnage important. C’est tout le comportement global qui diffère, selon qu’il s’adresse à un » important » (M. Alain Peyrefitte) ou à un invité quelconque : posture du corps, regard, ton de la voix, mots inducteurs ( » oui… oui… oui… » impatient, » ouais » sceptique, qui presse et décourage), termes dans lesquels on s’adresse à l’interlocuteur, titres, ordre de parole, temps de parole (le délégué CGT parlera en tout cinq minutes sur une heure et demie à l’émission »
La Marche du siècle « ).
Le présentateur agit en maître après Dieu de son plateau ( » mon émission « , » mes invités « : l’interpellation brutale qu’il adresse à ceux qui contestent sa manière de mener le débat est applaudie par les gens présents sur le plateau et qui font une sorte de claque).
La composition du plateau :
Elle résulte de tout un travail préalable d’invitation sélective (et de refus). La pire censure est l’absence ; les paroles des absents sont exclues de manière invisible. D’où le dilemme : le refus invisible (vertueux) ou le piège.
Elle obéit à un souci d’équilibre formel (avec, par exemple, l’égalité des temps de parole dans les » face-à-face « ) qui sert de masque à des inégalités réelles : dans les émissions sur la grève de décembre 1995, d’un côté un petit nombre d’acteurs perçus et présentés comme engagés, de parti pris, et de l’autre des observateurs présentés comme des arbitres, parfaitement neutres et convenables, c’est-à-dire les présumés coupables (de nuire aux usagers), qui sont sommés de s’expliquer, et les arbitres impartiaux ou les experts qui ont à juger et à expliquer. L’apparence de l’objectivité est assurée par le fait que les positions partisanes de certains participants sont déguisées (à travers le jeu avec les titres ou la mise en avant de fonctions d’expertise : par exemple, M. Alain Peyrefitte est présenté comme » écrivain » et non comme » sénateur RPR » et » président du comité éditorial du Figaro « , M. Guy Sorman comme » économiste » et non comme » conseiller de M. Juppé « .)
La logique du jeu de langage :
Le jeu joue en faveur des professionnels de la parole, de la parole autorisée.
Le débat démocratique conçu sur le modèle du combat de catch permet de présenter un ressort d’Audimat (le » face-à-face « ) comme un modèle de l’échange démocratique.
Les affinités entre une partie des participants : les » médiatiques » sont du même monde (entre eux et avec les présentateurs). Familiers des médias et des hommes des médias, ils offrent toutes les garanties : non seulement on sait qu’ils passent bien (ce sont, comme disent les professionnels, de » bons clients »), mais on sait surtout qu’ils seront sans surprises. La censure la plus réussie consiste à mettre à des places où l’on parle des gens qui n’ont à dire que ce que l’on attend qu’ils disent ou, mieux, qui n’ont rien à dire. Les titres qui leur sont donnés contribuent à donner autorité à leur parole.
Les différents participants ne sont pas égaux devant ces situations : d’un côté des professionnels de la parole, dotés de l’aptitude à manipuler le langage soutenu qui convient ; de l’autre des gens moins armés et peu habitués aux situations de prise de parole publique (les syndicalistes et, a fortiori, les travailleurs interrogés, qui, devant la caméra, bafouillent, parlent avec précipitation, s’emmêlent ou, pour échapper au trac, font les marioles, alors que, quelques minutes avant, en situation normale, ils pouvaient dire des choses justes et fortes). Pour assurer l’égalité, il faudrait favoriser les défavorisés (les aider du geste et du regard, leur laisser le temps, etc.), alors que tout est fait pour favoriser les favorisés.
L’inconscient des présentateurs, leurs habitudes professionnelles. Par exemple, leur soumission culturelle d’intermédiaires culturels demi-savants ou autodidactes, enclins à reconnaître les signes académiques, convenus, de reconnaissance. Ils sont le dispositif (c’est-à-dire l’Audimat) fait hommes : lorsqu’ils coupent des propos qu’ils craignent trop difficiles, ils sont sans doute de bonne foi, sincères. Ils sont les relais parfaits de la structure, et, s’ils ne l’étaient pas, ils seraient virés.
Dans leur vision de la grève et des grévistes, ils engagent leur inconscient de privilégiés : des uns, ils attendent des justifications ou des craintes ( » Dites vos craintes « , » De quoi vous plaignez-vous ? « ), des autres des explications ou des jugements ( » Qu’en pensez-vous ? « ).
Pierre Bourdieu