Le concept d’aliénation est-il encore d’actualité ?
Posté par Isso le 20 décembre 2007
Le concept d’aliénation est-il encore d’actualité ?
Par Stéphane Haber
LIVRES. Nous publions un extrait de l’introduction du dernier livre de Stéphane Haber, L’aliénation, à paraître sous peu. Ce livre retrace l’histoire du concept d’aliénation, concept très utilisé en philosophie, psychanalyse ou sciences sociales avant d’être congédié de la scène intellectuelle. L’ouvrage se veut aussi une invitation à réévaluer ce concept afin de montrer comment il pourrait être aujourd’hui « réactivé ». Compte-rendu de l’ouvrage à venir dans la rubrique Livres. 26 novembre 2007.
sauver un concept malade (1)
Les pages qui suivent trouvent leur origine dans la perplexité que fit naître chez leur futur auteur la relecture inopinée de quelques paragraphes d’Althusser, maintenant vieux de plus de quarante ans. Sous prétexte d’exégèse marxienne, ce passage fameux est consacré à la place que la notion d’« aliénation » (l’« Entfremdung » de l’allemand philosophique) mérite de recevoir dans un matérialisme historique bien compris, et plus généralement dans une pensée qui accepte de se laisser porter par l’impulsion de la critique sociale. Althusser commence par y pasticher cruellement le discours classique de l’aliénation, tel qu’il fut selon lui relayé à la fois par les synthèses philosophiques du marxisme et de l’existentialisme qui ont marqué l’après-guerre en Occident et par les idées officielles du régime soviétique qui, pendant et après la phase stalinienne, se sont développées sous l’appellation d’« humanisme socialiste ».
L’histoire, c’est l’aliénation et la production de la raison dans la déraison, de l’homme vrai dans l’homme aliéné. Dans les produits aliénés de son travail (marchandises, État, religion), l’homme, sans le savoir, réalise l’essence de l’homme. Cette perte de l’homme, qui produit l’histoire et l’homme, suppose bien une essence préexistante définie. À la fin de l’histoire, cet homme, devenu objectivité inhumaine, n’aura plus qu’à ressaisir, comme sujet, sa propre essence aliénée dans la propriété, la religion et l’État, pour devenir homme total, homme vrai (2) .
L’intuition sous-jacente à l’usage de la catégorie d’« aliénation » serait donc, selon ce passage, qu’il y a une ambivalence essentielle du développement historique pris dans son ensemble, plus particulièrement sensible dans le cas des sociétés « modernes », c’est-à-dire celles qui sont marquées de façon spécifique par l’emprise de l’économie marchande et du pouvoir d’un État fonctionnellement différencié. Cette ambivalence consisterait en ce que les progrès dans l’affirmation des possibilités et des richesses dont l’humanité est porteuse se traduisent en fait par une indisponibilité croissante et néfaste des moyens comme des résultats de ces progrès. Ou encore, dans la mesure où les progrès en question se mesurent exactement, semble-t-il, à la domination de la nature, on ne maîtrise pas la maîtrise. Et l’on souffrirait paradoxalement des effets induits par la lutte victorieuse contre le besoin, la nécessité et l’irrationalité. Mais, suppose Althusser, cette intuition dévoile sa faiblesse dès qu’elle est amenée –et, d’après lui, elle semble vouée à le faire– à s’expliquer dans un grand récit de l’expression, de la perte accablante, puis de la récupération glorieuse de soi. Elle tourne alors –pour des raisons que l’auteur s’engage implicitement à expliquer mais que l’on peut déjà deviner– à la mauvaise métaphysique, pour ne pas parler franchement de mythologie.
Cependant, ce que cherche ironiquement à établir Althusser, ce n’est pas seulement l’invraisemblance totale d’une telle position métaphysique. C’est aussi le fait que c’est contre elle que Marx a consciemment pensé depuis l’époque de L’Idéologie allemande, c’est-à-dire dans toute sa maturité : « à partir de 1845, Marx rompt radicalement avec toute théorie qui fonde l’histoire et la politique sur une essence de l’homme » (3) , écrit-il, en suggérant de façon provocatrice que le grand récit de la dépossession ne constitue qu’une variante d’un essentialisme des plus classiques. Autrement dit, au langage humaniste de ses premiers textes, langage spontanément retrouvé et/ou théoriquement surévalué dans la tradition, l’auteur du Capital aurait substitué un tout autre modèle fondé, cette fois, sur la seule explication économique des forces impersonnelles qui déterminent les rapports de classes. La sobriété scientifique aurait remplacé et pas seulement complété ou raffiné les anciennes doctrines exhaustives de l’Histoire et de l’Homme. En ce sens, le recours insistant à la notion d’aliénation est le signe que le marxisme ne se comprend pas lui-même quand, pour échapper aux limites d’un matérialisme sommaire joint à un économisme réducteur, il cherche son salut du côté d’un récit néohégélien de la dépossession et quand il insiste pour faire commencer sa démarche par la promesse de restitution d’une intégrité perdue, censée même habiter cette dépossession même.
Les décennies qui nous séparent de ce texte et du contexte historique qui en explique le ton comme le contenu autorisent aujourd’hui un jugement nuancé sur la ferme prise de position althussérienne. D’un côté, la « thèse de la coupure » et le rejet de la philosophie de l’aliénation ont permis de rompre avec une certaine vulgate néo-humaniste, hypocrite et intellectuellement un peu tiède, parfois consacrée par les appareils communistes de l’après-guerre(4) . Parallèlement à ce que tentèrent, vers la même époque ou un peu plus tard, le marxisme analytique de langue anglaise, l’interprétation issue de l’École de Francfort ou encore la « philosophie de la praxis » des philosophes de l’Europe de l’est, elle a eu des effets bénéfiques évidents dans les tentatives d’appropriation et d’actualisation de la pensée de Marx –des tentatives qui se révélèrent infiniment plus riches que tout ce qu’avait à offrir le triste « matérialisme dialectique ». En même temps, comme on l’a très vite objecté à Althusser, la « thèse de la coupure » risquait d’alimenter une vision étroite et dogmatique du marxisme, ainsi qu’une lecture très sélective de Marx (5) . En effet, si, après 1844, les déplacements de l’« humanisme » marxien et de son vocabulaire anthropologico-éthique caractéristique sont nets, il n’en reste pas moins qu’invoquer à leur propos une « rupture épistémologique », comme si le passage de la mythologie à la science dans le domaine de la connaissance des choses sociales se jouait précisément dans cet abandon prétendu, semble relever d’une projection fantasmatique plutôt que d’une stylisation herméneutique légitime. Depuis quarante ans, les exégèses philosophiques et sociologiques de l’œuvre marxienne, surtout en dehors de l’aire francophone, n’ont d’ailleurs jamais beaucoup hésité à parler d’aliénation, et il ne semble pas que ce choix de contourner la thèse althussérienne se soit jamais heurté à des objections historiques ou conceptuelles dirimantes (6) . Or, et c’est ce qui nous intéresse en premier lieu, si l’évolution de Marx se présente de façon plus ambivalente que ce que suggèrent les pages célèbres d’Althusser dont nous avons cité un passage, il devient difficile de considérer que le sort de la notion d’aliénation est depuis longtemps scellé et qu’il ne faut plus perdre de temps à en parler. Mais il n’en reste pas moins que, quand bien même la possibilité d’une reprise se verrait admise, Althusser a eu historiquement raison sur le long terme. Sur le long terme, disons-nous, car la parution de Pour Marx en 1965 a inauguré paradoxalement une décennie d’exceptionnelle popularité de l’aliénation.
Splendeur et misère du modèle de l’aliénation
Le vocabulaire et la pensée jeunes-hégéliens de l’Entfremdung et de l’Entäusserung avaient connu une carrière discrète mais efficace, tour à tour stimulés qu’ils furent par le courant de la Kulturkritik à la fin du 19e siècle, par les diverses renaissances du hégélianisme, enfin et surtout par l’existentialisme au début du 20e. La parution des textes du jeune Marx dans les années 30 (avec en particulier les fameux brouillons regroupés sous le titre de « Manuscrits de 1844 ») avait ainsi eu des répercussions notables aussi bien dans l’interprétation de Marx que dans différents domaines de recherche qui trouvaient dans le marxisme une source d’inspiration –comme la sociologie du travail ou l’étude de la civilisation urbaine. Par exemple, la critique de la modernité dans l’École de Francfort y puisa une partie de son vocabulaire caractéristique (7) . Mais c’est dans la période postérieure, celle de l’après-guerre, que la montée en puissance de l’Entfremdung s’est produite, se traduisant par un déferlement discursif aujourd’hui difficilement concevable. Avec le terme « aliénation », se manifestait plutôt toute une sensibilité diffuse au fait que les sociétés modernes, dans lesquelles les dominations traditionnelles immédiatement inscrites dans les relations interpersonnelles semblent en recul, ne sont pas pour autant libératrices. Pour l’essentiel, ces sociétés paraissent plutôt désormais gouvernées par des impératifs hétéronomes, par des puissances anonymes objectivées qui se figent au-dessus d’elle et qui tendent même parfois aveuglément à leur propre reproduction élargie quelle qu’en soit le prix : les moyens de l’émancipation par rapport à la première nature (le donné, le besoin, la tradition…) se transforment en une seconde nature inaccessible. Jusque-là séparées, la critique des médiations qui privent l’action humaine de sa transparence première (comme l’argent), la critique des forces sociales qui semblent vouloir poursuivre hors de tout contrôle leur propre dynamique de croissance indéfinie (la technique, le capital), la critique d’une vie déchirée par l’éclatement des sphères de valeurs, et enfin la critique des effets déshumanisants du monde urbain et industriel soumis à des « rationalisations » non-désirées commençaient à fusionner. En un mot, au début de la seconde moitié du siècle dernier, la popularité de la catégorie d’aliénation a symbolisé la convergence de deux traditions que la culture du 19e siècle avait fini, après quelques hésitations initiales, par séparer complètement –la critique sociale, dont le marxisme avait présenté la version la plus élaborée, et la « critique de la civilisation moderne »– et elle a aussi manifesté le profond renouvellement dont ont pu bénéficier ces traditions du fait de leur rencontre tardive.
Ce n’est donc pas que, dans cette conjoncture, le grand récit de la dépossession brocardé par Althusser ait été dépassé philosophiquement. Au contraire même. Car, au fond, dans toutes ces approches, l’aliénation restait bien le fait que l’Homme se perde dans ses nécessaires et positives extériorisations objectives, qui rendent alors la Société intransparente à elle-même. Critiquer la « société de consommation » ou « l’industrie de la culture », c’était encore, qu’on en ait conscience ou non, mettre en scène la dialectique de l’émancipation anthropologique, autrement dit affirmer que les hommes se sont empêtrés dans le mouvement de leur auto-affirmation –telle qu’elle prend par exemple le visage de l’abondance économique, en tant qu’elle permet de s’arracher au besoin, ou bien celui de l’invention d’une culture post-traditionnelle. Du moins c’est cet arrière-plan qui constituait –et constitue peut-être encore aujourd’hui– la justification philosophique la plus sérieuse de ces démarches. Simplement, ce motif s’illustrait désormais de manière plus discrète par des analyses qui se voulaient capables d’affronter des interrogations neuves liées à l’état des sociétés en développement de l’après-guerre. Le déclin du messianisme prolétarien, qui avait assuré en dernier ressort la validité de la métaphysique essentialiste de l’Histoire dans le courant marxiste, devait permettre désormais de concevoir, sans que se fasse sentir le besoin d’une révolution théorique majeure, le monde du cinéma hollywoodien, de la télévision standardisée, des loisirs organisés, du spectacle généralisé, de l’architecture et de l’urbanisme fonctionnalisés, de la consommation de masse, de la course aux armements, de la bureaucratie transformée en technocratie planificatrice et des grosses entreprises internationales.
Sur cette base, le discours sur l’aliénation a constitué l’un des carrefours de la sociologie critique, sous ses formes savantes comme sous ses formes plus populaires. Il a été un des pôles majeurs du discours public et politique dans l’occident de l’après-guerre et s’est diffusé avec une facilité déconcertante par les biais de l’enseignement, du journalisme, du cinéma, de la littérature et des arts plastiques. Ainsi, aux États-Unis, la peinture de l’« homme de l’organisation » (W. Whyte) et du « col blanc » (C. W. Mills) devenus simples rouages de la machinerie industrielle, l’évocation sarcastique de la « foule solitaire » des habitants conformistes des suburbs de l’Amérique du Nord de l’âge de la prospérité (D. Riesman) et, dans un style plus essayiste, de la « persuasion clandestine » (V. Packard) impliquée par les nouvelles technologies médiatico-publicitaires de manipulation de l’opinion publique, constituèrent sans doute certains les thèmes les plus porteurs de sociologie de l’après-guerre, au point qu’un Marcuse n’aura qu’à emprunter leurs exemples à la fin des années soixante. De même, en France, avant même la publication de La Société du spectacle (1967) de Debord, qui se présente comme une sorte d’orchestration continue et systématique des motifs de l’aliénation et de la réification, le situationnisme avait pu commencer –non sans brio et non sans efficacité, d’ailleurs– à fournir à une partie importante des classes intellectuelles une sorte de passe-partout conceptuel commode permettant de subsumer tous les aspects désagréables de la modernité sous un schéma unique.
Cette popularité dépassa largement les frontières habituelles de la pensée critique de gauche, désormais associée plus ou moins profondément aux méthodes de travail des « sciences sociales ». Ainsi, même dans un secteur des sciences humaines aussi dépolitisé et aussi peu concerné par les débats internes au marxisme que la sociologie empiriste et quantitativiste alors en vogue aux États-Unis, l’étude du « sentiment d’aliénation » dans les grandes organisations (usines, administrations) devenait un objet de travail important ; les discussions autour de la mesure empirique de l’aliénation devinrent centrales dans la social research (8) . Même l’ouvrier de l’abondance fordiste, telle fut l’hypothèse généralement illustrée, est voué à rester soumis au sentiment de powerlessness et de meaninglessness, que Marx avait observé dans les phases historiques marquées par le paupérisme et l’exploitation extrême (9) . Modérant un peu l’euphorie des décennies enchantées de la « Croissance », le « sentiment d’aliénation » apparut alors comme sa contrepartie, gênante sans être dramatique : effectivement, admettait-on, l’enrichissement des sociétés s’accompagne de cette dépossession, de ce devenir-étranger de ce qui devrait être pleinement sien qu’implique la montée en puissance des forces objectivées, mais cela ne saurait être considéré, malgré l’incitation du modèle marxiste, comme la preuve de leur irrationalité intrinsèque. En France, le livre de R. Aron publié au lendemain de la crise de 1968, Les Désillusions du progrès, qui utilise le concept de façon récurrente (10) fut sans doute la meilleur témoignage de cette obligation qu’éprouvèrent même les théoriciens les plus réticents à l’égard du marxisme d’emprunter leur vocabulaire à la tradition issue des Manuscrits de 1844, pour autant qu’ils souhaitaient évoquer les contreparties inévitables du développement industriel et de la « modernisation » keynéso-fordiste ou post-stalinienne.
En bref, en Occident et ailleurs, pendant l’intervalle d’un peu plus d’une décennie, l’aliénation a constitué le terme-clé d’un discours critique qui voulait prendre acte de l’obsolescence de la problématique du paupérisme. Le discours philosophico-sociologique sur l’aliénation a servi de carrefour à un ensemble disparate d’approches méthodologiquement et thématiquement très diverses (la ville, la bureaucratie et l’organisation, le capitalisme, les institutions caractéristiques de la rationalisation, la société de consommation, la culture industrialisée, les médias de masse…) qui pouvaient toutes trouver une inspiration authentique dans l’image suggestive de grandes machines anonymes et froides à l’œuvre dans la société contemporaine et capables d’enclencher des dynamiques irrépressibles. De proche en proche, tous les phénomènes sociaux menaçaient même de se voir redécrits selon le modèle de l’aliénation ; tous semblaient illustrer ce mouvement d’une extériorisation qui tourne mal. L’aliénation, dans l’après-guerre, a ainsi été la notion-repère de l’âge intermédiaire des théories critiques –entre celui que le marxisme classique suffisait en gros à penser et celui qui, à partir des années 70, fut marqué par l’irruption des problématiques identitaires ou minoritaires, des problématiques que le modèle de l’Entfremdung a d’ailleurs parfois contribué à mettre en selle alors qu’elles se sont historiquement révélées fatales pour lui. Il a assuré une transition en douceur entre la critique du travail en régime capitaliste et une critique de la société ou de la culture moderne en général qui entendait désormais puiser à d’autres sources.
Pourtant, cette vague est retombée encore plus soudainement qu’elle avait surgi. Il est vrai que déjà, au temps de la splendeur, des signes auraient pu alerter. Car Althusser était loin d’être isolé quand il exprimait son scepticisme devant les fondements théoriques profonds des pensées de l’aliénation. Avant lui, Foucault, dans Folie et déraison (1962), plus tard Derrida, dans La Voix et le phénomène (1967), s’en étaient pris, avec des approches fort différentes et de façon plus ou moins directe, à l’ontologie de l’expression inhérente au thème de l’aliénation. Et Adorno, dans sa Dialectique négative (1966), revenant sur l’usage que lui-même en avait fait auparavant, dénonçait, à la même époque que la parution de Pour Marx, la complicité du thème de l’aliénation avec une pensée de l’identité à soi et de l’oubli de la différence.
On ne peut exclure de la dialectique propre à ce qui existe ce que la conscience éprouve comme étranger (fremd) en tant que réifié (dinghaft) : ce qui, négativement, semble contrainte et hétéronomie est aussi la figure déformée de ce qu’il faudrait aimer et que l’emprise de la conscience, l’endogamie, ne permettent pas d’aimer. Par-delà le romantisme, qui se comprenait comme l’expression de la souffrance d’appartenir au monde, comme l’expression de la souffrance née de l’aliénation (Entfremdung), s’impose le mot d’Eichendorff : « la beauté de l’étranger » (« Schöne Fremde »). L’état de réconciliation n’annexerait pas ce qui est étranger (das Fremde) dans l’esprit de l’impérialisme philosophique, mais trouverait son bonheur à ce que, dans la proximité qu’on lui confère, il demeure le lointain et le différent, par-delà l’opposition de l’hétérogène et du propre (11).
Ce passage superbe suggère que, pour Adorno, si la critique de la « société administrée » –critique que l’idée de l’aliénation a permis de promouvoir jusqu’au cœur de la Théorie Critique– devrait cesser de s’y référer même implicitement, c’est parce que l’image de l’alternative historique au présent qu’elle implique est fausse. Par les voies spécifiques d’une sorte d’éthique de l’utopie très différente de l’austère valorisation althussérienne de « la science », un tel passage rejoint le scepticisme à l’époque souvent plus discret de Derrida ou de Foucault devant la vision nivelante que le discours de l’Entfremdung s’oblige à endosser. Quel que soit l’intérêt propre des analyses empiriques qui ont cru pouvoir s’y reconnaître ou s’y ressourcer, invoquer l’aliénation à tout bout de champ, n’est-ce pas assumer sans le dire ou sans le savoir une ontologie de la possession, de la résorption de toute altérité et de toute extériorité, bref, une ontologie de la subjectivité toute-puissante ? Ainsi pouvait s’élever le soupçon selon lequel l’horizon philosophique des différentes formes de la « critique de l’aliénation » demeurait encore formé par la vision de l’Histoire qu’Althusser, qui, en raison de la date précoce du texte dont nous sommes partis (1963), ne pensait encore qu’à critiquer les auteurs se réclamant du marxisme, avait précocement et lucidement dénoncée. À peine plus nuancé, Ricœur, en 1968, notait dans un article de synthèse que la polysémie inquiétante de la notion, polysémie que la référence à une philosophie de l’histoire ou aux grandes forces sociales anonymes typiques de la société moderne permettait de moins en moins de garder sous contrôle à mesure que proliféraient les discours sur l’aliénation, ne pouvait maintenant que nuire à sa pertinence. Il prônait donc un usage purement historique et désenchanté de la notion (12) . Mais en réalité, aux environs de 1975, l’aliénation a été moins victime des soupçons très raisonnables des philosophes que d’un changement rapide dans la mode intellectuelle et des retournements idéologiques qui l’ont accompagnés. Le langage de l’aliénation s’est effondré. Il a disparu sans laisser de grandes traces, donnant ainsi une force rétrospective inattendue au propos d’Althusser –à ce détail près que le retournement idéologique en question a, en Occident, presque failli emporter le marxisme lui-même en même temps que l’aliénation.
En tout cas, en l’espace de quelques années, toutes les thématiques que ce discours avait portées dans les sciences sociales se sont trouvées soit vivement contestées soit purement et simplement oubliées. Symboliquement, la façon dont on abordait maintenant la classe traditionnellement aliénée –la classe ouvrière pour laquelle Marx avait investi pour la première fois le terme d’Entfremdung–, inclinait plutôt désormais à montrer comment celle-ci n’était justement jamais seulement aliénée ou complètement aliénée, comment donc la notion d’aliénation était porteuse d’une vision déformée de la réalité historique, parce que cette classe se définissait aussi toujours par une vitalité sociale et culturelle spécifique. C’était là contester d’emblée le premier bastion des philosophies sociales de l’aliénation, introduire de l’autonomie là même où le modèle de l’Entfremdung incitait à déceler l’effet de la domination et de la perte de soi-même (13) . De la même façon, par rapport aux courants critiques dominants de la période antérieure, la sociologie empirique se tournait vers d’autres approches des faits organisationnels (14) , la critique de la technocratie se voyait reprocher de reposer sur une méconnaissance des apports de l’État de droit, la critique de la société de consommation fut progressivement décriée comme conventionnelle et superficielle, celle de l’industrie de la culture fut mise sur le compte d’une vision grossière et méprisante à l’égard du public populaire (15) , celle des institutions de pouvoir « rationnel » fut perçue comme aussi massive qu’unilatérale. L’étude des grandes médiations modernes autonomisées autrefois perçues comme typiquement aliénantes (l’argent, la science, la technique…) sortait de son enfance déterministe, où elles étaient vues comme des espèces de grandes forces déchaînées et irrésistibles, entraînant toute la vie sociale dans la folie de leur reproduction toujours plus dévorante (16) . C’est sur la domestication et la socialisation toujours déjà existantes et complexes des objets et des dispositifs techniques, comme des médiations économiques d’ailleurs, qu’il est devenu courant de réfléchir (17) .
L’éclipse de la thématique de l’aliénation a ainsi symbolisé pour ces champs de recherche une sorte de maturité post-déterministe. Plus globalement, on peut dire que la montée en puissance dans la théorie sociale des thématiques individualistes, interactionnistes et pragmatistes d’un côté, systémiques et fonctionnalistes de l’autre, puis la renaissance de la philosophie politique normative, a fini par éclipser des modalités d’approche critiques dont la pertinence semblait encore évidente une génération plus tôt. La focalisation critique sur les machineries incontrôlées qui pèseraient sur la vie sociale moderne, la centralité obsessionnelle de la thématique de la dépossession qui s’y articulait naturellement –tout cela a, assez brutalement en fin de compte, cessé de parler. La dénonciation des grandes mécaniques sociales parasitaires succombant, on se mit à croire qu’elle n’avait même en fait jamais correspondu à un problème suffisamment pertinent et délimité : n’avait-on pas rassemblé hâtivement par là une série de questions empiriques en fait très différentes les unes des autres tout en préjugeant des réponses à leur apporter ? Que l’on suppose, comme Luhmann, que les apports libérateurs de la différenciation fonctionnelle, dont la constitution de systèmes est un aspect, ont été sous-estimés et injustement dénigrés et que le terme d’aliénation a constitué le symbole de cette injustice (18) , ou que l’on pense, comme Honneth, que l’intéressant ne se trouve justement jamais dans ce que font ces systèmes (19) , le résultat était le même. Ce qui s’éclipsait, ce n’est pas seulement une problématique générale (celle des systèmes anonymes typiquement modernes de domination) qui avait servi de point de repère aux différentes pensées de l’aliénation. C’était aussi l’usage du terme lui-même qui tendait à disparaître, aussi bien dans les univers savants que dans l’espace public. Employer le mot d’« aliénation », c’était désormais s’exposer à se voir reprocher une approche rudimentaire de la réalité sociale, inattentive à la complexité et aux ambivalences des phénomènes comme des tendances historiques. C’était apparemment en rester à l’image d’agents sociaux complètement investis par les forces collectives et devenus absents à eux-mêmes. C’était donner l’impression que l’on n’a pas compris que le caractère froid, mécanique et englobant des puissances sociales « étrangères » qui semblent régir la société moderne n’est qu’une apparence grossière, dans laquelle (selon les fonctionnalistes) ou derrière laquelle (selon les interactionnistes et les pragmatistes) il faut apprendre à discerner les complexités et les ambiguïtés d’une réalité sociale protéiforme.
La richesse des discours que cette éclipse de l’aliénation –cette éclipse d’une vision qui associait donc l’emprise des machineries systémiques et la disparition du « soi », c’est-à-dire de la subjectivité et de la puissance d’agir des agents– a rendu possible est évidente. Car ce que nous avons présenté comme un changement de paradigme, voire comme un changement de mode, s’est accompagné de la production de connaissances et d’arguments tout simplement plus vrais que ceux qui avaient prospéré à l’époque où l’aliénation prétendait encore figurer comme le concept-clé de la théorie sociale. En particulier, ces discours ont contribué à rendre de nouveau pensables le « monde de la vie » (Lebenswelt) social et les pratiques qui s’y insèrent –des pratiques qui, parfois résistantes et créatives, sont en tout cas toujours autre chose que des effets mécaniques des contraintes systémiques globales et des gros déterminismes macroscopiques. On comprend très bien désormais en quels sens multiples il a pu jouer le rôle d’obstacle épistémologique. En ce sens, Althusser avait bien raison. Mais on peut aussi se demander si, après ce congédiement un peu brutal, quelque chose ne manque pas dans le paysage intellectuel.
Notes
(1) « Le mot « aliénation » est, aujourd’hui, […] un mot malade. […] La question qui se pose à propos de ce malade est de savoir s’il faut le tuer ou le guérir ». Ricœur, « Aliénation » (1968) in Encyclopedia universalis, vol. 1, p. 825.
(2) Pour Marx, Paris, Maspéro, 1965, p. 232
(3) Ibid., 233. Si elle veut aller dans le sens d’une critique radicale de la thématique de l’Entfremdung, cette remarque s’avère curieuse dans la mesure où c’est en fait seulement L’Idéologie allemande (1845) et non les Manuscrits de 1844 (dans lesquels le thème de l’aliénation est présenté en survol, sans véritable contextualisation historique) qui tente une interprétation du développement historique global à partir de cette thématique (les forces productives devenant de plus en plus étrangères aux hommes au cours de la succession des différents modes de production, avant la réappropriation finale qu’apportera le communisme). Avec la thèse de la coupure destinée à discréditer les Manuscrits de 1844 centrés sur l’aliénation, Althusser est donc conduit à valoriser de façon étrange un texte (L’Idéologie allemande) dont une partie est justement consacrée à illustrer une thèse (celle de la dépossession progressive dans l’histoire des moyens de l’action humaine) qu’il a dénoncée comme illusoire et comme typique des idées « dépassées » de 1844. Dans un texte ultérieur, Althusser radicalisera d’ailleurs sa position en insistant sur l’instabilité de la position de 1844 et plus seulement sur sa fragilité. Les Manuscrits ne figureront plus que comme « le protocole émouvant mais implacable d’un crise insoutenable : celle qui confronte à un objet enfermé dans ses limites idéologiques des positions politiques et des positions théoriques de classe incompatibles ». Éléments d’autocritique, Paris, Hachette, 1974, p. 122.
(4) En France en particulier, où le concept dans son sens hégéliano-marxiste n’est guère connu avant la publication des premiers travaux d’A. Cornu (Karl Marx, l’homme et l’œuvre. De l’hégélianisme au matérialisme historique, 1934) et la traduction de la Phénoménologie de l’esprit par J. Hyppolite (1939-1941), on peut dire que la thématique de l’aliénation (souvent accompagnée de son contraire, alors souvent pompeusement baptisé l’« homme total »), domine tout le champ de l’exégèse du marxisme dans les années 50, de Lefebvre à Calvez en passant par Naville et Garaudy. Les discussions en Europe de l’est (où l’importation de la problématique « humaniste » de l’Entfremdung a correspondu à la période de la déstalinisation et des premières interrogation sur les limites de la planification) datent plutôt des deux décennies suivantes. On peut citer comme exemple significatif de ce moment Le Marxisme et l’individu du philosophe polonais A. Schaff (1965), Paris, Armand Colin, 1968. Pour toutes ces questions historiques, voir l’article très informé de S. Ghisu, « Entfremdungsdiskussion » in Historisch-kritisches Wörterbuch des Marxismus, hgg. von W. F. Haug, Berlin, Argument, 1997, vol. 3, p. 469-480.
(5) Les critiques de la « thèse de la coupure » ont été très nombreuses. Citons au hasard et en nous bornant au champ francophone : D. Avenas et alii, Contre Althusser. Pour Marx [1974], Paris, Les Éditions de la Passion, 1999. ; L. Sève, Marxisme et théorie de la personnalité[1969], Paris, Éditions Sociales, 1985 ; G. Mendel, La Formation de la pensée économique de Marx¸ Paris, Maspéro, 1972 ; G. Granel, « L’ontologie marxiste de 1844 et la question de la coupure » [1969] in Traditionis Traditio, Paris, Gallimard, 1972, p. 179-231. ; S. Mercier-Josa, Retour sur le jeune Marx, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986 ; G. Haarscher, L’Ontologie de Marx Éd. de l’Université de Bruxelles, 1980.
(6) Nous citons quelques synthèses importantes dans le champ anglophone : J. Elster, Making sense of Marx [1985], tr. fr., Karl Marx. Une interprétation analytique, Paris, PUF, 1989. ; M. Postone, Time, labour and social domination, Cambridge University Press, 1993 ; G. Cohen, Marx’s theory of History [1978], Oxford University Press, 2000 ; A. Wood, Karl Marx, London, Routledge, 1981.
(7) Dans son compte-rendu des Manuscrits et 1844 publié dès 1932, Marcuse se dit ainsi convaincu que ce travail « place la discussion relative à l’origine et au sens initial du matérialisme historique […] sur un terrain nouveau ». « Les manuscrits économico-philosophiques de Marx » [1932] in Philosophie et révolution, Paris, Denoël-Gonthier, p. 42. Raison et révolution (1940) sera certainement l’un des premiers ouvrages à considérer l’ensemble de l’œuvre de Marx comme un développement de la thématique initiale de 1844. Le naturalisme, qui constitue l’un des fils conducteurs de tout le travail de Marcuse, s’inspirera d’ailleurs constamment du jeune Marx. Plus généralement, sur l’importance historique des réactions à la publication des Manuscrits dans le marxisme, voir J. Habermas, Théorie et pratique, Paris, Payot, 1978, t. 2, p. 165-168.
(8) Sur l’importance de cette intégration des recherches sur l’aliénation à la recherche empirique, voir J. Israel, L’Aliénation de Marx à la sociologie contemporaine. Une étude macrosociologique [1968], Paris, Anthropos, 1972, ch. 7-8, et Ph. Besnard, L’Anomie. Ses usages dans la tradition sociologique, Paris, PUF, 1987, ch. 7.
(9) Les tentatives les plus abouties visant à transformer la notion d’aliénation en un concept opératoire pour les sciences sociales empiriques, donc capable de donner lieu à des enquêtes de terrain et des tableaux statistiques, furent, à l’époque, celles de Marvin Seeman. Voir par ex. « Les conséquences de l’aliénation dans le travail » Sociologie du travail, t. 9, 1967 (2), pp. 113-133.. Le même volume de la revue où a paru la traduction de ce texte (qui prolonge le mouvement de nombreux autres essais de Seeman) contient plusieurs articles attestant de la centralité nouvelle du thème en sociologie du travail, voire de son caractère consensuel. Pour une mise en situation historique, voir P. Besnard, op. cit., pp. 354-364, qui note que dans la sociologie (surtout française) de la fin des années 60, l’« aliénation » avait fini par dévorer l’« anomie » d’origine durkheimienne.
(10) Aron reconnaît que, bien qu’équivoque et même « insaisissable », voire « métaphysique », le terme d’aliénation est devenu incontournable pour le sociologue dans la mesure où « il fait partie de la conscience critique que notre société a d’elle-même » (Les Désillusions du progrès, [1969], Paris, Gallimard, p. 174). Aron explique le succès du vocable « alié-nation » par le fait qu’il exprime, en y ajoutant subrepticement des nuances romantiques et utopistes, le sentiment inévitable d’opacité et de complexité suscité par les formes modernes d’organisation de l’action ou par les contraintes globales qui pèsent sur l’humanité entière (comme, à l’époque, la confrontation entre l’URSS et les États-Unis).
(11) Negative Dialektik in Gesammelete Schriften, Francfort, Suhrkamp, 1973, vol. 6, pp. 191-192 ; tr. fr. (ici modifiée), Dialectique négative, Paris, Payot, 1978, p. 152.
(12) « Hors de cette rigueur conceptuelle [celle qui consiste à limiter l’usage de la notion aux sens explicitement élaborés par Hegel et le jeune Marx], le terme d’aliénation reste l’expression confuse d’un malaise confusément ressenti. Il est peut-être nécessaire de disposer dans sa propre langue de mots qui véhiculent, plus près du cri que de la théorie, le caractère massif d’une expérience globale. Mais il faut savoir dans quel » jeu de langage » on parle. L’imposture serait de parer ce pseudo-concept des prestiges d’une théorie juridique ou d’une anthropologie philosophique ». « Aliénation », op. cit., p. 829 Dix ans plus tard, Fr. Châtelet ne fait pas non plus dans la nuance en affirmant qu’il est temps de « jeter par-dessus bord l’aliénation, qui n’est rien d’autre qu’un nouvel avatar de la pensée théologique ». Questions, objections, Paris, Denoël-Gonthier, 1979, p. 74.
(13) E. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise [1963], Paris, Le Seuil, 1990 ; J. Rancière, Les Scènes du peuple, Lyon, Horlieu, 2003.
(14) M. Crozier, Le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963.
(15) E. Neveu, A. Matelart, Introduction aux cultural studies, Paris, La Découverte, 2003.
(16) A. Feenberg, Repenser la technique [1999], Paris, La Découverte, 2004.
(17) P. Flichy, L’Innovation technique, Paris, La Découverte, 1995 ; B. Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1992.
(18) Une des intentions directrices de la sociologie de Luhmann consiste précisément à combattre les conceptions de l’aliénation sur leur propre terrain. Renversant le topos antimoderniste, Luhmann voudrait montrer que si l’on voulait, comme le font implicitement les penseurs de l’Entfremdung, opposer la rigidité mécanique à la vie créative, l’aveuglement répétitif à l’intelligence en acte, ce n’est paradoxalement pas le « monde de la vie » qui l’emporterait, mais bien les « systèmes ». À l’époque moderne et surtout contemporaine, ce sont eux en effet qui ont introduit le plus de souplesse, de réactivité et d’inventivité dans la société. Dans la pensée de Luhmann, l’incrimination des « puissances étrangères hypostasiées » fonctionnant selon des « logiques anonymes », en plus d’être injuste, se réfère même à un stade largement dépassé de l’évolution historique occidentale : celui où l’État « rationnel » et le capitalisme ont dû s’imposer dans les relations sociales comme des forces brutales en les soumettant à des lois hétéronomes. À l’âge des régulations fines et autonomes, à l’âge libérateur de la différenciation toujours croissante des fonctions, c’est le « monde de la vie » d’avant les systèmes qui paraît comparativement pauvre, mécanique, froid.
(19) A. Honneth, Kritik der Macht, Francfort, Suhrkamp, 1985, ch. 9
Stéphane Haber
Stéphane Haber est professeur de philosophie politique à l’Université de Franche-Comté. Spécialiste de philosophie politique et sociale, il a récemment publié aux PUF, Critique de l’antinaturalisme. Etudes sur Foucault, Butler, Habermas. L’aliénation est son dernier ouvrage.
Pourquoi ce texte?
Ce texte est un extrait de L’aliénation de Stéphane Haber, Collection « Actuel Marx Confrontations », 384 pages, 30 euros. Parution le 27 novembre 2007, PUF©. Il paraît dans la rubrique livres avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur. La rubrique livre en fera bientôt le compte-rendu.
Objectivation sociologique,
critique sociale et disqualification
Par Bernard Lahire
« Le plaisir de se sentir malin, démystifié et démystificateur, de jouer les désenchantés désenchanteurs, est au principe de beaucoup d’erreurs scientifiques. »
P. Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action.
L’objectivation des positions ou des trajectoires sociales, des lieux d’inscription institutionnelle des discours et de leurs producteurs, des intérêts ou des stratégies individuels et collectifs est une opération qui consomme la rupture de tout lien d’adhésion à l’égard de l’objet d’étude [1] . Elle est parfois utilisée comme un instrument de critique sociale contre des dominants (temporels ou spirituels), mais aussi contre des adversaires intellectuels. Pouvoir déceler de l’intérêt ou de la stratégie chez un individu, rapporter ce qu’il dit et fait à sa position, ce serait porter un regard à la fois désenchanteur et critique sur le monde.
Pourtant, de telles analyses ne devraient pas être considérées comme des « critiques » au sens négatif du terme, mais comme des instruments de connaissance sociologique qui permettent de rendre raison des conduites sociales sans pour autant les disqualifier. Si on les mobilise dans un but polémique, c’est parce que le schème interprétatif « stratégique » (même quand on précise le caractère non-conscient de la stratégie) est mis en œuvre pour révéler les motivations cachées, les intérêts et, au fond, un certain cynisme semi-conscient de l’acteur ; parce que l’objectivation des positions et des trajectoires est conçue comme un moyen de relativiser et de dévaloriser les discours et les actes de ceux que l’on prend pour objet (« ils ne sont que cela ») ; parce qu’enfin l’explicitation des relations d’interdépendance entre acteurs vise à dénoncer les complicités souterraines (avec l’idée de réseau plus ou moins occulte, de « petit milieu », de « mafia »…). Du même coup, on a davantage affaire à des instruments polémiques de semi-objectivation qu’à de réels instruments de compréhension et d’explication : seuls « les autres » (les ennemis, les concurrents, les adversaires…) sont « stratégiques », rarement ceux qui développent ce genre d’analyse [2]. Or, par principe, personne ne peut échapper à l’objectivation, pas même celui qui objective et à qui on peut prêter des intentions, des pulsions, des stratégies, des intérêts, y compris pour rendre raison de son objectivation de telle ou telle partie du monde social. Mais plus que cela, comme le rappelait Pierre Bourdieu, c’est d’abord vers soi que devrait se tourner le travail d’objectivation : « La sociologie confère une extraordinaire autonomie, surtout lorsque l’on ne l’utilise pas comme une arme contre les autres ou comme un instrument de défense mais comme une arme contre soi, un instrument de vigilance [3]. »
L’effet pervers de l’objectivation des stratégies
On voit d’ailleurs assez vite apparaître les limites de l’usage critique-polémique de l’objectivation. Tout d’abord, à force de s’interroger sur les stratégies ou les intérêts des acteurs, on finit par oublier de décrire et d’analyser sérieusement ce qu’ils font et ce qu’ils disent [4]. Par exemple, en concentrant l’essentiel de son attention sur les luttes qui se jouent entre les agents (aux intérêts et aux stratégies différents) appartenant au même univers, ou à celles qui s’instaurent entre des agents issus d’univers différenciés, la théorie des champs néglige trop souvent l’étude de la spécificité des activités qui s’y déploient. En ne répondant pas à la question de savoir ce qu’est la littérature, le droit, la science ou l’école, les recherches sur les champs littéraire, juridique, scientifique ou scolaire désertent fatalement le terrain au profit des théoriciens de la littérature et du droit, des épistémologues ou des didacticiens.
Et l’on mesure clairement l’effet pervers de cet oubli (du contenu et des formes des activités sociales) dans les luttes scientifiques ordinaires où les sociologues utilisent assez fréquemment le schème « stratégique » pour désamorcer les critiques qui leur sont adressées. En effet, au lieu de prendre acte de la critique, de l’examiner pour ce qu’elle est (et non comme indice d’une réalité ou d’une motivation cachée) et de voir dans quelle mesure il est capable d’y répondre (ou d’en tenir compte dans la suite de ses recherches), le chercheur [5] va plutôt se demander quel intérêt peut avoir celui qui le critique à le critiquer. Et comme il trouvera assez facilement les raisons (jamais pures) de celui qui le critique, il en conclura donc que la critique est « de mauvaise foi », « intéressée », « guidée par des intérêts particuliers », « animée par le ressentiment », etc. En procédant de cette manière, les sociologues ont ainsi inventé le plus court chemin vers la surdité et la cécité à l’égard de toute critique, constituée systématiquement en « sale coup ». On pourrait même se demander si cet abus de l’argument sur les motivations cachées, les intérêts ou les stratégies (conscientes ou non conscientes) n’explique pas, au moins en partie, l’immaturité scientifique persistante des sciences humaines et sociales par rapport aux sciences du monde physique, sans doute moins réflexives que les premières, mais plus directement tournées vers le contenu de leur travail scientifique. On semble d’autant plus tourné vers soi et soucieux des relations que l’on entretient avec les autres que l’on s’est détourné de la structure et du contenu de son activité de connaissance. Plutôt que d’être tout entier à son « objet de connaissance », on réduit alors tout à un problème de relations entre « sujets connaissants ». À trop se demander d’où l’autre « parle », on finit par ne plus entendre ce qu’il dit.
Ce mode de raisonnement et de fonctionnement a des effets surprenants sur les apprentis-sociologues eux-mêmes. Qui n’a pas déjà remarqué la transformation de l’attitude des étudiants dès lors qu’ils quittent le statut d’étudiant pour entrer dans les eaux incertaines de la « professionnalisation » ? Habitués, en tant qu’étudiants, à recevoir et à accepter des critiques de leur travail, les « entrants » reconnus par l’adoubement universitaire (l’attribution du doctorat) ou, avant cela, en voie de reconnaissance par divers petits indices de leur insertion professionnelle (l’enseignement à l’université, l’attribution d’une allocation de recherche, la participation à des recherches…), ne voient plus que « coups » et « stratégies » à leur égard dans les critiques adressées à leur travail par leurs quasi-pairs, ce que, pour compliquer l’affaire, elles sont aussi pour une part. Ainsi, les critiques purement stratégiques (on pourrait dire : « sans force intrinsèque ») finissent-elles par faire de l’ombre aux critiques argumentées qui peuvent être elles-mêmes – la question est au fond très secondaire – engendrées par des « intentions » ou des « pulsions » plus ou moins « pures » ou « stratégiques ».
Il y a, si l’on considère les choses de près, beaucoup d’idéalisme implicite dans l’utilisation polémique, en tant qu’arme de dénonciation, de l’objectivation des positions et des stratégies ou des intérêts qui seraient à l’origine des comportements et des discours. Car il va de soi qu’aucun comportement – même le plus noble, le plus moral, le plus juste ou le plus généreux – n’échappe à une analyse de cette nature. Même le plus « pur » des physiciens (celui qui, dans une controverse scientifique, va vaincre ses adversaires avec des armes strictement scientifiques) pourra être objectivé de cette manière et l’on pourra faire apparaître sans grande difficulté ses pulsions « meurtrières » sublimées, la haine de ses concurrents, ses stratégies scientifiques dans le choix de ses objets ou de sa sous-discipline, etc. En effet, qui pourrait nier qu’il faut avoir un « intérêt à critiquer » pour critiquer ? A-t-on déjà rencontré, dans l’histoire des sciences, critique scientifique qui ait été émise dans d’autres conditions ? Au lieu de se lancer dans une exégèse des « motivations » qui sont au principe de la critique, les chercheurs devraient tout simplement entendre les arguments avancés per se, mesurer leur force de réfutation, et, soit débattre, soit intégrer la critique en y répondant en acte.
Objectivation et disqualification
On voit bien, d’ailleurs, dans le champ des sciences sociales, comment ceux qui sont parvenus à objectiver leurs adversaires (à les remettre dans l’histoire, à les faire passer de l’état de « collègues » à l’état d’objet étudié, à mettre au jour leurs procédures interprétatives, etc.) ont assez souvent le sentiment (parfaitement illusoire) de les avoir « dépassés » (ou, plus prosaïquement, vaincus). Par exemple, en s’interrogeant sur les leviers, les fondements, les présupposés idéologiques ou moraux qui ont rendu possible le travail interprétatif de la sociologie critique (et notamment la sociologie de la légitimité et de la domination de Pierre Bourdieu), certains sociologues ont pu penser au cours de ces dernières années se situer au-delà de cette sociologie. L’objectivation des fondements de la critique serait ainsi « mortelle » pour la sociologie critique et l’on voit bien que, au moins dans un premier temps, ce sont plus souvent les adversaires de cette sociologie qui la désignaient comme telle que ses pratiquants. Pourtant, des personnes, des pratiques ou des discours objectivés ne perdent pas brusquement leur valeur et l’on ne peut en aucun cas confondre objectivation et disqualification.
De ce point de vue, l’analyse objectivante des entre-soi intellectuels, des retours d’ascenseur (e. g. X fait un compte-rendu élogieux du livre de Y parce que Y a fait un compte-rendu tout aussi élogieux du livre d’un ami ou du conjoint de X ou parce que Y fait partie de la même maison d’édition ou de la même revue que X…) ou des réseaux de relations et d’interdépendance, telle qu’on peut la lire dans la sociologie animée par une recherche des intérêts et des stratégies, finit par devenir problématique lorsque celui qui objective les positions des uns et des autres glisse vers une sorte de description disqualifiante et dénonciatrice (qui peut prendre la forme de l’ironie ou de la charge) des acteurs objectivés : « Regardez-les, semble nous dire le “démystifié et démystificateur” pointé par Pierre Bourdieu, ce ne sont que des stratèges, des complices, des corrompus, etc. » Et celui qui objective ses adversaires ne se rend pas toujours compte qu’on pourrait lui appliquer – avec la certitude d’un succès polémique équivalent – le même type d’analyse.
Je prendrai ici l’exemple d’un article intitulé « Le colloque parisien [6] », dans lequel Joseph Jurt (professeur de littératures romanes à l’université de Fribourg en Allemagne) évoque (décrit ? analyse ? critique ?) un colloque (« L’intellectuel et l’écrivain : un dialogue français ») organisé conjointement par la Société des gens de Lettres et la Maison des écrivains, et qui se déroule à Paris. Le propos de Jurt se situe entre l’objectivation ethnographique et sociologique (analyse des comportements et des paroles observés, mais aussi des positions des uns et des autres dans le champ intellectuel, de certaines relations d’interdépendance qui les lient…) et la critique sociale. De toute évidence, le lecteur de Liber [Qui était alors un supplément au numéro 103 de la revue Actes de la recherche en sciences sociales.] est prédisposé à lire ce texte comme une critique de l’entre-soi littéraire et philosophique parisien-mondain. C’est cette critique qui guide la description de l’auteur et donne sa saveur au texte.
Il relève tout d’abord tous les signes de la mondanité du lieu ou des participants : « Lorsque je me présente au somptueux Hôtel de Massa, où doit se tenir le colloque [Dans toutes les citations de l’article, les soulignements sont de moi.]… » ; « Philippe Sollers, au sourire malicieux, maniant avec élégance son fume-cigarette, s’accorde parfaitement, tel un petit marquis, avec le cadre délicat de l’Hôtel de Massa » ; « J’ai failli oublier de dire que le colloque parisien auquel j’avais eu l’honneur d’assister a été suivi d’un cocktail exquis dont on ne savait pas s’il fallait le classer sous la rubrique du plaisir ou sous celle de la jouissance. Le cocktail “fut long, délicat”. » Il insiste aussi, et ce dès le titre, sur le caractère « parisien » (équivalent ici de « mondain ») du colloque : « C’est un colloque bien parisien » ; « L’Italien convié, Paolo Fabbri […] est presque parisien : il a été directeur de programme au Collège international de philosophie » ; « En guise d’introduction, on évoque un colloque parisien antérieur. » L’aurait-il fait à propos de collègues dont il se sent intellectuellement plus proche et qui vivent et travaillent à Paris ? Rien n’est moins sûr. L’objectivation du caractère « parisien » de la rencontre est, en ce sens, ambigu : il fonctionne davantage comme critique sociale émise à l’encontre d’adversaires intellectuels (« ils sont très parisiens » signifiant « ils sont très prétentieux » ou « ils font partie d’un tout petit monde ») que comme une véritable objectivation sociologique, qui permettrait par ailleurs de qualifier nombre de colloques, séminaires, journées d’études scientifiques à propos desquels l’auteur ne trouverait sans doute rien à « redire ».
De même, ce qui est tout à la fois objectivé et dénoncé, c’est le réseau serré des relations d’interdépendance que manifeste un tel colloque : « Tout un réseau de liens les unit les uns aux autres. » Collusions, connivences, complicités, affinités électives, voilà ce qui, au fond, est visé par le texte. N’ayant pas d’invitation pour le colloque, Joseph Jurt observe la réticence des hôtesses d’accueil et commente : « On aime apparemment avoir une certaine résonance publique tout en restant entre soi : j’ai compris qu’il fallait être convié. » Citant les noms des différents participants et organisateurs (Christine Buci-Glucksmann, Michel Deguy, Dominique Desanti, Paolo Fabbri, Alain Finkielkraut, Viviane Forrester, Jean-François Lyotard, Henri Meschonnic, Emmanuel Moses, Dominique Noguez, Jacqueline Risset, Danièle Sallenave, Philippe Sollers), il met en évidence leurs liens souterrains non affichés (et non immédiatement visibles) qui se trament, diversement, à travers la Maison des écrivains, le Collège international de philosophie, l’Université de Paris VIII, les revues Les Temps modernes et L’Infini, la collection Le Messager (Gallimard) ou encore Le Monde des livres. Il souligne aussi la connivence perceptible entre les intervenants : « Suit une longue discussion à partir de Barthes sur les différentes nuances entre “plaisir” et “jouissance” qui fait voir la grande familiarité des participants : “Je suis d’accord avec Jean-François”, estime l’un, mais “Christine n’a pas tort non plus”, remarque une autre. “Narcissisme de groupe”, disait quelque part Jean Starobinski, parlant de l’universalisation du plaisir et du plaire, à propos, bien sûr, des salons du Grand Siècle, non de celui de l’Hôtel de Massa. »
Que peut penser le lecteur d’un tel texte ? S’il n’aime pas – comme c’est fort probablement le cas de la grande majorité des lecteurs des Actes de la recherche en sciences sociales, revue dans laquelle on trouvait inséré ce supplément [7] – les mondanités, les intellectuels médiatiques, les post-modernes ou les propos ampoulés, il en retirera une satisfaction intellectuelle et pourra même louer les vertus critiques de l’objectivation sociologique. Mais, comme je l’ai rappelé en m’appuyant sur une remarque de Pierre Bourdieu, l’objectivation n’est pas une arme critique dont on doit principalement se servir contre ses adversaires ou ses ennemis. Et l’on pourrait dire ainsi qu’objectivation bien ordonnée commence toujours par soi-même, car elle doit s’appliquer d’abord à soi afin de contrôler les effets de sa propre position dans le rapport que l’on entretient à l’objet. Or, si par un exercice semblable, on soumet l’arroseur au même traitement, le résultat se révèle tout aussi parlant (et l’arroseur bien arrosé).
En effet, Joseph Jurt publie cet article dans la revue Liber dirigée par Pierre Bourdieu. Il a, par ailleurs, publié à plusieurs reprises dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales dirigée par le même Pierre Bourdieu et est associé au Centre de sociologie européenne dont le directeur est, à l’époque, Pierre Bourdieu. Or, on sait les détestations que le sociologue a pour plusieurs des intellectuels cités dans l’article (et notamment pour Alain Finkielkraut, Danièle Sallenave ou Philippe Sollers) et l’on ne peut pas davantage lui prêter un goût particulier pour la philosophie postmoderne de Jean-François Lyotard.
Par ailleurs, Joseph Jurt exprime son étonnement quant à la complète méconnaissance d’un livre qui lui paraît important si l’on veut traiter la question abordée lors du colloque : « J’évoque devant l’un des organisateurs le nom de l’auteur d’une monographie historique récente, Naissance de l’écrivain. Inconnu au bataillon ! Il est vrai, cet historien ne collabore ni au Messager européen, ni à L’Infini et il n’enseigne pas au Collège international de philosophie. » Or, il veut parler (sans le nommer) d’Alain Viala qui a publié Naissance de l’écrivain aux Éditions de Minuit, dans la collection « Le sens commun » dirigée par… Pierre Bourdieu.
Il écrit aussi : « La personne de Michel Deguy paraît constituer une sorte de noyau. C’est logique. Il est président de la “Maison des écrivains”, mais il préside également le Collège international de philosophie, il enseigne à l’université de Paris VIII, et il est membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes. » Mais, là encore, on pourrait en dire de même à propos de Pierre Bourdieu. On écrirait alors : « La personne de Pierre Bourdieu paraît constituer une sorte de noyau. C’est logique. Il est directeur de la revue Actes de la recherche en sciences sociales (qui a déjà publié des articles critiques sur Philippe Sollers, notamment sous la plume d’un membre du Centre de sociologie européenne [8]) et de la revue Liber. Il dirige un Centre de recherche auquel est associé Joseph Jurt, qui écrit par ailleurs dans les revues déjà citées. Il dirige une collection aux Éditions de Minuit, qui a accueilli Naissance de l’écrivain, cité par Joseph Jurt. Etc., etc. » Et si l’on poursuivait l’investigation sur le terrain de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, on pourrait mettre en exergue, comme le fait Jurt, le « narcissisme de groupe » qui s’objective dans les citations et notes de bas de page : des références récurrentes aux articles et ouvrages de Pierre Bourdieu, de fréquentes citations mutuelles d’un petit groupe de sociologues (en grande partie parisiens) qui se concentrent pour l’essentiel dans le Centre de sociologie européenne, and so on and so forth. Mais que prouverait-on alors en dehors du fait que Pierre Bourdieu était, comme Durkheim en son temps, un personnage clef de la vie des sciences sociales françaises de la seconde moitié du xxe siècle, qu’il dirigeait ou animait une série d’entreprises scientifiques et éditoriales et que son œuvre faisait, en effet, largement référence ?
Quand on éprouve, comme c’est mon cas, infiniment plus de sympathie pour l’œuvre de Pierre Bourdieu que pour celles des personnes présentes à ce colloque, on aimerait ne pas voir disqualifiée cette œuvre avec des procédés identiques à ceux employés pour critiquer ses adversaires (comme j’ai commencé à en montrer la possibilité). Il me semble qu’il faudrait donc, en matière de critique, aller plus directement au cœur des choses, ce qui signifie : 1) dire que le problème fondamental réside dans le fait que l’on est en profond désaccord avec les idées sur la littérature et les conceptions du travail intellectuel et du monde social que développent les participants au colloque et 2) contre-argumenter systématiquement en déployant le plus explicitement possible ses propres conceptions. Ce qu’il ne faudrait en revanche pas laisser penser, c’est que le différend pourrait être lié au fait que les intervenants sont parisiens, qu’ils se connaissent tous et se citent mutuellement en utilisant leurs prénoms, qu’ils participent par ailleurs à des entreprises (éditoriales, universitaires) communes ou qu’ils organisent des cocktails (« exquis » ou non).
Est-ce que mettre au jour les liens institutionnels entre des individus, éclairer leurs intérêts et leurs stratégies ou dévoiler l’entre-soi et les connivences disqualifie nécessairement ces individus, leurs activités et leur vision du monde ? Il me paraît évident que non, dans la mesure où ce type de vérité peut s’établir indépendamment de la nature des activités, des visions du monde et des individus en question. Et il serait tout à fait irréaliste de penser que la vie intellectuelle ou scientifique – quels que soient la qualité et le degré de vertu des acteurs qui y participent – pourrait s’organiser autrement qu’avec des solidarités, des affinités/complicités théoriques, des préférences intellectuelles, des collaborations qui amènent à citer positivement davantage ceux que l’on préfère que ceux que l’on déteste (ce qui me paraît à peu près aller de soi), etc. Et c’est pourtant sur cette confusion de l’objectivation (partielle) et de la dénonciation (disqualification) que repose une grande partie des effets d’un texte comme celui que nous venons d’évoquer, comme de bien d’autres du même genre. Plus la sociologie se fonde sur un combat (quelle que soit sa justesse) politique et social, plus elle prend le risque de glisser de l’objectivation à la dénonciation (ou à l’insulte déguisée, euphémisée) ou, pire encore, de faire passer une disqualification pour une objectivation scientifique [9]. Ni la sociologie, ni la critique sociale ou politique n’ont à gagner à de telles confusions.
Bernard Lahire
Sociologue
Pourquoi ce texte?
Cet article est paru dans le numéro 24 de Mouvements, novembre-décembre 2002.
Notes
[1] Je remercie Pierre Mercklé pour ses commentaires critiques pertinents.
[2] En posant la question centrale suivante dans Le Sens pratique (Minuit, 1980) : « Pourquoi sommes-nous spontanément objectivistes lorsqu’il s’agit des autres ? », Pierre Bourdieu pointait implicitement les potentialités polémiques de toute démarche d’objectivation.
[3] P. Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987, p. 38.
[4] C’est ce que j’ai essayé de montrer dans un paragraphe intitulé « Un champ décharné » du chapitre « Champ, hors-champ, contrechamp » in B. Lahire (dir.), Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Éditions La Découverte, 1999, pp. 40-51.
[5] L’usage du singulier ne doit pas amener le lecteur à penser que je désigne implicitement « un chercheur en particulier » et, pour être tout à fait explicite, Pierre Bourdieu lui-même. Il me semble que tout sociologue est tenté, à un moment ou à un autre, d’utiliser ce puissant moyen de protection sociale et mentale. Et il me semble utile de préciser que je ne me sens pas fondamentalement différent de la majorité des chercheurs sur ce point. En pointant les limites d’un tel raisonnement, le but n’est donc pas de viser « un chercheur » ou « une partie des chercheurs » mais de donner des raisons collectives de ne pas en abuser.
[6] Liber, n° 18, juin 1994, pp. 16-18.
[7] Et je précise, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur le sens de ma démarche, que c’est mon cas et que j’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce texte la première fois que je l’ai lu.
[8] L. Pinto, « Tel Quel. Au sujet des intellectuels de parodie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 1991/89, pp. 66-77.
[9] B. Lahire, « Utilité : entre sociologie expérimentale et sociologie sociale », in B. Lahire (dir.), À quoi sert la sociologie ?, La Découverte, 2002.
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