UNE DOMINATION SANS PARTAGE
Règne des multinationales
Est considérée comme multinationale toute firme ayant réalisé des investissements durables à l’étranger et disposant de filiales hors de son pays d’origine, ou ayant pénétré certains pays hôtes grâce à des alliances avec des entreprises locales. Si l’on s’en tient à cette définition, les multinationales ont connu une expansion sans précédent en quarante ans : de 6.000 en 1960, on en comptait 65.000 en 2001, contrôlant 800.000 filiales actives de par le monde.
Bien que détenu uniquement par un faible nombre d’entre elles, le pouvoir qu’elles exercent sur les habitants et les richesses de la planète est devenu pratiquement absolu.
Etat des lieux
Fait sans précédent dans l’histoire de l’humanité, certaines entreprises, prises individuellement, disposent désormais de plus d’avoirs et d’influence que des pays riches. C’est ainsi que le chiffre d’affaires de Wal Mart, le géant mondial de la distribution, s’élève désormais à 350 milliards de dollars, soit l’équivalent du PIB de
la Belgique, ou encore de l’Arabie Saoudite. Le chiffre d’affaires de General Motors dépasse quant à lui le PIB du Danemark, le chiffre d’affaires d’Exxon Mobil celui de d’Autriche. En 2005, la multinationale pétrolière a repoussé le record historique concernant les bénéfices nets engendrés en un seul trimestre : 10,7 milliards de dollars !
Cette course au gigantisme ne semble connaître aucune limite : alors que la plus grosse capitalisation boursière en 1982 était détenue par IBM à hauteur de 92 milliards de dollars, elle est désormais détenue par Exxon à hauteur de 406 milliards de dollars. Les pays émergents sont également touchés par la démesure. Leurs cent plus grosses multinationales ont totalisé en 2006 un chiffre d’affaires de 1.200 milliards de dollars, en augmentation de 30% en deux ans seulement. Ces sommes démesurées sont à l’image de l’influence et de la force de frappe dont disposent aujourd’hui les multinationales les plus puissantes. En toute logique, les fusions et les acquisitions se sont multiplié, traduisant une voracité sans limites. En croissance continue pour la quatrième année consécutive, les opérations de fusions et de rachats ont connu une augmentation record en 2006, représentant la bagatelle de 3.610 milliards de dollars dans le monde, soit 35% de plus qu’en 2005, année déjà plutôt « faste » en la matière. Mais ce qui frappe, c’est que la jungle financière est de plus en plus impitoyable. Le nombre d’opérations hostiles a bondi à près de 500 milliards de dollars, soit une évolution de 87% par rapport à l’exercice précédent.
D’un point de vue collectif, les multinationales les plus influentes disposent de richesses qui leur confèrent un pouvoir démesuré : en 2002, les 200 plus grandes sociétés multinationales contrôlaient ensemble le quart du produit mondial brut. En 2006, elles se rapprochaient des 30%. Certains secteurs sont également presque entièrement sous contrôle des grands groupes financiers. Il en est ainsi des facteurs les plus cruciaux de l’économie, comme dans le domaine de l’alimentation. Les 30 plus grandes chaînes d’alimentation contrôlent environ le tiers du marché alimentaire mondial. Et leur évolution est tentaculaire : le nombre de pays où les 5 plus grosses multinationales sont implantées a augmenté de 270% entre 1980 et 2001. Dans certains sous-secteurs, la domination est encore plus totale. Ainsi, les 4 plus grosses multinationales productrices de céréales se partagent 90 % du marché mondial tandis que les 4 majors du disque se partagent 80% du marché européen. Au niveau des semences transgéniques, on frise l’hégémonie avec la multinationale américaine Monsanto qui en détient 80% du marché mondial. La majeure partie du commerce du café est contrôlée par une poignée de multinationales. Quant au secteur du coton, une dizaine de groupes s’y partagent la majorité des échanges. Ces situations de quasi-monopoles se retrouvent tout aussi fréquemment aux niveaux nationaux ou régionaux. Au niveau des semences transgéniques, la domination est encore plus totale avec la multinationale américaine Monsanto qui en détient 80% du marché mondial. La majeure partie du commerce du café est contrôlée par une poignée de multinationales. Quant au secteur du coton, une dizaine de groupes s’y partagent la majorité des échanges. Ces situations de quasi-monopoles se retrouvent tout aussi fréquemment aux niveaux nationaux ou régionaux.
Mais en réalité, ce ne sont pas seulement les multinationales, mais bien tous les acteurs financiers dont les fortunes atteignent des proportions démesurées. Les actifs des « Hedge Funds » (fonds d’investissement spéculatifs) pèsent désormais 1.760 milliards de dollars, soit trois fois plus qu’il y a à peine 5 ans. Les fonds de pension réunis valent désormais 3.000 milliards de dollars. Les banques et les assurances accumulent les profits avec une régularité de métronome. En 2006, les 5 banques américaines les plus importantes ont combiné ensemble un nouveau record de profit net : 28 milliards de dollars. Au plus grand bonheur des courtiers et des « spécialistes » des marchés financiers. À
la City de Londres, le montant des primes qui leur a été versé fin 2006 atteignait un nouveau record de 13,2 milliards d’euros.
Les multinationales, ou la configuration d’une nouvelle économie
L’émergence des multinationales comme acteur principal de l’économie mondial ne s’est pas produite sans une évolution « interne » au sein même des entreprises. Le changement majeur dans la gestion d’entreprise, c’est que tout est désormais conçu et pensé dans l’intérêt des actionnaires. En effet, en quelques décennies, l’actionnariat a profondément changé de visage. Parmi ses anciennes composantes, l’Etat et l’actionnariat familial ont pratiquement disparu, laissant place aux assurances et aux divers fonds d’investissement, des fonds spéculatifs aux fonds de pension. Les objectifs de rentabilité à outrance et les méthodes appliquées par les multinationales pour y parvenir s’expliquent par la nature même de ces nouveaux actionnaires. En effet, les fonds d’investissement ne sont pas là pour accompagner les entreprises dans leur développement, loin s’en faut. Au contraire, leur seul intérêt est à court terme, aussi exigent-ils des rendements immédiats très élevés, la barre des 15% étant couramment imposée. Les multinationales sont donc plus que jamais devenues une projection du monde de la finance. Et en toute logique, les deux convergent vers un unique objectif : l’accumulation sans limites du profit.
Le cours de l’action est donc devenu la priorité essentielle de l’entreprise, éclipsant toutes les autres au rang de faire-valoir. Pour s’assurer la docilité des dirigeants, souvent issus des milieux financiers et déjà acquis à leur cause, les « nouveaux actionnaires » les associent au cours de l’action en bourse, notamment en leur accordant des stock-options (un lot d’actions que les dirigeants ont tout intérêt à « valoriser » pendant leur mandat pour en tirer le bénéfice le plus juteux possible lors de la revente). Cette pratique, ainsi que les rémunérations mirobolantes qui leur sont attribuées – ou qu’ils s’attribuent eux-mêmes – conduisent aux dérives salariales auxquelles nous assistons pour le moment.
Face à cette « dictature des 15% », les salariés en sont réduits à de simples variables d’ajustement, bon à être vendus, restructurés ou licenciés sur l’autel du profit à court terme. Les fonds d’investissement, eux, n’en ont cure. Non seulement ils prospèrent, mais en plus, ils ne doivent jamais répondre de leurs actes. Car lorsque les médias se focalisent sur des délocalisations ou des licenciements collectifs, ce sont toujours les multinationales qui sont citées. Jamais les actionnaires qui très souvent tirent les ficelles en coulisse.
Aujourd’hui, la classe financière n’habite plus uniquement la sphère de l’économie. Elle est devenue un pouvoir autonome qui en a largement débordé, ses intrusions s’étendant désormais aux mondes scientifique, culturel et plus grave encore, à la gouvernance. En sapant une monnaie, en soutenant un régime docile à ses injonctions, en provoquant des crashs boursiers sur fonds de spéculation, la classe financière affirme son pouvoir absolu sur la vie sociale, économique et politique de tous les individus de la planète. Car c’est bien cela que la mondialisation a permis aux nouveaux maîtres du monde : repousser sans cesse les limites de leur pouvoir et de l’appropriation des richesses de la planète.
Collusion avec l’administration Bush
Première arme de choix pour les multinationales : l’administration présidée par George W. Bush. En réalité, les multinationales américaines n’ont nul besoin d’exercer une quelconque pression sur le gouvernement américain. Elles sont le gouvernement. Que
la Maison-Blanche ait des connexions avec le milieu des affaires n’a évidemment rien de révolutionnaire, loin de là. L’unique nouveauté, c’est le peu de souci qu’a l’administration Bush d’occulter cette réalité.
Pour s’en persuader, rien de tel que de rappeler le coût du financement de la campagne électorale de Georges Bush pour sa réélection en 2004, estimé à 200 millions de dollars, un montant sans précédent. Rien de tel ensuite que de passer l’administration Bush en revue.
Le président tout d’abord, a (mal) dirigé plusieurs firmes pétrolières, dont l’influente Harken. Le vice-président, Dick Cheney, est l’ancien PDG d’Halliburton, multinationale très active dans le pétrole, l’armement et la construction. Son épouse a repris son ancienne fonction de directeur de Lockheed Martin, une autre grosse multinationale active dans la défense. En parlant de défense, son ministre, Donald Rumsfeld est l’ancien directeur de Gilead Sicences (biotech), dont il a touché au passage l’équivalent de 30 millions de dollars de stock options. Condoleezza Rice est une ancienne conseillère d’administration d’Halliburton et de la multinationale pétrolière Chevron. Robert Zoellik, représentant des USA pour le commerce extérieur est un ancien conseiller d’Enron et est actuellement toujours le directeur de Said Holdings, spécialisée en commerce d’armement. Et ainsi de suite.
Tous les membres de l’administration Bush, des ministres aux conseillers en passant par les adjoints, sont issus sans exception des secteurs financiers américains les plus influents. L’industrie pétrolière y est la mieux représentée. Historiquement, le parti républicain et le pétrole ont toujours fait bon ménage. Il est dans l’intérêt évident des pétroliers de conserver les républicains au pouvoir. Une majorité démocrate serait favorable à la limitation des gaz à effet de serre et pourrait même s’en prendre à leurs bénéfices en les surtaxant. Les multinationales pétrolières américaines ne s’y sont pas trompées, elle qui, en octobre 2004 comme en octobre 2006, ont réduit volontairement le prix du baril à des fins électorales pour le moins évidentes.
L’ONU cadenassé par les Etats-Unis
L’Organisation des Nations Unies est financée à hauteur de 26% par les Etats-Unis. Dans le vaste et complexe système onusien, pas un secteur n’échappe à la contribution financière et à l’influence américaine. Cette mainmise s’exerce jusque dans les recrutements. Pas un seul des hauts fonctionnaires de l’ONU ne bénéficie de la moindre promotion sans l’aval exprès de
la Maison-Blanche. Jean Ziegler qui, en tant que rapporteur spécial du PAM (Programme Alimentaire Mondial), connaît bien l’institution, nous explique dans « L’Empire de
la Honte » qu’un bureau de
la Maison-Blanche abrite une équipe spécifique composée de hauts fonctionnaires et de diplomates. Leur mission exclusive est « de suivre la carrière et les faits et gestes de chacun des principaux dirigeants de Nations Unies ou de leurs organisations spécialisées. Quiconque ne marche pas droit a peu de chances de survivre dans le système ».
Mais c’est certainement au niveau militaire que la mainmise américaine sur les instances onusiennes est la plus visible. Les Etats-Unis disposent, comme les quatre autres membres permanents (Russie, France, Angleterre et Chine), d’un droit de veto au Conseil de Sécurité de l’ONU, droit dont ils usent et abusent en vue d’assouvir leurs objectifs économiques et géopolitiques. À titre d’exemple, ce droit de veto a déjà utilisé à huit reprises ces six dernières années par les Etats-Unis, contre une seule fois pour tous les autres membres permanents durant la même période. Concernant la seule question israélo-arabe, la seule délégation américaine a déjà posé 33 fois son veto. Par contre, lorsque le Conseil de Sécurité ne suit pas la délégation états-unienne, comme ce fut le cas pour la guerre en Irak, les Etats-Unis passent outre les résolutions. Rappelons que l’invasion de l’Irak avait surtout pour but sa « reconstruction », dont le terme a permis de masquer une gigantesque privatisation des secteurs rentables de l’économie irakienne au profit principal. des multinationales américaines.
Ces dernières sont du reste très présentes dans les instances onusiennes. Mais contrairement aux intrigues discrètes qui viennent d’être décrites, les multinationales agissent en plein jour. Et ce par la grâce du Global Compact. Visant, selon la formule du secrétaire général de l’ONU, à « unir la force des marchés à l’autorité des idéaux universels », le Global Compact, créé en janvier 1999, est un code de bonne conduite proposé aux multinationales désireuses d’y participer. Englobant des sujets aussi variés que le respect des droits de l’homme et des travailleurs, la liberté syndicale, le respect environnemental ou encore la lutte contre la corruption, le Global Compact aurait pu être l’outil idéal. Seulement, le mécanisme a un défaut, qui change fondamentalement toute la donne : l’absence de contraintes juridiques, empêchant de fait le contrôle du respect des engagements des multinationales. Ce qui explique pourquoi plus d’un millier d’entreprises – dont certaines, telles Shell et bien d’autres, bafouent allègrement ces droits – se sont ruées sur l’occasion. Coup double ! Non seulement elles bénéficient d’un impact médiatique considérable et redorent leur image de marque, mais surtout, elles n’ont rien signé qui les obligent à respecter l’accord. Le Global Compact consacre un renversement inquiétant que la FIDH ne manquait pas de signaler : les droits de l’homme sont proposés aux entreprises comme une disposition facultative, alors qu’ils devraient s’imposer à elles, puisqu’ils sont par essence les valeurs communes de l’humanité.
À ce jour, le Global Compact représente certainement la pire des impostures que les multinationales aient mises en place. Pire même, en assujettissant l’intérêt général à l’intérêt des milieux financiers, il symbolise la démission de la communauté internationale. Les multinationales ont une fois encore démontré qu’elles ne tolèrent rien de ce qui pourrait entraver leur « liberté » d’investir.
Les institutions financières sous contrôle des multinationales
Les trois principales institutions financières mondiales sont l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC),
la Banque Mondiale (BM) et le Fonds Monétaire International (FMI). Toutes sont, chacune à leur manière, assujetties aux intérêts des multinationales.
De ces trois institutions financières internationales, l’OMC dispose en apparence du système le plus démocratique, chaque pays membre y possédant une voix. Les multinationales n’en contrôlent pas moins l’ensemble de l’institution. Depuis sa création, l’OMC a édicté, systématiquement à l’initiative des grands groupes financiers, toutes sortes d’accords commerciaux en leur faveur. Les libéralisations successives des télécommunications, des transports publics, puis finalement de l’ensemble des services publics (via l’AGCS) en sont une des nombreuses illustrations. Sur des questions aussi essentielles que le domaine agricole, l’OMC n’a toujours pas remis en question les subventions agricoles des pays riches qui profitent à leurs multinationales de l’agroalimentaire, asphyxiant ainsi les petits producteurs des pays riches comme des pays pauvres. Ces exemples à foison démontrent la totale dépendance de l’OMC aux grands groupes financiers des pays riches.
Ce déséquilibre est également visible au sein de l’ORD (Organe de Règlement des Différents), sous-institution de l’OMC qui règle les conflits du commerce international. Des experts sont certes mis à disposition des pays en litige. Mais outre que ces experts sont généralement issus de pays développés et donc rarement neutres, les délégations des pays pauvres, qui n’ont déjà souvent pas les moyens d’y faire siéger un membre permanent, se retrouvent désavantagées de fait. Les nouveaux adhérents se retrouvent également dans cette même position de faiblesse. On s’en persuadera lorsque l’on voit les veto successifs imposés par les Etats-Unis au Viêt-Nam, finalement accepté au prix d’une cession complète de son secteur public aux investissements étrangers. Quant à l’adhésion de
la Russie, celle-ci a été pour la énième fois rejetée en juillet 2006, sur simple veto de la délégation américaine.
La Sous-Comission de la promotion et de la protection des droits de l’homme de l’ONU commanda durant l’année 2000 une enquête sur l’influence des sociétés transcontinentales au sein de l’OMC. Les experts conclurent de la manière suivante : « L’OMC est presque totalement entre les mains des sociétés transcontinentales privées ». Malgré de nombreuses pressions extérieures, le rapport fut maintenu. Il s’agit désormais d’un document officiel des Nations Unies.
La Banque Mondiale et le FMI ont également été des promoteurs acharnés de l’idéologie néo-libérale.
La Banque Mondiale finança et finance encore de nombreux projets de privatisations dans les pays en voie de développement. Le FMI, en contrepartie des prêts qu’il leur accordait, exigeait d’eux une libéralisation totale des secteurs publics, opportunité juteuse dans laquelle se sont engouffrées de nombreuses multinationales.
Ces deux institutions ont comme dénominateur commun un assujettissement total aux pays développés, puisque les Etats-Unis et les pays européens (pour autant qu’ils se mettent d’accord sur le sujet) disposent de plus de 15% des droits de vote. Or, il faut minimum obtenir 85% de votes pour toute prise de décision. Faites le compte : les Etats-Unis et l’Europe disposent donc formellement d’un droit de veto permanent.
C’est du reste ce même droit de veto que la délégation américaine utilisa pour enterrer les projets de réforme discutés en 2003. C’est également elle qui s’opposa farouchement à toutes les propositions de réforme structurelle des deux institutions, ne voulant pas mettre en péril sa possibilité de contrer toute décision contraire aux intérêts de ceux qu’elle représente : les milieux financiers américains, qui ont été les premiers à profiter des politiques de déréglementation menées par
la Banque Mondiale et le FMI pendant plus de deux décennies.
Les groupes de lobbying
À Washington, ils sont près de 12.000. À Bruxelles, plus de 15.000. Ce sont les lobbyistes. Vous n’en avez jamais entendu parler ? Rien d’étonnant car tous cultivent une discrétion à toute épreuve et un goût du secret prononcé nécessaires à leurs affaires. Les groupes de lobbying sont en réalité des groupes de pression, dont les plus nombreux et les plus influents représentent les principaux secteurs économiques, chargés de procéder à des interventions destinées à influencer directement ou indirectement les processus de décision des pouvoirs publics. Le phénomène, qui trouve son origine dans les pays anglo-saxons, n’est certes pas nouveau, mais son expansion a été considérable ces dernières années, notamment à Bruxelles, nouvelle terre de concentration du pouvoir.
Que chacun défende son pré carré est de bonne guerre. Pour autant, il ne faut pas se leurrer : le discours des propagandistes du lobbying, qui y voient la matrice d’une civilisation à en devenir, un formidable creuset pour l’échange des idées, la renaissance de la démocratie, relève de la pure mystification. Du lobbying, il ne faut surtout pas attendre un nouvel élan du dialogue démocratique : ses pères fondateurs et ses représentants actuels n’ont que faire du débat contradictoire, de l’échange de points de vue, du respect de l’autre, base et fondement d’une démocratie vivante. Faire du lobbying, c’est dans la majorité des cas viser une fin par tous les moyens possibles sans tenir compte de l’opinion, des intérêts ou de l’existence même d’autrui. Dans cette guerre d’influence où les groupes financiers pèsent de tout leur poids, tout est permis : le mensonge, le dénigrement, la calomnie, le trucage des faits, les rapports et les analyses orientés, ou plus grave la corruption. La sphère économique a réussi, grâce aux méthodes du lobbying, à phagocyter le pouvoir politique issu du choix démocratique des citoyens jusqu’à l’assimiler complètement. Machiavel l’a emporté sur Rousseau.
Le lobbying maître des institutions européennes
La création des institutions européennes a représenté une véritable aubaine pour les groupes de lobbying, qui y augmentent sans cesse leurs présences et leurs influences. La concentration de pouvoir couplée à la logique communautaire ont entraîné de nombreux conflits d’intérêts dans les lesquels les groupes de lobbying se sont engouffrés, les plus puissants d’entre eux défendant avec ardeur l’intérêt de leurs principaux représentants : les grandes multinationales européennes. L’enjeu est de taille : 75% des mesures de politique économique et sociale qui touchent le quotidien des citoyens européens sont préparées et édictées à Bruxelles avant d’être transposées dans le droit national des Etats membres.
Ce travail d’influence est grandement facilité par un rapport de force largement en leur faveur : on recense pas moins de 15.000 lobbyistes qui exercent leur profession dans le quartier européen de Bruxelles, pour 25.000 fonctionnaires européens. Selon le commissaire européen chargé des affaires administratives, d’audit et de fraude, les lobbyistes représentent la bagatelle de quelque 3.000 groupes d’intérêt et drainent à eux seuls un budget annuel de 60 à 90 millions d’euros.
À grand renfort d’analyses, de rapports d’expertises et de médiations, les groupes de lobbying préparent le terrain pour les intérêts qu’ils représentent. Bien que les groupes de lobbying soient d’horizons très divers (d’une certaine manière, les ONG et les groupes altermondialistes exercent eux aussi une forme de lobbying) une majorité de ces groupes sont les portes paroles des intérêts du milieu financier. Mais il serait superflu de comparer leurs influences respectives. Ainsi, le groupe de lobbying européen le plus puissant, l’ERT (« Table Ronde des Industriels Européens »), pesait en 2004 un chiffre d’affaires annuel cumulé… de 940 milliards d’euros ! À elle seule, l’ERT est quasiment aussi influente que tous les autres groupes réunis. C’est ainsi que toutes les prises de décisions essentielles à l’échelon européen portent la « griffe » de l’ERT et des groupes de lobbying les plus influents : des traités économiques européens, tels ceux de Maastricht ou d’Amsterdam, aux décisions de la plus haute importance, telles l’établissement de la monnaie unique, l’élargissement de l’Union européenne, le pacte de stabilité financière ou l’élaboration le politique agricole commune (PAC). Que ce soit en vue de réduire le coût de transactions financières, de faciliter l’implantation dans les nouveaux marchés que représentent les dix nouveaux adhérents, ou de préserver les généreuses subventions agricoles qui leur sont accordées, chacune de ces décisions a largement favorisé les multinationales européennes les plus influentes. Plutôt que d’œuvrer pour le seul « groupe d’intérêts » à qui ils sont redevables, les citoyens européens, les institutions européennes, évoluant dans un cadre défavorable d’absence de projet politique européen, sont tournées vers les intérêts des multinationales.
Voilà principalement pourquoi l’Europe des peuples est à l’arrêt, alors que celle de Bruxelles poursuit tranquillement son bonhomme de chemin.
Le lobbying maître des institutions américaines
Historiquement, le lobbying est une pratique inhérente au modèle de société anglo-saxon. Son utilisation et son mode de fonctionnement ont donc toujours fait partie du paysage politique américain. Mais depuis une dizaine d’années, les groupes de lobbying connaissent un essor et une influence sans précédent : rien qu’à Washington, les agences de lobbying ont plus que doublé entre 2000 et 2005, leurs effectifs passant de 16.000 à 35.000. Les sommes dépensées par les groupes de lobbying ont atteint en 2004 un record : 2,1 milliards de dollars ! L’exemple d’Hewlett-Packard démontre l’importance des enjeux. En 2004, l’entreprise a doublé son budget annuel de lobbying – 734.000 dollars – pour faire passer au Congrès une législation « sur mesure » qui lui a permis de rapatrier 14,5 milliards de dollars de ses filiales à l’étranger (majoritairement établies dans des paradis fiscaux), économisant ainsi des millions de dollars d’impôts.
Les méthodes varient selon les objectifs à atteindre : actions médiatiques, dons aux campagnes électorales, apport intellectuel et soutien des gros « think tank » américains. Mais les cibles privilégiées des groupes de lobbying restent bien évidemment les membres du Congrès des Etats-Unis et du Sénat, dont la moitié des anciens élus l’ayant quitté se reconvertissent en lobbyistes ! Cet exemple démontre à quel point l’élite économique et la classe politique se confondent, le tout fonctionnant en vase clos. Les élus vendent alors des programmes déconnectés de la réalité pendant que les lobbies organisent le pillage des fonds publics aux profits des multinationales américaines les plus influentes. Aux Etats-Unis, les activités des groupes de lobbying ne se limitent pas à la plus haute sphère du pouvoir. Leur influence s’étend également au niveau local. Seuls 23 états ont une commission indépendante d’éthique réglant tant bien que mal la conduite de leurs parlementaires. Les états restants laissent la surveillance des lobbies à des comités déontologiques… ce qui équivaut à peu près à ce que les élus se surveillent eux-mêmes.
Comme on le voit, la démocratie américaine n’est qu’un mirage puisqu’elle obéit à un système qui ne répond qu’aux intérêts des milieux financiers. Finalement, la classe politique est soumise aux mêmes lois que celles du marché : les élus eux-mêmes se vendent en respectant une forme de libre concurrence. Dans les Etats du tiers-monde, on encaisse discrètement des dessous-de-table. Aux Etats-Unis, on déclare des pots-de-vin sous le nom politiquement correct de « contributions ». Dans les Etats du tiers-monde, on peut acheter des dérogations aux lois. Aux Etats-Unis, on peut tout simplement acheter des lois.
La « lutte » contre les groupes de lobbying
Il existe une autre preuve de l’énorme influence qu’exercent les groupes de lobbying sur les institutions européennes et américaines : aucune n’a jugé utile d’encadrer le fonctionnement des groupes de lobbying ou de leur imposer des règles d’éthique ou de transparence. Jugez plutôt : en janvier 2006, le monde politique américain est ébranlé par l’affaire Abramoff. Ce lobbyiste américain, proche des républicains et de
la Maison-Blanche, avait organisé avec l’ancien chef de la majorité républicaine de
la Chambre des représentants, Tom DeLay, un véritable réseau d’influence nommé le projet K-Street, du nom de la rue où la plupart des cabinets de lobbying sont installés. Le but de ce projet était de rallier un maximum d’hommes influents à la « cause » républicaine, en échange de donations, de largesses ou de faveurs. L’affaire n’est pas mince, puisqu’il ne s’agit rien de moins que la planification à grande échelle d’une corruption de hauts responsables publics. C’est d’ailleurs sur ce chef d’accusation que Jack Abramoff a plaidé coupable, entraînant avec lui de nombreux parlementaires. La révélation du scandale a fait vaciller l’ensemble du système politique américain.
Le Sénat américain a donné suite à l’affaire Abramoff. Mais pas de la manière escomptée. Le 28 mars, un amendement visant à réformer le Comité de l’éthique du Sénat (actuellement en charge de « surveiller » les activités des lobbyistes) et à encadrer les pratiques des groupes de lobbying était largement rejeté, autant par les républicains que par les démocrates. Malgré 14.000 documents manquant et plus de 300 groupes de lobbying sans enregistrement, il fut conclu que le Comité « avait rempli quotidiennement les tâches qu’il était supposé faire ». Mais en janvier 2007, retournement de situation. Le Congrès, à majorité désormais démocrate, propose un texte de loi visant à réformer les relations entre le monde politique et les groupes de lobbying. Parmi les mesures prises, l’interdiction aux groupes de pression d’offrir des voyages, repas et autres formes de cadeaux aux responsables politiques. Quant aux élus sortants, ils devront respecter un délai de deux ans avant d’être un délai de deux ans avant de pouvoir faire partie d’un groupe de lobbying. Si le système n’est nullement remis en question, ces avancées sont néanmoins significatives.
Egalement en étroite relation avec les groupes de lobbying,
la Commission Européenne s’est inquiétée des retombées éventuelles de l’affaire Abramoff. Manouvrant habilement, elle a devancé toute proposition de régulation des pratiques des cabinets de lobbying en proposant elle-même une réforme. Mais à y regarder de plus près, les groupes de pression peuvent dormir tranquille. Des directives contraignantes ? Que nenni.
La Commission Européenne publie le 3 mai 2006 un Livre vert qui lui permet bien plus de se donner bonne conscience que d’encadrer réellement les activités des groupes de lobbying. C’est donc sur base volontaire qu’ils pourront désormais s’enregistrer et suivre un code de bonne conduite. La directive est bien compréhensible si l’on rappelle que
la Commission Européenne est et reste le « partenaire » privilégié des groupes de lobbying à Bruxelles. En attendant, ceux-ci sont toujours maîtres à bord des institutions européennes, et
la Commission peut désormais publiquement se vanter d’avoir pris le problème au sérieux et les mesures adéquates. Triste comédie.
Quelques puissants groupes de lobbying
Si la théorie de la conspiration ne peut être retenue, force est de constater que lorsque leurs intérêts sont communs, les multinationales sont tout à fait capables d’unir leurs ressources dans un objectif unique. Les groupes de lobbying sont la plus parfaite illustration de cette solidarité. Démonstration avec quatre des groupes de lobbying les plus influents au monde :
Le TABD (TransAtlantic Business Dialogue) : le TABD n’est pas une organisation officielle, mais bien un groupe informel, regroupant – dans un magnifique élan de solidarité – le gratin des multinationales européennes… et américaines. Depuis sa création en 1995, le TABD dispose d’accès privilégiés au sein des institutions européennes. Négociations secrètes, recommandations, rapports annuels, le groupe de lobbying ne lésine pas sur les moyens pour imposer une zone de libre-échange où tout obstacle au commerce serait supprimé, au plus grand profit des multinationales qu’il représente. Le TABD a également préparé le terrain au Partenariat économique transatlantique (TEP), accord signé en 1998 entre l’Europe et les Etats-Unis dont l’essentiel des propositions contenues sont un préalable à l’objectif final du TABD.
GCC (Global Climate Coalition) : lobbying américain au nom trompeur, le GCC s’est farouchement opposé au protocole de Kyoto , visant à réduire les émissions de CO2. À coup de coûteuses campagnes médiatiques, il tenta dans un premier temps de faire échouer l’accord de Kyoto en fournissant des « études scientifiques » à contre-courant, qui concluaient en l’absence de lien entre les activités économiques des grandes multinationales et le réchauffement climatique. Le protocole de Kyoto fut finalement avalisé mais malgré cet échec, le GCC, emmené par le pétrolier Exxon, poursuivit dans cette voie en soutenant massivement une vaste campagne de soutien à l’administration Bush. Les millions de dollars ainsi dépensés ne le furent pas en vain puisque G.Bush accéda à la présidence et annonça le aussitôt que les Etats-Unis ne ratifieraient pas l’accord. Si le protocole a perdu aujourd’hui une bonne partie de sa consistance – les Etats-Unis produisent 25% des émissions mondiales de CO2 – c’est en grande partie à cause du GCC.
ERT (European Roundtable of Industrialists ) : cette table ronde des industriels européens est assurément le groupe de lobbying le plus influent au niveau des institutions européennes. Rien d’étonnant si l’on sait que le chiffre d’affaires annuel cumulé par les multinationales qui en font partie représente des centaines de milliards d’euros ! Très active dans le cadre des négociations sur le traité de Maastricht, l’ERT a pesé de tout son poids dans de nombreux domaines : monnaie unique, réseau routier européen… Toutes les grandes orientations de
la Commission Européenne porte la griffe de l’ERT.
La Table Ronde se flatte également d’avoir exercé la pression décisive afin que soient signés les accords de Marrakech, fondateurs de l’OMC.
ICC (International Chamber of Commerce) : la chambre de commerce internationale composée de nombreux poids lourds, tels General Motors, Bayer, Nestlé ou Novartis, l’ICC est très active si le moindre de ses intérêts est menacé. Lorsqu’en 2003,
la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies a formulé une proposition en faveur de normes contraignantes pour les multinationales, l’ICC s’est insurgée « considérant que ces normes entrent en concurrence avec l’approche d’autres institutions des Nations Unies ». Ce qui est fort compréhensible lorsqu’on sait que l’ICC a massivement contribué à la préparation d’une autre initiative, le Global Compact, où les normes contraignantes font place à des initiatives volontaires et où tout système de contrôle et d’application est absent.
Paradis fiscaux
C’est véritablement dans les années 1920 qu’apparaissent les premiers paradis fiscaux tels que nous les connaissons actuellement.
La Suisse, le Luxembourg et d’autres pays développent une législation qui permet d’accueillir les capitaux étrangers désireux d’échapper à l’impôt ou aux taxes en vigueur dans leur pays d’origine. Le mouvement gagne en ampleur avec le renforcement d’un libéralisme débridé à tel point qu’aujourd’hui, selon l’ONU, plus de 70 paradis fiscaux sont recensés !
> Définition
> Des montants qui dépassent l’imagination
> Une anomalie de l’économie mondiale ? Au contraire…
> Un impact sur les pays en voie de développement
> La criminalité organisée prospère
> Le blanchiment d’argent
> Faillites et crises financières : l’économie mondiale en péril
> Deux paradis fiscaux très distincts : la Suisse et les Bahamas
Définition
Les définitions varient selon les experts et les organismes spécialisés.
Les paradis fiscaux ont tous en commun la caractéristique suivante : il s’agit d’Etats (ou micro territoires) où la réglementation monétaire et la législation fiscale sont plus favorables que dans le reste du monde et qui par conséquent sont susceptibles d’attirer les capitaux étrangers. À cela s’ajoute un détail d’importance : les paradis fiscaux permettent généralement de réaliser des opérations financières dans le secret le plus total.
On parle plus volontiers de centres offshore, si ces paradis fiscaux ont développé une haute technicité leur permettant de développer des activités bancaires tout à fait sans rapport avec la taille et les besoins de leur marché interne. La notion d’éloignement géographique ou de micro territoires se rapportent également assez souvent aux centres offshore.
Des montants qui dépassent l’imagination
Par définition il est difficile d’estimer précisément les sommes qui y sont amassées. Selon un recoupement des chiffres du GAFI (Groupe d’action financière contre le blanchiment de capitaux), de l’OCDE et de l’ONU, de 11 milliards de dollars détenus dans les paradis fiscaux en 1968, on se situerait maintenant entre 5.000 et 6.000 milliards de dollars ! Oui, vous avez bien lu. On ajoutera encore que plus de 4.000 banques offshore y sont installées et que l’on compte plus de 2,4 millions de « sociétés écrans ».
Le système ne profite d’ailleurs pas qu’aux multinationales, loin de là. Les fonds illégaux, issus de la corruption ou de trafics divers, sont conséquents puisqu’ils représenteraient 10 à 20% des capitaux amassés, à savoir 500 à 1000 milliards de dollars.
Il est encore plus stupéfiant d’apprendre qu’à l’heure actuelle, la moitié du stock d’argent de la planète transite ou réside dans des paradis fiscaux ou des centres offshore. Entre 1990 et 2000, le flux des capitaux transitant par les paradis fiscaux a été multiplié par 5. Preuve, si besoin en était encore, de l’attractivité exercée par les paradis fiscaux, dont on peut sans hésiter affirmer qu’ils constituent désormais un rouage essentiel au fonctionnement de l’économie mondiale.
Une anomalie de l’économie mondiale ? Au contraire…
D’une manière générale, on constate que les paradis fiscaux sont parfaitement adaptés au nouvel ordre mondial économique.
Tout d’abord, ils correspondent largement à la logique du profit maximal. Les multinationales voient dans le fisc et les taxations en général un obstacle à leur accumulation de profits. Echapper à l’impôt est devenu un exercice de style obligé pour la rentabilité du capital. Le phénomène est considérable : plus de la moitié des transactions financières internationales passent par les paradis fiscaux. Des milliers de banques offshore et des millions de sociétés écrans y sont implantées. Plus qu’une caractéristique de l’économie mondiale, ils sont en passe d’en constituer l’ossature.
On constate également que les banques sont très largement implantées dans les paradis fiscaux. Pour prendre un exemple révélateur, en 2000, les Îles Cayman abritaient pas moins de 575 banques (pour une population totale de 35.000 habitants!) qui géraient des dépôts équivalents à plus de 500 milliards de dollars… Les banques défendent naturellement leur intégrité en prétendant qu’elles mettent en place des procédures pour détecter les mouvements de fonds douteux et les clients « indésirables ». En vérité, les banques sont peu armées pour ce rôle de police, de toute manière incompatible à leurs intérêts, le secret bancaire en vigueur dans la quasi-totalité des paradis fiscaux enlevant définitivement toute crédibilité à cette « lutte ».
Un autre lien peut être établi avec le nouvel ordre mondial économique : les paradis fiscaux connaissent une multiplication croissante, aussi bien en nombre que dans leurs secteurs d’activités et leurs spécialisations. Il faut y voir une parfaite osmose avec deux des principales caractéristiques de la mondialisation : l’augmentation des flux financiers et le développement des nouvelles technologies.
Une dernière observation est à faire, mais elle démontre à elle seule l’échec du système économique mondial. Il est en effet surprenant de constater que les derniers territoires souverains, c’est-à-dire capables d’opposer fermement à la communauté internationale leur législation propre, ne sont en réalité pas les plus puissantes nations de la planète mais bien de simples micro-états. Ceci n’est évidemment pas le fruit du hasard mais bien les conséquences d’un nouvel ordre économique mondial pour qui le profit est la priorité absolue.
Un impact sur les pays en voie de développement
L’attractivité des paradis fiscaux ont favorisé deux phénomènes qui aggravent la situation financière des pays en voie de développement (PED).
Nivellement vers le bas
On remarque par exemple qu’en moyenne, les filiales américaines ont vu leurs taux d’imposition (taxes) baisser de 54% en 1983 à 28% en 1996 dans les PED. Le phénomène continue de s’accentuer et il s’explique largement par un nivellement vers le bas, les multinationales brandissant la menace de délocaliser leurs firmes dans d’autres pays où le taux d’imposition est plus faible. Les gouvernements des PED se retrouvent alors devant un choix kafkaïen : laisser les capitaux produits sur leur territoire s’envoler vers les paradis fiscaux ou diminuer les taux d’imposition, ce qui signifie la retenue des capitaux certes, mais une diminution des rentrées financières, car la taxation est plus faible. Quelle que soit l’option retenue, les PED sont toujours perdants et les entreprises multinationales toujours gagnantes.
On notera que les pays développés sont également touchés par ce phénomène de concurrence. Ainsi, lorsque l’Allemagne instaura un impôt à la source de 30% en 1993, entre 50 à 60 milliards de dollars « migrèrent » vers le voisin luxembourgeois. Cet exemple n’est qu’un parmi beaucoup d’autres, mais illustre parfaitement ce nivellement vers le bas des taux d’imposition des multinationales qui, une nouvelle fois, démontrent leur nouvelle prédominance sur les états…
Transfert des capitaux
Selon un rapport de
la CNUCED, 84% des PED s’estimaient également lésés par le transfert des capitaux amassés par les filiales des multinationales présentes sur leur territoire vers leur société mère. Le « transfert de prix » est un point essentiel dans l’explication des pertes de recette pour les PED. Il permet des bénéfices plantureux aux multinationales.
On généralisera en prenant l’exemple classique: la multinationale X achète la production locale à bon marché. Le produit est ensuite facturé à ce bas prix et transféré dans une société écran offshore. La facture d’exportation de cette même société offshore est augmentée pour se placer à un prix légèrement inférieur à ceux en vigueur sur le marché où il doit être revendu. Donc concurrentiel. Le bénéfice est accompli avant même la vente du produit. Le plus ironique est que la société écran n’est elle-même qu’une simple boîte aux lettres : aucun produit n’y transite, aucun employé même n’y travaille, les facturations étant gérées de la société mère.
Le capitalisme est malade mais refuse de se soigner. L’une de ses pires pathologies : l’essor parallèle de la criminalité organisée. Le terrorisme international, exemple par l’absurde s’il en est, s’est longtemps nourrit du système en abritant ses avoirs dans les paradis fiscaux et les centres offshore. Voici un nouvel exemple de la dépendance et de la subordination de l’administration Bush à ses multinationales, leur profit étant prioritaires à la possibilité d’enrayer les sources financières d’approvisionnement du terrorisme international.
Aujourd’hui, la criminalité organisée mondiale draine des actifs estimés. à plus de 2.000 milliards de dollars. Les estimations qui suivent représentent une année de profit à l’échelon mondial :
§ 500 milliards $ pour le trafic de drogues ;
§ 450 milliards $ pour le trafic des véhicules volés ;
§ 200 milliards $ pour le marché de la contrefaçon, dont 50 rien que pour le commerce de faux médicaments ;
§ 25 milliards $ pour la traite des êtres humains ;
§ 12 milliards $ pour le trafic de déchets polluants.
Bien que ces chiffres ne soient que des estimations, l’ordre de grandeur est toutefois sans appel. Mais pour que le tableau soit complet, il y manque toutefois le créneau principal qui lui n’a jamais fait l’objet d’études statistiques sérieuses : la criminalité financière. Sa forme la plus courante reste l’échange entre multinationales de sous-produits entre différentes filiales à des prix calculés au mieux pour échapper au fisc. On pourrait rajouter les multiples délits d’initiés. On devrait surtout rappeler que cette pratique représente à elle seule entre 700 et 1.000 milliards de dollars de profits annuels.
La criminalité organisée dans son ensemble profite de l’opacité d’un système qui cautionne beaucoup trop la discrétion concernant l’origine des montants accumulés dans les paradis fiscaux. Ainsi se mêlent librement les capitaux légalement accumulés et ceux provenant de la criminalité organisée. À tel point qu’elle représenterait désormais de 2 à 5 % du PIB mondial, et de 10 à 20 % des avoirs existant dans les paradis fiscaux et les centres offshore ! Le recyclage de cet argent, devenu « propre » par la grâce des habituelles transactions de blanchiment d’argent , lui permet d’être réinjecté dans le circuit financier mondial sans qu’on ne puisse plus l’identifier.
La criminalité organisée est donc, à côté des acteurs majeurs de la finance, l’autre grand vainqueur de cette mondialisation. En toute discrétion.
Le blanchiment d’argent
Le blanchiment d’argent suit généralement trois étapes :
- le placement : les capitaux sont transférés des lieux d’acquisition vers les paradis fiscaux, ventilés sur une multiplicité de comptes, appartenant de préférence à d’innombrables filiales fictives (les « sociétés écran »).
- le brassage (ou « smurfing ») : les capitaux sont soit éclatés en sous-comptes, soit échangés et déplacés via de nombreuses transactions. Le cas le plus fréquent est de cumuler ces deux opérations pour brouiller davantage les pistes.
- le regroupement : l’intégration planifiée des capitaux qui sont regroupés sur des comptes bancaires sélectionnés. Ils sont désormais prêts à être utilisés en toute légalité et sons considérés comme blanchis car à ce stade, plus rien ne permet de retrouver leur origine.
On considère que c’est lors de la phase de placement que doit s’exercer la vigilance du contrôle anti-blanchiment car lorsque l’argent a été introduit dans le circuit financier, il est pratiquement impossible de l’identifier.
Faillites et crises financières : l’économie mondiale en péril
À force de tricher, vient un moment où l’on ne peut plus masquer la réalité. Nombre de multinationales ont par exemple recours à la falsification de bilan. Prenons le cas tristement célèbre d’Enron, géant américain de l’énergie. Enron a pratiqué des montages comptables d’une extrême complexité effectués sur base de plus de 3.000 filiales basées dans des paradis fiscaux. Ces manœuvres ont permis de dissimuler des milliards de dollars de dettes et de pertes, contribuant à l’opacité sur la véritable santé financière de la multinationale. Enron n’a pas survécu à ses propres tricheries. Le cabinet d’audit Arthur Andersen qui avait docilement fermé les yeux sur la situation financière d’Enron et détruit ses archives compromettantes, a subi le même sort. Quant aux banques Citigroup (premier groupe financier mondial), Merrill Lynch et JP Morgan Chase, qui ont participé activement et sciemment aux malversations comptables, elles ont préféré verser 255 millions de dollars d’amende pour éviter des investigations compromettantes.
Autre grosse multinationale à avoir eu recours au même mécanisme : Parmalat. Ce géant italien, a éprouvé la même recette dans lesquelles on retrouve les ingrédients habituels : complicité active des banques, falsification de bilans et détournement d’argent, pour la modique somme de 10 milliards d’euros.
Enfin, de nombreux analystes économiques s’accordent majoritairement pour affirmer que la grave crise financière asiatique de 1997-98 a trouvé partiellement son origine dans les caractéristiques – semblables aux paradis fiscaux – du fonctionnement de
la BIBF (Bangkok international Banking Facility), dont l’effondrement a provoqué une énorme fuite de capitaux et le déclencheur de la grave crise financière qui a secoué les places boursières asiatiques. Comme on le voit par ses deux exemples, c’est le fonctionnement de l’économie mondiale dans son ensemble qui est menacé par l’existence des places offshore et des paradis fiscaux.…
Deux paradis fiscaux très distincts :
la Suisse et les Bahamas
La Suisse
Si
la Suisse propose un taux d’imposition aux entreprises assez favorables (20%, soit 8 de moins que la moyenne mondiale), elle représente davantage un pôle d’attraction pour les grosses fortunes étrangères, puisqu’en 2000, les capitaux liés aux gestions de patrimoine s’élevaient à 2.300 milliards de dollars.dont plus de la moitié d’origine étrangère. Longtemps protégées par le secret bancaire, les banques suisses les plus honorables ont contribué à amasser dans leurs banques des avoirs phénoménaux appartenant à tous les dictateurs les plus corrompus du monde. Citons à titre d’exemple les 700 millions de dollars du dictateur nigérian Sani Abacha, les 350 millions de dollars du dictateur philippin Ferdinand Marcos, ou encore la fortune colossale entassée par le général Mobutu.
Contrainte de restaurer son image de marque,
la Suisse adopte en 1998
la LBA (loi sur le blanchiment d’argent), obligeant banquiers et intermédiaires financiers à connaître les ayant droit du compte et à signaler toute transaction suspecte. Mais l’application de
la LBA se solde actuellement par un échec, principalement imputable à la persistance des vieilles habitudes des banques en matière de secret bancaire. Quant aux procédures de restitution de l’argent obtenu par la corruption aux pays spoliés, elles sont malheureusement lourdes et parfois carrément inefficaces. La somme totale à rembourser dans les dossiers toujours en cours de détournement de fonds correspondrait à 1,6 milliards de dollars.
Les Bahamas
Dans la course effrénée à la concurrence que se livrent entre eux les paradis fiscaux, les Bahamas disposent de deux armes incomparables pour attirer les capitaux étrangers : l’IBC et le trust. Si le trust est une institution bien connue – un particulier ou une entreprise confie sa fortune à un « gestionnaire » chargé de l’optimaliser au mieux – l’IBC est par contre une spécialité locale. L’IBC (International Business Company) est une société par actions mais qui ne nécessite pas d’enregistrer le gérant ou l’actionnaire réel. Elle est non seulement protégée par le secret bancaire mais en plus, de toute indiscrétion extérieure : aucun gouvernement ou organisme extérieur ne peut consulter les bilans ou les transactions de l’IBC ! En bref, l’IBC est l’outil par excellence pour le placement de capitaux illégaux en vue de leur blanchiment, ainsi que pour les multinationales en quête de discrétion ou de falsification de bilans.…
Corruption
La corruption est définie comme étant l’offre d’un avantage à un agent de l’autorité publique ou à un agent d’une entreprise afin que celui-ci trahisse sa responsabilité vis-à-vis de son employeur. La corruption se manifeste généralement par des versements de sommes d’argent, soit par des prélèvements sur les transactions financières, soit par des avantages en nature, soit encore par une combinaison de celles-ci.
Malgré l’existence de dizaines de conventions internationales – sans parler des législations nationales – la condamnant sévèrement, la corruption reste un phénomène en excellente santé. L’implication des classes dirigeantes des pays pauvres et des sociétés multinationales dans le système mondial de corruption n’y est pas étrangère.
Des montants astronomiques
Bien que les estimations en la matière sont à prendre avec précaution, la Banque Mondiale estime à plus de 1.000 milliards de dollars les sommes annuellement affectées aux transactions liées à la corruption ! Les dictateurs et les chefs de gouvernement corrompus trustent naturellement les accessits avec des sommes détournées tout simplement effarantes :
- Mohamed Suharto, président de l’Indonésie (67-98) : entre 15 et 35 milliards de dollars
- Mobutu Sese Soko, président du Zaïre (65-97) : entre 5 et 10 milliards
- Sani Abacha, président du Nigéria (93-98) : entre 2 et 5 milliards
- Slobodan Milosevic, président de Serbie (89-00) : de 3 à 4 milliards de dollars
- Jean-Claude Duvalier, président de Haïti (71-86) : 800 millions
Voilà pour les principaux. À cette liste doivent encore se rajouter des dirigeants encore en activité, tels le président angolais Dos Santos ou le président kazakh Nazarbaev. Puis, il y a tous les autres, les anonymes : hommes d’affaire, banquiers, membres d’administrations ou d’organisations internationales. Il n’est pas un étage de pouvoir où la corruption ne soit pas active et elle touche, bien qu’à des degrés divers, tous les pays du monde.
La « succes story » de la corruption
Alors qu’elle est unanimement réprouvée et qu’il n’a jamais existé autant de conventions et de recommandations pour l’éradiquer, pourquoi la corruption joue-t-elle toujours un rôle si prédominant dans les rouages de l’économie mondiale ?
En tout premier lieu, le manque de sanctions appliquées au niveau international. Les rapports et les analyses des organisations les plus combattives en la matière, l’OCDE et T.I. (Transparency International), sont en réalité des recommandations. À part une convention de l’ONU d’octobre 2003, aucun instrument juridique contraignant de droit international n’a été clairement établi, chaque état étant seul juge en la matière. La balance entre le risque encouru et les gains obtenus penche actuellement toujours largement en faveur de l’appât du gain. Ensuite, la prolifération des paradis fiscaux joue un rôle majeur, car elle permet aux détournements d’argent liés à la corruption d’être non seulement protégés des regards indiscrets, mais également d’être fructifiés avec la complicité de banques plus que jamais conciliantes, voire collaborantes.
L’expansion grandissante de la corruption trouve également sa source première dans un facteur trop peu souvent souligné : le nombre croissant de transactions financières. Le modèle économique ultra-libéral prône une ouverture totale des marchés et une suppression généralisée de tout type de barrière susceptible de freiner les mouvements de capitaux. Plus nombreuses sont les transactions, plus nombreux sont les risques de corruption. et moins nombreuses les chances de se faire prendre. Pour autant qu’il ne souhaite pas se doter d’instruments juridiques contraignants au niveau mondial, le modèle économique ultra-libéral est donc, de par son essence même, un facteur de risque élevé de corruption.
Pour bien saisir l’ampleur du phénomène, il faut se pencher sur une analyse sociologique qu’on ne met que trop peu souvent en avant. Tout est question de statut social. Dans les pays où les hauts fonctionnaires ont un statut social inférieur aux dirigeants d’entreprise (notamment dans certains pays d’Amérique latine), ces derniers peuvent les corrompre sans pour autant paraître les insulter. Pour comprendre et endiguer le problème de la corruption, n’oublions pas que l’homme est un animal social qui interprète ses propres actions à l’aune des indices que lui donne la société.
Corrélation entre corruption et pays en développement
Peter Eigen, président Transparency International a déclaré que « la corruption politique anéantit tout espoir de prospérité et de stabilité dans les pays en développement ». Rien n’est plus exact. Le paiement d’un pot-de-vin est à considérer comme un crime, car il est un obstacle au développement économique, social et moral du pays dont les dirigeants ou les agents sont corrompus. Outre que la corruption a pour effet de vider les caisses des Etats qui paradoxalement sont ceux qui sont déjà les plus démunis, elle décourage les investisseurs potentiels au point que les investissements réalisés par les pays les plus corrompus sont en moyenne de 5% inférieurs aux autres. Les autres, dont de nombreuses multinationales peu scrupuleuses, voient dans les pays corrompus un marché où la concurrence est potentiellement moins grande. Il « suffit » dès lors d’être le plus offrant et de s’adapter aux pratiques locales. Les problèmes de corruption sont particulièrement aigus dans les pays en voie de développement, c’est également pour une autre raison : l’identité nationale et les frontières semblent à leurs citoyens souvent plus arbitraires comparées aux traditions de loyauté familiales ou tribales.
Des quatre types de transactions répertoriées par l’OCDE, l’extorsion de fonds est la plus sauvage et la plus nuisible. Elle se produit lorsque c’est le corrompu qui fixe le prix des transactions, mettant très souvent en concurrence les candidats corrupteurs pour en retirer un bénéfice plus large encore. Les pays en développement sont un contexte idéal pour opérer de la sorte, en raison de l’inexistence ou presque des droits de propriété et des droits de l’homme.
Les secteurs les plus touchés
Sans surprises, ce sont les secteurs des travaux publics et de la construction, ceux de l’armement et de la défense, et enfin, celui du pétrole et du gaz qui sont les plus corrompus. Sur une échelle de 0 (totalement corrompu) à 10 (aucune corruption), ces secteurs connaissent dans les pays en développement les désastres suivants :
- travaux publics et construction : 1.3
- armement et défense : 1.9
- pétrole et gaz : 2.7
Si le secteur des travaux publics connaît un « engouement » pareil dans le domaine de la corruption, c’est principalement en raison de législations laxistes ou de prélèvements sur les montants des aides au développement. Les pratiques dans le secteur peuvent pourtant avoir des conséquences mortelles, comme par exemple pour les habitants dont les édifices risquent de s’effondrer comme un château de cartes lors de tremblements de terre. Les deux autres secteurs, armement et pétrole, brassent des intérêts financiers tellement conséquents qu’il n’est pas difficile d’imaginer les moyens mis en oeuvre par les multinationales étrangères pour s’approprier des contrats ou des parts de marché. L’appropriation quasi-exclusive des ressources gazières et pétrolières en Irak à des multinationales américaines en est la plus parfaite illustration…
Et comble de malheur pour les populations spoliées, des études ont permis d’aboutir aux conclusions, somme toute logiques, que les pays où la corruption sévit dépensent peu dans l’éducation et la santé, car ce sont des secteurs de corruption moins « rentables » que les autres.
Transparency International
Créée en 1993, l’ONG Transparency International est rapidement devenue une référence en la matière. Elle publie chaque année un rapport sur la corruption dans le monde. La transposition du degré de corruption de chaque pays peut apparaître assez fantaisiste au premier abord. Et pourtant.
À l’aide de bénévoles et sur base de rapports rédigés par des acteurs économiques de confiance, Transparency collecte les informations sur les différents terrains d’analyse et les centralise dans son siège central à Berlin. L’état-major de l’ONG (constitué principalement de juristes et d’économistes) établit sur base des rapports son index annuel de la corruption. Le site internet de Transparency regorge d’informations détaillées et précises sur l’ampleur et les techniques de corruption. Il fournit également de nombreuses recommandations afin d’enrayer le fléau. Mais si Transparency juge le degré de corruption de chaque état, l’ONG ne dispose ni des mandats ni des moyens pour étudier aussi profondément les autres intervenants. À l’exception du rapport annuel de 2002, intitulé « Indice de corruption des pays exportateurs », les multinationales échappent donc souvent à l’analyse.
La corruption entretenue par les multinationales
« Les résultats de l’ICPE font apparaître le rejet par les sociétés multinationales de l’esprit des conventions internationales de lutte contre la corruption alors que leurs actions entraînent un détournement considérable des rares ressources des pays en développement ».
La déclaration n’émane pas de n’importe qui. C’est en ces termes que, suite au rapport sur l’indice de corruption des pays exportateurs de 2002 (ICPE), le président du conseil consultatif de TI décrit les méthodes des entreprises multinationales. La revue de presse regorge d’exemples qui lui donne raison. On se souvient que Total a été partie prenante dans le système de corruption mis en place dans le programme « pétrole contre nourriture » en Irak. En 2005, Monsanto a dû s’acquitter d’une amende d’1,5 millions de dollars pour faits de corruption en Indonésie. L’année 2006 a été émaillée de nombreux faits impliquant des multinationales dans des affaires de corruption. Thales doit comparaître aux côtés d’autres entreprises devant la justice sud-africaine pour des pratiques de corruption impliquant l’ancien vice-président sud-africain. En mai 2006, ce n’est rien moins que le PDG de Hyundai qui est inculpé pour détournements de fonds. Enfin, en juillet 2006, c’est une gigantesque système de corruption qui est à mis à jour dans le secteur automobile européen, impliquant plusieurs poids lourds et au moins six équipementiers automobiles. Le PDG de Faurecia, au cour du système, a déjà démissionné. Si l’on part de la thèse somme toute irréfutable qu’une grande minorité des transactions de corruption est repérée et dévoilée au grand jour, la corruption est dès lors une pratique très répandue, pour ne pas dire systématisée, au sein des multinationales. Le problème principal réside dans les conséquences – souvent bien plus désastreuses pour les fondations fragiles des démocraties des pays en voie de développement que pour les multinationales elles-mêmes – que de tels actes engendrent.
Par leurs agissements, elles entretiennent un cercle vicieux qui en sape même le fondement. Dans les cas les plus graves, elles disposent de leur avenir politique. Nombre de multinationales soit arment le pouvoir corrompu en place, comme le fit Elf en Angola, soit encore alimentent secrètement les campagnes électorales de ceux qui leur sont favorables, comme lorsqu’en 2001,
la Titan Corporation contribua à raison de 2 millions de dollars à la campagne électorale du président béninois au moment où elle tentait d’obtenir une revalorisation de son projet de télécommunications dans ce pays. Le cas de figure le plus extrême est celui du financement ou l’armement par de puissantes multinationales d’une force destinée à remplacer un gouvernement trop peu sensible à leurs intérêts. Ces exemples tendent à prouver que depuis plusieurs décennies, il n’y a pas que les puissances occidentales qui faussent la donne démocratique des pays du tiers-monde.
Techniques d’asservissement
La mondialisation sous l’égide du modèle économique néo-libéral ne profite qu’à une infime partie de l’humanité. Autant pour maintenir ce rapport de force disproportionné que pour continuer à maximaliser leurs profits, les multinationales ont recours à diverses formes d’asservissement pour assurer leur position dominante sur les démocraties et les populations de la planète.
Cette rubrique consiste donc en un passage en revue des techniques d’asservissement utilisées pour maintenir le rapport de force en leur faveur. La dette , et dans une moindre mesure les paradis fiscaux , en font également partie.
Des démocraties illusoires
Que reste-t-il de nos démocraties ? À première vue, les nouvelles sont bonnes. Le débat démocratique est entretenu par des partis aux couleurs politiques différentes. Les citoyens exercent – pour la plupart – leur droit de vote et les partis recueillant la majorité des suffrages se retrouvent au pouvoir. Mais au-delà des apparences, les démocraties actuelles connaissent une crise sans précédent. En voici les raisons.
La démocratie est permise. pour autant que le contrôle exercé par le grand capital échappe aux délibérations et aux changements voulus par le peuple. A-t-on jamais vu un gouvernement d’un pays développé remettre en cause la primauté des intérêts des grands groupes financiers au profit de ses citoyens ? La réponse est bien évidemment négative. Tout gouvernement qui poursuivrait des intérêts contraires, comme le fit par exemple brièvement celui de Salvator Allende au Chili, est donc antidémocratique, quand bien même il jouirait d’un large soutien populaire. Nous connaissons le sort réservé au président chilien. L’avertissement est clair : seules les démocraties de façade sont tolérées.
C’est certainement aux Etats-Unis que l’on observe la plus grande parodie de démocratie. Les deux uniques partis depuis plus de deux siècles sont à la fois dominés, infiltrés et subventionnés par les multinationales et les groupes de lobbying. Rien d’étonnant à ce qu’ils refusent de réformer les lois qui rendent pratiquement impossible de créer de nouveaux partis politiques, lesquels pourraient représenter des intérêts contraires à ceux des grands groupes financiers.
La médiocrité du débat électoral et l’absence d’alternatives sérieuses à la célébration des « bienfaits » du marché engendre des taux d’abstention de plus en plus élevés. Aux Etats-Unis toujours, un record fut atteint lors des élections au Congrès en 1998 : un tiers seulement des inscrits se rendit aux urnes. Bien que le phénomène y est un peu moindre, l’Europe n’est toutefois pas épargnée. L’inexorable chute des taux de participation aux élections depuis plusieurs décennies, ainsi que la désertion observée lors des élections européennes, sont des signaux très clairs.
On voit donc se renforcer dans la majorité de la population le sentiment que les élections ne servent jamais à rien, ce qui fait bien évidemment le jeu des multinationales et contribue à la continuité de leur domination mondiale. Le système néo-libéral sous-tend donc une constante nécessaire à sa pérennité : des citoyens dépolitisés, marqués par l’apathie et le cynisme. En réalité, le terme « citoyen » est trompeur. Car la démocratie imposée par le modèle néo-libéral produit non pas des citoyens mais des consommateurs ; non pas des communautés mais des centres commerciaux. Ce qui débouche sur une société atomisée, peuplée d’individus désocialisés et politiquement désengagés. La démocratie illusoire créée et entretenue par le système en place est à l’opposé de l’authentique démocratie participative. En se faisant passer pour telle, elle n’est rien d’autre que son pire ennemi.
La propagande
Entre la réalité, la mondialisation sous domination du capital financier et des multinationales, et les grands discours « présentant une mondialisation humaine qui profite à tous » qui nous ont été servis à longueur d’années, il existe une marge stupéfiante. Durant des décennies, les idéologues néo-libéraux ont appuyé un énorme effort de conditionnement idéologique. Il a s’agit, avec l’aide de nombre de médias complices et acquis à leur cause, de provoquer une sorte d’anesthésie collective, susceptible d’émousser les consciences. Rien qu’aux Etats-Unis, ce sont pas moins de 170.000 personnes qui sont employées par les grandes firmes pour s’occuper des relations avec une presse déjà largement sous influence. L’ampleur des moyens mis en œuvre pour le contrôle des citoyens est à la hauteur des inégalités que le modèle économique néo-libéral a créées et qu’il tente d’occulte.
Les discours économiques dominants œuvrent actuellement à convaincre nos contemporains que certains concepts issus de la pensée économique mériteraient d’approcher, en valeur et en universalité, des lois et des régularités qui se dégagent de l’observation des sciences. Ce processus fonctionne d’autant mieux qu’il est sorti des cénacles d’initiés pour investir les médias grand public, ce qui lui offre au passage de fort intéressantes possibilités de simplifications et d’approximations qui n’ont dès lors que peu de chance d’être discutées ou contestées.
Au-delà de ce constat général, on peut retenir deux artifices de propagande bien différents: l’utilisation de terminologies à double sens et la justification du système existant.
Terminologies à double sens
La majorité des nouvelles terminologies économiques a été conçue par les économistes du courant ultra-libéral. Toutes sont à doubles sens, à tel point que les discours politique et économique s’en retrouve systématiquement embelli. Pourtant, sous les apparats de la modernité se dissimulent des politiques visant uniquement à maintenir le système ultra-libéral et à garantir la pérennité des profits sans cesse accumulés. Quelques exemples concrets de ces artifices de langage s’imposent pour mieux se rendre compte des effets pervers que peut engendrer ce nouveau langage technocratique.
Le protectionnisme représente pour beaucoup de pays pauvres un réel moyen de préserver leur souveraineté alimentaire et d’ainsi pouvoir nourrir leurs cortèges d’affamés. Pourtant, le « protectionnisme » est uniquement présenté comme une attitude craintive de repli sur soi et un manque d’ouverture au reste du monde. Le « libéralisme » par contre évoque la liberté. Mais de quelle liberté parle-t-on au fait ? Si l’on en croit le PDG de la multinationale suédoise ABB, ce serait davantage « la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut et en ayant à supporter le moins de contraintes possibles en matière de droit du travail et de conventions sociales ». Dès qu’il est dénué de terminologies à double sens, le discours est tout de suite beaucoup plus clair.
Ces techniques servent très souvent à camoufler des réalités bien plus dramatiques. Ainsi, lorsqu’on vous parle de « dégraissage », il faut traduire par « licenciements collectifs » qui affectent des centaines ou des milliers de salariés mis sur la paille. L’ « effet de synergie » d’une fusion entre deux multinationales se conclut fatalement par la liquidation massive d’emplois que les fusions entraînent presque systématiquement. Somme toute, dans le nouveau jargon des économistes, « dégraissage » et « effet de synergie » sont des synonymes. La « flexibilité » en est un autre, puisque le travailleur « flexible » est celui qui dispose du moins de protections sociales et qui sera parmi les premières victimes des « dégraissages » et des « effets de synergie ». Parallèlement à l’utilisation de ces terminologies à double sens, l’exclusion et le chômage se banalisent à tel point que plus personne n’oserait remettre leur existence en cause. Un rapport de cause à effet qui est loin d’être innocent.
En vérité, les discours économiques et politiques sont truffés de ces artifices. La chasse aux chômeurs devient l’activation des chômeurs, les privatisations se transforment en consolidations stratégiques. Quant aux services publics, c’est vraiment désuet, mieux vaut désormais dire les services d’intérêt économique général. De tous ces concepts inventés de toutes pièces, il en est un qui revient comme une litanie : la « compétitivité ». Lorsqu’une multinationale en parle, elle sous-entend évidemment pour elle le moins de contraintes salariales et le plus de libertés d’investissement possibles. Pourtant la compétitivité d’une entreprise ne serait certainement pas incompatible avec l’emploi de salariés plus nombreux.
La conclusion de tous ces exemples est fort simple : le discours économique est à ce point falsifié qu’il en est devenu totalement déconnecté de la réalité. Mais l’optimisme et la confiance en soi sont deux vertus des « experts » économiques. Heureusement pour le système en place du reste : il ne faudrait surtout pas que nous sortions de la torpeur dans laquelle ces discours inlassablement répétés nous ont plongé.
La justification du système en place
Venons en maintenant à la justification du système existant, tâche à priori insurmontable vis-à-vis de l’immense majorité des populations mondiales qui n’en recueillent aucun fruit. C’est alors que les économistes et les experts autoproclamés interviennent et se muent en prophètes.
Commençons par la prophétie du marché autorégulateur, qui est probablement la plus grande supercherie économique de ces dernières décennies. C’est ce qu’a appelé Adam Smith, économiste du XVIIIè siècle, la « main invisible » : le marché allouerait spontanément production et consommation de manière équilibrée. Pourtant, Mr Smith ne l’a jamais démontré, pas plus que les évènements ne l’ont fait. Comment en effet croire à cette fable de « la main invisible » lorsque surviennent à intervalles fréquents et réguliers des crises financières, des effondrements de monnaie ou des faillites en chaîne ? Le marché est par essence instable et nécessite, comme dans la majorité des domaines un contrôle extérieur.
La concurrence est elle aussi une notion très intéressante à analyser. Valorisée, voire sanctifiée, elle est devenue le credo de toute la mouvance économique ultra-libérale. Pour faire taire ses détracteurs, l’OCDE rappelait récemment que la concurrence « stimule les ventes et donc les débouchés pour les entreprises, les incitant à recruter ». Pourtant, les vertus prêtées à ce principe reposent moins sur la science que sur la croyance, intéressée. Elles permettent aux économistes ultra-libéraux de rejeter hors du débat des thèmes qui leur font horreur : le protectionnisme, les aspects positifs des entreprises publiques ou encore l’intervention plus marquée des Etats dans le monde économique.
La concurrence ne résiste pas à l’analyse. Ni dans les faits (le nombre de recrutements des grandes multinationales est stable, alors que les bénéfices sont en hausse constante), ni sur l’origine de la croyance. En effet, les trois théories existantes n’ont pas tendance à se cumuler, mais plutôt à s’annuler. Et leurs rares points communs, telle que la nécessité d’une information complète et parfaite des agents économiques, sont bien souvent irréalistes.
Et si tout cela ne devait pas avoir suffi pour nous convaincre, il ne reste plus qu’à invoquer la fatalité. Les lois du marché seraient inéluctables. Après tout, la seule alternative connue – le communisme – n’a-t-elle pas misérablement échoué ? C’est faire fi de l’ancien système, le capitalisme libéral, où l’Etat jouait son rôle prépondérant de protecteur des plus faibles et de redistributeur de richesses, ainsi que de tout nouveau système qui reprendrait davantage en considération le bien-être humain.
Il ne s’agit ici rien d’autre que l’utilisation d’une bonne vielle recette : la peur du changement, régulièrement distillée par ceux qui ont intérêt à ce que le système actuel reste en place et une majorité de médias ralliés à leur cause. Il n’en est pas moins exact, comme le dit Albert Jacquard, « que cette vision de la fatalité des forces à l’œuvre imprègne en profondeur les réflexes de notre société ». À nous de nous en défaire.
Le pouvoir de la marque
Les années 1980 marquent un tournant dans le domaine de la publicité : le développement de la marque. Les théoriciens du management se rendent compte que la prospérité des multinationales, du moins celles qui vendent leurs produits en commerce, passe bien plus par la vente d’une image que par celle du produit. Le concept de vendre une marque, en tant qu’expérience ou style de vie, va littéralement révolutionner la publicité, permettant aux multinationales qui en useront d’accroître autant leurs bénéfices que leur influence sur les consommateurs. La marque est en quelque sorte une valeur ajoutée. Par exemple, la valeur de la marque L’Oréal constitue la différence entre le prix d’un shampoing sans marque et celui d’un shampoing où il est écrit L’Oréal. Par cet exemple, on comprend mieux la volonté des multinationales à accroître la diffusion de leur marque.
La jeunesse va rapidement s’imposer comme la catégorie de consommateurs la plus rentable. Les marques vont d’autant plus facilement s’imposer à ce public cible que la télévision va y jouer un rôle capital, avec l’incontournable MTV et les nombreux messages publicitaires qui y sont diffusés sur la grande majorité des chaînes. Les marques se présentent aux jeunes comme étant des créatrices d’attitudes ou de modes de vie (à croire qu’il n’existait-il pas des gens « cool » avant qu’on en invente le concept.), qui se veulent multiethniques et ouvertes à tous. Les multinationales ont beau jeu de parler de diversité, la mondialisation du marché rejette catégoriquement cette diversité car elle met en danger l’hégémonie culturelle qu’elles entendent imposer. L’objectif est donc bien de « standardiser » la jeunesse, sous le couvert de la « différence ». La tactique est assurément aussi fine qu’efficace.
Cet exemple montre bien que les marques ne se contentent plus aujourd’hui d’une aventure d’un soir avec le consommateur. Trop peu rentable. Elles veulent habiter avec lui.
Lorsque le sponsoring prit son envol dans les années 1980, à l’époque comme palliatif au manque de fond publics, nul ne pouvait imaginer qu’il finirait par investir tous les milieux de notre société : les milieux scolaires, les manifestations sportives et culturelles, et même, phénomène plus accentué en Amérique du Nord, le milieu universitaire, notamment via ses modes de financement. C’est également dans cet objectif de recherche de proximité avec le consommateur que se sont développés, principalement aux Etats-Unis, les « super magasins », sorte de temples de la consommation dédiés à la marque qu’ils représentent. Nike, Diesel, Tommy Hilfiger, Sony Virgin, Microsoft, tous se sont lancés à pieds joints dans la vente au détail associée à leur marque, histoire de pouvoir « accompagner » le consommateur le plus loin possible dans sa vie de tous les jours.
L’ampleur du développement de la marque s’est faite au détriment d’autres secteurs d’activité des multinationales. On l’a dit, le concept de la marque est apparu dans les années 1980. Rien qu’aux Etats-Unis, les dépenses publicitaires représentaient en l’an 2000 la somme totale de 210 milliards de dollars, soit quatre fois plus qu’en 1980 ! À l’échelle mondiale, ces dépenses dépassent désormais allègrement les 500 milliards de dollars. Les profits, bien réels, qu’engendre la diffusion à grande échelle de la marque n’ont toutefois pas suivi cette courbe phénoménale. Le premier secteur de l’entreprise qui a fait les frais de ces nouveaux et coûteux investissements financiers est bien naturellement la masse salariale.
Enfin, il est à noter que de nombreux citoyens, rassemblés en ONG telle que RTS (Reclaim The Streets), ont commencé à s’élever contre l’intrusion de la marque dans notre sphère privée. Les aliments, les vêtements, le mobilier, les supports technologiques : tout nous rappelle à chaque instant les marques. Or, aucun subconscient ne peut s’opposer à l’enregistrement dans notre mémoire de la marque. Nous ne pouvons que décider de ne pas la consommer. À chacun d’entre nous de voir jusqu’où il est prêt à tolérer cette compagnie imposée.
Les lacunes entretenues du droit international
Conditions de travail et salaires misérables, répression syndicale, détournement de fonds, destructions écologiques, implications à petite ou grande échelle dans des conflits : il existe une multitude d’évènements à travers le monde qui pourraient valoir aux acteurs économiques, petits ou grands, d’être - comme quiconque - traduits devant la justice. Le contexte y est favorable puisque la communauté internationale s’organise pour lutter contre les formes « traditionnelles » d’impunité. L’entrée en vigueur de
la Cour pénale internationale a consacré une victoire essentielle contre l’impunité des responsables politiques. Par contre, la justice sociale et économique à l’échelon international reste à construire. D’où vient ce paradoxe ?
Alors que l’essence du droit est de fixer des limites aux plus forts et de défendre les plus faibles, les seules instances (l’OCDE et l’OIT) qui peuvent tenir les multinationales et leurs filiales pour responsable de leurs actes ne disposent que de procédures… non contraignantes. La raison de ce laxisme est excessivement simple : les tentatives qui ont eu lieu en vue d’encadrer juridiquement l’activité des multinationales ont été contrées par ces dernières. L’épisode suivant est riches d’enseignements.
L’ONU est actuellement la plus à même de combler ce vide juridique, car elle est dispose d’un cadre juridique et d’une influence suffisante pour y remédier. Parmi les nombreuses agences onusiennes, il existe pourtant
la Sous-Commission des Droits de l’Homme, toute désignée pour faire le nécessaire. Et ce n’est pas faute de ne pas avoir essayé. En 1998, en réaction à la découverte des négociations secrètes portant sur l’AMI,
la SCDH crée un groupe de travail spécialement consacré aux activités des multinationales. Dès les premiers instants, le groupe de travail fut torpillé par la délégation américaine et son mandat dénaturé. Sauvé de la dissolution en 2001, il se remet à la tâche, présentant successivement deux projets. Le premier texte, en 2002, propose une convention internationale qui rendrait responsable les entreprises coupables ou complices de violations des droits humains. On lui préféra le « projet » de la délégation américaine. Les multinationales pouvaient dormir tranquille. En 2004, le groupe revint à la charge avec un nouveau texte à caractère contraignant : « Normes sur les responsabilités des multinationales ». Sous la pression de l’ICC, groupe de lobbying emmené par Shell, le projet est enterré. À chaque fois, les milieux d’affaire américains sont fermement intervenus.
Au demeurant, on aurait tort d’imaginer que cette pression n’existe qu’à l’ONU. On la retrouve dans la majorité des institutions internationales les plus influentes. Le cas de l’OMI, l’Organisation Maritime Internationale, mérite qu’on s’y attarde. Le poids de chaque pays y est fonction du tonnage qu’il enregistre. Les « pavillons de libre immatriculation », plus connus comme « pavillons de complaisance », qui regroupent 60% de la flotte mondiale, y font donc la loi. Des pays comme les Bahamas, le Liberia ou le Panama, décident des contraintes qu’ils s’appliquent. Malgré la récente condamnation de Total dans le procès sur la marée noire causée par l’Erika et la jurisprudence qui pourrait s’ensuivre, l’opacité reste la règle d’or. Dans le cas du Prestige, naufragé en novembre 2002 près des côtes espagnoles, la cargaison appartenait à un intermédiaire, une obscure société helvético-russe basée à Zoug, en Suisse. Évidemment insolvable.
Qu’il se produise au sein de l’ONU, de l’OCDE, ou de tout autre organisme, le travail de sape des multinationales est facilité par la complexité de la matière. Mais le nœud du problème, qui tourne autour de la responsabilité des personnes morales, est systématiquement cadenassé. Les multinationales se retranchent fréquemment derrière l’argumentation qu’elles ne peuvent pas répondre des actes commis par leurs différentes filiales et entités. Le fait que nombre de violations des droits de l’homme liés aux activités des multinationales se produisent dans des pays peu soucieux de les condamner représente un obstacle supplémentaire. Ces difficultés rencontrées sont à peu près comparables à celles qui ont entravé un long moment la création de
la CPI (Cour Pénale Internationale). Ce qui n’a toutefois pas empêché qu’elle finisse par voir le jour…
La répression des syndicats
L’année 2005 a été à nouveau marquée par la répression syndicale, puisqu’on y dénombre 115 syndicalistes assassinés de par le monde,
la Colombie détenant toujours le triste privilège de figurer en tête de peloton avec à son actif 70 syndicalistes décédés. Au-delà des assassinats purs et simples, il existe bien d’autres formes de violences : plus de 1.600 syndicalistes ont été victimes d’agressions violentes, 9.000 ont été arrêtés, 1.700 placés en détention arbitraire et 10.000 licenciés en raison de leurs activités syndicales. Si Coca-Cola, soupçonné de financer des groupes de répression syndicale, a eu maille à partir avec la justice colombienne à plusieurs reprises, d’autres multinationales ne sont pas en reste. Ainsi, dans son rapport 2005,
la CISL (Confédération Internationale des Syndicats Libres) épingle notamment le géant américain de la distribution Wal-Mart. Harcèlement, espionnage, incitation à la délation ou encore filature de militants syndicaux : autant de griefs attestant d’une véritable stratégie d’élimination. Le monde du « moins cher qu’ailleurs » a lui aussi son prix.
Au-delà de ses constats, c’est à une lente érosion du droit de grève, pourtant si chèrement acquis par les générations précédentes, à laquelle on est en train d’assister. Les chiffres cités par
la CISL dans son rapport sont sans appel. Mais ce n’est pas tout : on assiste également à un dangereux glissement sémantique Les organisations syndicales sont désormais requalifiées de « partenaires » dans les pays développés. Dans la plupart des pays pauvres, on parle plus volontiers de « gêneurs ». Si la plupart des violences à l’encontre des syndicats ont eu lieu dans des pays en voie de développement, il ne faudrait pourtant pas en conclure que l’exercice du droit de grève est un long fleuve tranquille dans les pays développés. Les cas de figure où les entreprises saisissent les juridictions compétentes pour faire interdire certaines actions relevant du droit de grève, souvent assorties d’astreintes, se multiplient et mettent à mal l’exercice effectif du droit de grève. Nombre de gouvernements des pays développés adoptent désormais des mesures pour limiter les conditions ou le droit pur et simple aux actions de grève.
La palme de la répression syndicale organisée à l’échelle gouvernementale revient toutefois aux Etats-Unis, où la « guerre contre le terrorisme » a servi d’alibi pour monter des opérations de guérillas contre les militants ouvriers et les syndicats. L’administration Bush est intervenue à plusieurs reprises pour briser des grèves dans des secteurs fragilisés par les attentats du 11 Septembre, assimilant l’interruption de l’activité économique à un danger pour la sécurité nationale. À titre d’exemple, l’organisateur de la grève qui avait paralysé les transports publics à New York en décembre 2005 s’est vu condamné à dix jours de prison ferme et son organisation syndicale à 2,5 millions de dollars d’amende.
lors que les syndicats sont en réalité souvent l’unique contre-pouvoir dont disposent les travailleurs pour faire défendre leurs droits sociaux les plus élémentaires, les multinationales les présentent davantage comme un frein à la concurrence et à la rentabilité de l’entreprise. La manipulation du langage est insidieuse et perverse, mais elle porte malheureusement ses fruits.
La rareté organisée
Trop peu souvent analysée, la rareté organisée n’en est pas moins une pratique répandue qui mérite que l’on s’y attarde. En économie, la rareté, reflétant l’écart entre les besoins et des ressources limitées, s’exprime par le théorème suivant : le prix d’un bien dépend principalement de sa rareté. Plus un bien est rare, plus il est cher. Inversement, s’il est courant, sa valeur et son prix diminuent. L’abondance ? La rareté garantissant le profit, il ne reste donc plus qu’à la planifier.
L’usage de cette technique peut se faire à deux niveaux différents. Au niveau géopolitique d’une part, et au niveau économique de l’autre. Le cas d’école est assurément le mode de fonctionnement de l’OPEP . En octobre 2006, l’ OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole), qui regroupe 11 des pays exportateurs de pétrole, fait une démonstration éclatante de cette théorie. Après avoir connu des sommets historiques, les cours du pétrole chutent de 25% en quelques mois. Inquiets de cette évolution et soucieux de leurs deniers, les principaux pays producteurs s’accordent pour réduire leur production journalière d’1 million de barils, soit une baisse réelle de près de 2% de leur production précédente. L’OPEP ne fait que rééditer une tactique qui avait déjà rapporté ses fruits en 2004 lorsque suite à une dégringolade de près de 30% des cours, l’OPEP avait réduit sa production et ainsi pu enrayer la chute. Mais ces évènements ne sont qu’une timide résurgence de l’exemple connu le plus retentissant et le plus dévastateur : la crise de 1973.
Petit retour en arrière. À l’époque, l’Amérique est devenue depuis quelques années dépendantes en matière de pétrole. En automne éclate la guerre du Kippour, où Israël bénéficie du soutien américain et européen. Furieux de ce soutien, les pays membres de l’OPEP réagissent en décidant d’augmenter le prix du baril tout en diminuant leur production. C’est le premier choc pétrolier. Il fut totalement artificiel. La rareté organisée rentre dans l’histoire : pour la première fois, des nations détentrices d’une matière première hautement stratégique utilisent la pénurie comme arme politique. Vladimir Poutine, en fin tacticien, n’a finalement jamais fait que remettre au goût du jour cette technique redoutable en planifiant des interruptions de livraisons de gaz à ses voisins, alliés ou non, et donc en bout de chaîne à l’Europe, dont plus de 30% des besoins proviennent de
la Russie. On pourrait sans trop se hasarder avancer qu’avec la raréfaction des ressources vitales pour l’humanité, qu’il s’agisse du gaz, du pétrole ou encore de l’eau, la rareté organisée ne devienne un outil de plus en plus fréquemment utilisé dans une optique géopolitique.
On aurait toutefois tort de limiter cet usage aux Etats. Les acteurs économiques ne sont pas en reste, loin de là. Le secteur pétrolier recèle une fois encore certains exemples riches d’enseignement. Ainsi, aux Etats-Unis, les grandes multinationales du pétrole ont-elles volontairement sous investi dans leur capacité de raffinage : en trente ans, aucune nouvelle raffinerie n’a été créée aux Etats-Unis. Ces dernières années, la marge de profit liée au raffinage est passée en moyenne de 5 à 25 dollars par baril. Les entreprises pétrolières, qui engrangent des bénéfices records, ont largement les moyens de se payer de nouveaux équipements. En créant une situation d’approvisionnement tendu, elles contrôlent les prix. Augmenter la capacité de raffinage n’est évidemment pas dans leur intérêt.
En réalité, la souveraineté du client n’est qu’un leurre. Dans le monde réel, l’entreprise et l’industrie contribuent lourdement à fixer les prix et à créer la demande. Elles le font par le monopole, l’oligopole, la conception et la différenciation des produits, la maîtrise de l’ensemble de la chaîne de production, la publicité et les autres méthodes de promotion de ventes et de commerce. La manipulation sémantique qui à substitué au mot « capitalisme » le terme « économie de marché » permet d’entretenir l’illusion que le consommateur est celui qui détermine la demande. C’est tout le contraire qui se produit. Le pouvoir est aux producteurs, qui influencent et dirigent la demande des consommateurs. La rareté comme l’abondance sont deux paramètres qui, exception faite d’une minorité de ressources réellement en voie de raréfaction, sont déterminés à tout instant. Car, dans un monde où le développement des nouvelles technologies permet de supprimer les distances et permet d’atteindre les « niches » de rareté les plus inaccessibles, comment pourrait-elle encore subsister ?
DOMMAGES «COLLATERAUX»
La mondialisation, telle qu’elle s’est développée ces dernières décennies, masque une gigantesque opération de redistribution des richesses qui s’opèrent au sein des marchés financiers. Pendant que les multinationales et les fonds d’investissement s’arrachent toutes les richesses produites sur la planète, les populations du globe ne récoltent que les miettes. Et encore.
Les souffrances indicibles endurées quotidiennement par les centaines de millions de pauvres et de travailleurs exploités ne semblent pas devoir diminuer.
Le creusement de plus en plus visible des inégalités, dépassant désormais l’habituel clivage nord-sud pour apparaître au sein même des pays, et la généralisation de la précarité sont devenus deux menaces qui planent désormais sur une très grande majorité de la population mondiale, y compris dans les pays développés. À côté de ceux qui tentent de survivre, ou qui n’y arrivent pas et meurent, il y a aussi toutes les autres victimes du système économique. Car dans le grand jeu mondial de la concurrence à outrance, il n’y a pratiquement que des perdants : parmi eux, les salariés victimes des délocalisations ou des fusions et les exclus de toute sorte sont devenus chez nous les symboles d’une mondialisation qui a perdu tout visage humain. Plus loin de nous, le sort est encore moins enviable : ils sont des millions dans les pays en voie de développement à travailler comme des forçats pour quelques maigres dollars. Les soldats de la guerre économique mondiale ont plusieurs visages mais ils sont tous les victimes du même système de domination.
Il est une autre victime de taille : la planète. Malgré avoir dépensé des sommes folles pour contester les preuves scientifiques du réchauffement climatique, les milieux financiers n’ont pu empêcher que la vérité éclate au grand jour : en conservant son rythme actuel de consommation et de croissance, l’humanité détruira irrémédiablement sa planète, entraînant sa propre perte. Le « rapport Stern », publié en novembre 2006, marquera sans doute un tournant dans la lutte contre le réchauffement climatique. Pour la première fois, les coûts présumés ont été évalués (à 5.500 milliards de dollars en 10 ans si aucune mesure n’est prise). Ce rapport rajoute la seule dimension qui manquait jusqu’à présent dans le débat : l’économique, le seul langage des décideurs. Car pour contrer le réchauffement climatique, il faudra bien plus que des mesures éparses : une redéfinition de notre mode de consommation s’impose… Tout préalable à la préservation de notre planète passera obligatoirement par une remise en cause du système néo-libéral, prônant la croissance sans limites. La croissance infinie sur un monde fini est de fait une absurdité. Il faut en finir avec cette aberration. La qualité de vie, voire la survie de nos enfants et des générations futures, est à ce prix.
Point commun de ces observations : le rapport de force entre les milieux financiers et les états, qui s’est inversé en faveur des premiers. L’Etat existe toujours, mais le démantèlement de l’Etat-Providence se poursuit parallèlement aux exigences toujours grandissantes des milieux financiers. Bien que disposant toujours d’une certaine influence, même dans les matières économiques, l’affaiblissement des états et de leur capacité de protection de leurs couches sociales les plus défavorisées se poursuit. Inexorablement. La privatisation des secteurs publics en est une autre caractéristique. Aujourd’hui, ce sont tous les biens communs de l’humanité, de l’eau aux services publics, qui sont déjà passés, ou sont menacés à terme de passer dans les mains du secteur privé.
DOMMAGES «COLLATERAUX»
Les victimes de la guerre économique
C’est une guerre invisible, mondiale, sans armes ni armées. Pourtant, les ravages qu’elle engendre sont largement supérieurs à ceux des conflits armés. Des millions de personnes atteintes de malnutrition en passant par les millions d’enfants exploités au travail, les travailleurs touchés par les délocalisations ou exploités dans l’enfer des zones franches industrielles, les peuples primitifs expropriés de leurs terres ou encore les innombrables victimes des maladies curables faute de médicaments abordables : tous ont un point en commun. Ils sont les victimes de la guerre économique mondiale.
> Le commerce international ou la loi du plus fort
> Une mondialisation toujours plus inégale
> Les affres de la malnutrition
> Pauvreté et précarité : deux compagnes tenaces
> Les derniers peuples indigènes menacés
> L’ADPIC, un accord aux accents génocidaires
> Des épidémies aussi dévastatrices. qu’évitables
> L’enfance exploitée
> L’enfer quotidien des zones franches
Le commerce international ou la loi du plus fort
Les règles actuelles du commerce international ont un point commun avec celles qui ont existé depuis que l’humanité a jugé nécessaire de les élaborer : elles sont établies par ceux qui sont en position de force, afin de la conforter. Les « règles » de commerce instaurées lors de ces dernières décennies ont accentué cette tendance, conduisant aujourd’hui à une domination totale des nations riches sur les nations les plus pauvres. La moitié des échanges commerciaux mondiaux sont actuellement contrôlés par 22 pays, représentant à peine 14% de la population mondiale.
Bien qu’elle se drape de « négociations » et se vante d’un système démocratique où chaque pays dispose d’une voix, l’OMC , la plus haute instance traitant de commerce international, n’échappe pas à la mainmise des plus puissants. Car ce sont bien les pays riches qui fixent les objectifs de « négociations » et les pays pauvres qui les subissent. De même, lors de litiges commerciaux, ce sont uniquement les nations développées qui ont les moyens de se doter des batteries d’experts nécessaires à la défense de leurs intérêts. Les pays pauvres, qui éprouvent déjà toutes les difficultés à y maintenir un représentant permanent, ne peuvent rivaliser. Mais, dans de très nombreux domaines, les véritables vainqueurs des règles de commerce édictées par l’OMC sont en réalité les multinationales, notamment dans les secteurs de l’industrie pharmaceutique et de l’agroalimentaire. Pourtant, malgré ces faiblesses évidentes, ce système n’est pas le pire. L’échec actuel du dernier cycle de négociations (le cycle de Doha) est en train de céder la place à un danger encore plus grand : la multiplication des accords bilatéraux de commerce entre deux ou plusieurs nations, qui laissent le champ totalement libre à la loi du plus fort.
Les subventions agricoles accordées par les pays industrialisés de l’OCDE à ce secteur sont tout bonnement astronomiques. En 2006, elles atteignaient 350 milliards de dollars, contre 330 milliards de dollars en 1998. Le PNUD épingle ces subventions qui « permettent aux pays riches de garder un quasi-monopole sur le marché mondial des exportations agricoles ». En effet, les barrières commerciales auxquelles sont confrontés les pays en voie de développement pour leurs exportations sont insurmontables : elles sont en moyenne trois fois plus élevées que celles qui frappent les échanges entre les pays riches. N’oublions pas que les pays pauvres sont aussi ceux qui comptent le plus d’agriculteurs. Avec ses 75% de paysans, l’Afrique paie certainement le plus lourd tribut face aux subventions des pays développés. Ce sont ces aberrations du commerce international qui font qu’à Sandaga, le plus grand marché de l’Afrique de l’Ouest situé au Sénégal, les fruits et légumes européens sont vendus à la moitié ou au tiers du prix des produits locaux. Un exemple parmi tant d’autres.
Mais lorsqu’on observe la répartition de ces subventions à l’exportation, on se rend compte que ce ne sont pas uniquement les pays pauvres qui sont les victimes du système. Par exemple, la fameuse Politique Agricole Commune (PAC) de l’Union Européenne est loin d’être favorable aux petits paysans. Avec comme conséquence qu’au sein de l’Union Européenne, une ferme disparaît. toutes les 30 secondes. Au contraire, elle est taillée sur mesure pour les grandes multinationales de l’agroalimentaire qui empochent la majeure partie du budget annuel colossal de
la PAC, soit près de 50 milliards d’euros. L’exemple de
la France est révélateur de cet énorme déséquilibre : sur les 630.000 agriculteurs que comptent encore le pays, 170.000 touchent moins de 5.000 euros par ans et 70.000. rien du tout. Par contre, 80% des aides sont captées par seulement 20% de bénéficiaires. La raison en est très simple : en France, élevages et cultures sont l’affaire d’influents lobbys agricoles qui négocient avec le Ministère, seul apte à traiter avec
la Commission Européenne.
Mais les pays pauvres n’ont pas dû seulement faire face à l’insurmontable obstacle que représentent les subventions des pays développés. Ils ont également subi de plein fouet les conséquences de la chute des prix de leurs ressources essentielles. La grande majorité de ces produits de base ont connu depuis les années 1980 un effondrement sans précédent. Selon la CNUCED, entre 1977 et 2001, la chute annuelle des prix a été de 2,6% pour les denrées alimentaires, de 3,5% pour les oléagineux et les huiles et de 5,6% pour les boissons tropicales. Bien que cette tendance se soit un peu résorbée ces dernières années, la dégradation des termes de l’échange marque un manque à gagner considérable pour de nombreux pays pauvres qui ne disposent de peu, voire d’aucune autre richesse à l’exportation.
Ce processus complexe s’explique par de nombreux facteurs, dont certains sont admis, comme la fragilité des prix de ces matières premières face aux fluctuations des taux de change, et d’autres sont sujets à contestation. L’un des principaux est pratiquement reconnu par tous : le rôle néfaste joué par les ajustements structurels imposés par le FMI et la Banque Mondiale. En échange de prêts financiers, les pays concernés (la quasi-totalité des pays pauvres de la planète) devaient assainir leurs finances publiques. Parmi les mesures imposées : le « tout à l’exportation », sensé permettre de faire rentrer un maximum de capitaux. Le résultat obtenu fut tout le contraire : les pays pauvres inondèrent les marchés des pays développés de leurs ressources exportées, cette abondance - parfaitement inutile et évitable dans ce cas de figure – se traduisant comme toujours par une baisse de leurs valeurs.
Une mondialisation toujours plus inégale
Bien qu’il faille toujours les prendre à titre indicatif, les données chiffrées qui permettent de mesurer l’accroissement des inégalités sont sans appel : le PNUD estimait qu’en 2005, les 500 personnes les plus riches du monde avaient un revenu combiné supérieur à celui. des 416 millions les plus pauvres. En parallèle à ces extrêmes, les 2,5 milliards d’individus vivant avec moins de 2 dollars par jour – 40% de la population mondiale – représentent à peine 5% du revenu mondial ! Contre 54% pour les 10% les plus riches. Un déséquilibre sans précédent dans l’histoire de l’humanité.
La progression des richesses continue de s’accentuer fortement pour les plus riches, ne semblant connaître aucune limite. Les capitaux détenus par les 15 personnes les plus riches du monde – majoritairement PDG ou ex-PDG de multinationales - sont supérieurs aux PIB de tous les états du monde situés au sud du Sahara. D’une manière générale, les inégalités de patrimoine sont encore plus fortes que les inégalités liées aux revenus. L’ONU publiait en décembre 2006 une étude dont les résultats se passent de tout commentaire. La moitié du patrimoine des ménages est détenue par seulement 2% de la population mondiale. À l’inverse, la moitié la plus pauvre de la population planétaire en possède seulement. 1%.
Pourtant, les inégalités ne sont plus seulement visibles entre les pays du nord et les pays du sud, mais se développent également à grande vitesse à l’intérieur même de chaque pays. Le lien entre l’inégalité croissante entre les êtres humains et l’émergence du capitalisme financier et du libre-échange est incontestable. Alors que l’écart des revenus entre les 5% les plus riches et les 5% les plus pauvres était de 30 pour 1 en 1960, il est aujourd’hui passé à 75 pour 1. Pourtant, la richesse produite au niveau planétaire, le PIB mondial, atteint des sommets inégalés : plus 44.000 milliards de dollars rien que pour l’année 2005. Mais la répartition de ses fruits est très inégale. Où qu’ils opèrent dans le monde, les opérateurs des marchés financiers s’approprient les ressources et les fortunes, ne laissant derrière eux que des miettes.
La première économie du monde elle-même ne résiste pas à l’analyse. Les inégalités s’accroissent aux Etats-Unis, où désormais un américain sur huit n’arrive pas à vivre décemment. 47 millions d’américains, dont de nombreux salariés, sont dépourvus d’assurance maladie. Au Royaume-Uni, le « blairisme » aura lui aussi apporté son lot d’inégalités. 0,1% des britanniques concentrent désormais 5% du revenu national. Tony Blair laissera donc à son successeur deux pays. D’un côté, les 20% qui travaillent dans le secteur des services financiers et qui prospèrent. De l’autre, le reste d’une population en proie à une précarisation croissante, évincée d’un marché du logement constamment en hausse, affecté par une sévère baisse de la production industrielle et par une hausse du chômage à 5%, un taux très élevé pour ce pays. En réalité, il n’est pas un coin du globe qui échappe au renforcement des inégalités. Dans un rapport paru en juin 2006, le PNUD rappelait qu’en Asie – où l’augmentation annuelle de la croissance est pourtant la plus forte – le libre-échange a malgré tout aggravé les inégalités en matière de revenus. Le « miracle chinois », si souvent vanté, laisse 5% de sa population avec une dizaine de dollars par mois.
La Banque Mondiale enfonce le clou avec une étude parue en novembre 2006 : le revenu réel des 10% les plus pauvres de la population chinoise a chuté de 2,4% entre 2001 et 2003, alors que dans le même temps, les 10% les plus riches ont vu leur revenu grimper de 16%.
Dans cet exemple – et plus généralement dans presque tous les cas de figure – on observe que ce sont très souvent les zones rurales qui sont les plus sévèrement touchées. Le modèle économique actuel en est là aussi la principale cause. Dans une économie de plus en plus virtuelle, où les réservoirs de main d’ouvre sont essentiels aux objectifs de rentabilité, les zones à forte concentration d’activités économiques et d’accès technologiques (les villes) supplantent totalement les zones à faible concentration (les campagnes). Alors qu’en 1950, seul 30% de la population mondiale vivait en ville, ce n’est pas un hasard si, pour la première fois dans l’existence de l’humanité, la moitié de ses membres habite désormais dans des zones urbaines. Pourtant, on aurait tort de croire que le niveau de vie y est plus favorable : aujourd’hui, un milliard d’habitants vivent dans des bidonvilles, privés d’eau, d’électricité et d’accès aux services sociaux de base.
Les affres de la malnutrition
Et si on commençait pour une fois par une bonne nouvelle ? Depuis quelques années, le nombre de personnes sous-alimentées est en très légère régression ! Pour autant bien sûr que l’on parle d’un pourcentage de la population mondiale, mis en parallèle avec l’augmentation de la démographie (17% de la population mondiale contre 20% il y a 15 ans). Mais en chiffres absolus, la sous-alimentation augmente constamment, 12 millions d’individus étant venus, entre 2004 et 2006, se rajouter aux 840 autres millions d’affamés. Là, déjà, il n’y a plus de quoi pavoiser.
Saviez-vous que les historiens s’accordent pour dire qu’en six années, le régime Nazi est responsable directement de la mort de près de 50 millions de personnes ? Saviez-vous également que la malnutrition tue chaque jour 100.000 personnes ? Faites le calcul : la malnutrition dépasse donc largement le pire génocide jamais commis dans l’histoire de l’humanité. Mais la grande faiblesse des chiffrages, c’est leur caractère impersonnel. Alors, faites-vous plutôt la réflexion suivante : pendant le temps qui vous a été nécessaire pour lire ce petit paragraphe – une vingtaine de secondes – 4 enfants dans le monde sont morts de faim. Présenté de cette manière, c’est autrement plus interpellant.
Au total, ce sont 42 pays qui ont été en état de crise alimentaire en 2006. On constate que la malnutrition est avant tout un phénomène rural, puisque 70% des personnes touchées vivent dans les campagnes. L’Afrique est le continent le plus durement touché, avec un tiers de ses habitants sous-alimentés. Mais la malnutrition n’engendre pas que la mort. Ses conséquences sont multiples, et toutes tragiques. Tout enfant frappé par la malnutrition au début de son existence ne rattrapera plus jamais son retard. Le fer et le zinc jouent en effet un rôle essentiel dans le développement des capacités mentales. Les risques de souffrir de difformités ou de cécité en sont également accrus. Et comme si cela ne suffisait pas, malnutrition et pandémies font bon ménage. La malnutrition diminue les capacités de résistance au VIH et accroît d’une manière plus générale les chances de contracter certaines maladies. La plupart des décès ne sont pas directement le résultat de la famine, mais bien plus souvent des maladies qui s’attaquent aux enfants vulnérables dont le corps est affaibli par la malnutrition. En réalité, les deux fléaux sont intimement liés car inversement, le décès de nombreux parents des ouvres des grandes pandémies engendre des orphelins qui, pour autant qu’ils n’en faisaient pas déjà partie, rejoignent les rangs des sous-alimentés.
Enfin, et on aurait tendance à l’oublier trop vite, la faim est facteur d’instabilité politique et de sous-développement dans les pays où elle sévit. Car un homme qui a faim ne se soucie pas de ses droits démocratiques. On ne saurait manger son bulletin de vote. La faim occulte toute préoccupation ou revendication sociale.
Mais dans ce massacre quotidien, ce qui est certainement le plus révoltant, c’est d’apprendre de
la FAO que la production alimentaire mondiale permettrait de nourrir 12 milliards d’individus. Bien sûr, le défaut majeur de ce chiffrage est de ne tenir compte ni des distances entre les lieux de production et de consommation, ni de la relation inégale entre le type de nourriture produit et les besoins réels des populations affamées, ni même de la faiblesse des pouvoirs d’achat des plus mal nantis. Mais ces chiffres, au demeurant incontestés, démontrent que potentiellement, la faim peut donc être totalement éradiquée de la surface de la planète. Dans le destin tragique de ces millions de victimes de la malnutrition, il n’y a donc aucune fatalité. Dès lors, chaque souffrance, chaque décès lié à la sous-alimentation en devient intolérable et moralement inacceptable.
Pauvreté et précarité : deux compagnes tenaces
À l’échelle planétaire, ce sont 1,2 milliard de personnes qui vivent dans une pauvreté extrême avec moins d’un dollar par jour, et 2,8 milliards qui vivent sous le seuil de pauvreté, fixé communément à un revenu journalier inférieur à 2 dollars. Ce qui ne signifie pas que l’on échappe à la pauvreté avec 3 dollars par jour. Ni que l’on évite une manipulation des données concernant l’affichage du taux de pauvreté, celui-ci représentant pour de nombreux pays un enjeu politique de première importance pour attirer les investisseurs et faciliter l’accès aux crédits. 2,8 milliards de pauvres donc, mais au vu de ces considérations, probablement bien plus. À ces observations se rajoute aussi un facteur plutôt déroutant : les nombreuses statistiques publiées sur l’évolution de la pauvreté dans le monde sont souvent fort contradictoires. Dans ces conditions, chiffrer la pauvreté et suivre son évolution s’apparente donc à un exercice d’équilibriste. Tentons dès lors d’en retirer les tendances de fond.
Lors de la création par l’ONU de la catégorie « Pays moins avancés » en 1971, appellation pudique pour désigner les pays pauvres, on en comptabilisait 21. Aujourd’hui, alors que seul le Botswana a réussi à s’en extraire, on en compte. 50. Les politiques néo-libérales des institutions financières internationales ne sont pas étrangères à cette augmentation drastique. Si l’on se focalise par contre sur l’évolution de la pauvreté ces dernières années, on constate certaines améliorations. Le continent qui a fait incontestablement le plus de progrès à ce sujet est l’Asie, tirée par une croissance soutenue depuis l’effondrement boursier asiatique de 1997. Tout est pourtant loin d’être rose puisqu’en Asie, paradoxalement, les très pauvres le sont encore plus notamment en Chine où leur niveau de vie a baissé ces six dernières années. L’Afrique par contre stagne, avec un niveau de pauvre proportionnellement égal à sa population, donc en augmentation quantitative constante.
Contrairement aux idées reçues, le fléau ne touche pas seulement les pays pauvres mais également les pays développés. Pire même, dans certains, la pauvreté y gagne du terrain. On a tendance à l’oublier mais dans les pays industrialisés, plus de 100 millions de personnes vivent toujours en dessous du seuil de pauvreté. Rien qu’aux Etats-Unis, selon un rapport du Bureau de Recensement, on évalue ce nombre à 37 millions de personnes, soit 17% de plus que sous la seconde présidence de Bill Clinton, dont 16 millions d’américains vivant dans « une pauvreté profonde et sévère ». La politique ultra-libérale de l’administration Bush n’y est évidemment pas étrangère. L’influence la plus néfaste de cette politique se ressent aussi au niveau de l’accès aux soins de santé, le nombre d’américains ne bénéficiant d’aucune assurance-santé ayant atteint les 47 millions en 2004, un record. Dans le reste des autres pays développés, en Europe et ailleurs, le nombre de pauvres fluctue, tantôt augmentant, tantôt diminuant, tantôt se maintenant à son niveau antérieur.
Finalement, les nombreux débats sur la pauvreté dans le monde occultent l’évolution réelle de la situation de la très grande majorité des individus sur la planète. Alors que les organisations, officielles ou non-gouvernementales, se battent à coup de statistiques contradictoires sur le thème de la pauvreté, une crainte supplémentaire fait son apparition, bien moins chiffrable, mais visiblement tenace : la précarité. À ce sujet, le plus interpellant est sans aucun doute un sondage inhabituel réalisé en France, en 2006, par Emmaüs. Dans ce pays classé pourtant parmi les six plus riches nations de la planète, un habitant sur deux considère comme « très possible » de devenir un jour SDF ! Seulement 17% des sondés affirment que « jamais » ils ne finiront à la rue. C’est probablement l’indication la plus nette du sentiment oppressant de précarité qui s’immisce au sein de la majorité des sociétés occidentales. La crainte, réelle ou injustifiée, de basculer vers la pauvreté n’est pas seulement révélatrice des conséquences dramatiques engendrées par les politiques économiques ultra-libérales. Elle tend paradoxalement à les renforcer, car l’appauvrissement de la population a généralement tendance à la déstabiliser, ravivant les sentiments extrémistes, populistes et nationalistes. Gardons constamment en mémoire que c’est dans des circonstances similaires que s’est développé le nazisme autrefois et qu’actuellement, le fanatisme et le populisme y puisent leur influence proportionnellement grandissante.
Les derniers peuples indigènes menacés
Les derniers peuples indigènes de la planète, véritables mémoires vivantes de l’humanité, présentent tous une même similitude : celle d’être chassés et expropriés de leurs terres ancestrales. On estime aujourd’hui la population indigène mondiale à environ 350 millions de personnes, répartie en quelque 5.000 ethnies. Les peuplades les plus primitives, souvent les plus anciennes, sont également celles qui sont le plus en péril. Et pas seulement pour ne pas avoir su s’adapter à leur nouvel environnement. La plupart d’entre elles ont dû quitter leurs terres ancestrales, victimes des politiques d’expansion des multinationales et de leurs agissements. Shell est connu pour ses liens avec les factions militaires qui répriment les Ogoni. Petrobras a obtenu un permis d’exploitation forestière sur un gisement pétrolifère, chassant le peuple Huaorani. Les Quechua d’Equateur ont été expulsés de leur territoire ancestral pour les mêmes motifs. Au Botswana, les Gana et les Gwi ont connu la même destinée, déportés en vagues successives afin de permettre l’exploitation de leur sous-sol riche en diamants.
La disparition des peuples indigènes est en marche depuis plusieurs siècles, des conquistadors espagnols qui massacrèrent et réduisirent en esclavage les ethnies du continent sud-américain en passant par l’éradication des indiens d’Amérique, pour ne citer que les épisodes les plus tristement célèbres. Mais le XXème siècle a assurément a été le théâtre du plus grand nombre de d’exactions commises sur les peuples primitifs. Les raisons en sont souvent identiques : la volonté de repousser toujours plus loin le contrôle des ressources de la planète. Nombre d’entre elles se trouvent sur des terres qui appartiennent aux derniers peuples indigènes. Leurs destins se croisent alors : extermination, expulsion ou assimilation aux populations les entourant. Sans surprise, ce sont les activités des multinationales qui sont pratiquement à la base de toutes les exactions à leur encontre. S’ils songent à résister, les peuples indigènes s’exposent à l’élimination pure et simple. La réponse à la résistance pacifique de la tribu Ogoni, habitant le delta du Niger connu pour ses très nombreux gisements de champs pétrolifères, est devenue emblématique. Le 10 novembre 1995, cette résistance pacifique avait coûté la vie au poète ogoni Ken Saro-Wiva et à huit autres militants ogonis, condamnés par les tribunaux nigérians alors sous les ordres du dictateur Sani Abacha. et de la multinationale Shell, implantée sur le territoire ogoni.
Cruelle ironie de l’Histoire : les seuls peuples indigènes qui échapperont aux expropriations car leurs terres n’intéressent personne, comme les Inuits du Pôle Nord ou les nomades Touaregs du Sahara, sont également menacés de disparition : ils seront en effet parmi les premières grandes victimes du réchauffement climatique.
Petite lueur dans la grisaille : le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a finalement adopté en juin 2006 la déclaration des droits des peuples indigènes, en discussion depuis douze longue années au cours desquelles les groupes financiers avaient exercé une forte pression, principalement sur les délégations américaines et britanniques. Cette mesure reconnaît les droits des peuples indigènes sur leurs terres et leurs modes de vie. Elle stipule également qu’ils ne peuvent être expulsés de leurs territoires sans leur libre consentement. Reste à voir si dans les faits, elle sera réellement appliquée.
L’ADPIC, un accord aux accents génocidaires
L’OMS a récemment rappelé ce scandale quotidien : 10 millions d’enfants meurent chaque année dans le monde de maladies évitables, faute de vaccin ou de traitement. Au cour du problème de l’accès des pays pauvres aux médicaments figure la question des brevets, ce qui nous renvoie à l’accord conclu en 1996 à l’OMC, mieux connu sous le nom d’ADPIC (Accord sur le Droit de Propriété Intellectuelle lié au Commerce). Remanié en 2003, il ne change pourtant en rien l’effet principal : l’assurance d’un profit optimal pour les multinationales pharmaceutiques.
En effet, la création, l’invention et la recherche sont des paramètres qui occupent une part de plus en plus importante dans le commerce. La valeur de nombres de produits de haute technicité, dont les médicaments, en dépend. Un certain degré de protection et de respect de ces droits apparaît donc fondamental au vu des dépenses engagées dans le domaine de la recherche et du développement. Les règles de commerce international concernant les droits de propriété intellectuelle – tout domaine confondu – ont ainsi été fixées et regroupées à l’OMC dans l’ADPIC. Dans le cas des médicaments, « Big Pharma » a assurément touché le gros lot. Récoltant les fruits d’un intense lobbying, les industries pharmaceutiques ont obtenu une protection de leurs brevets pour une période. de vingt années suivant leur dépôt ! Ce qui signifie concrètement qu’il est formellement interdit de copier les médicaments protégés durant cette période. Exit les génériques.
Il existe pour toutes les pandémies majeures de ce début de siècle, comme le sida, le paludisme ou la tuberculose, des médicaments génériques. Or, avec la meilleure volonté du monde, les pays pauvres n’ont bien évidemment pas les moyens de payer à leurs populations décimées les médicaments brevetés. Pour se figurer de l’énorme différence entre médicaments brevetés et médicaments génériques, il suffit de rappeler qu’avant l’arrivée des productions génériques indiennes contre le sida au début des années 2000, les prix étaient cent fois plus élevés qu’aujourd’hui. Soucieux de garantir leurs profits et de cadenasser leur position dominante, les leaders du secteur pharmaceutique ont multiplié les manouvres d’intimidations à l’encontre des pays qui ont osé s’opposer à leur volonté et celle de l’OMC. On se rappellera qu’en avril 2001, 39 laboratoires américains et européens avaient porté plainte contre le gouvernement d’Afrique du Sud – qui souhaitait fabriquer des génériques de médicaments brevetés contre le sida – avant de finalement se retirer face au tollé et à l’indignation qu’avait suscité cette action. Le procès qu’a intenté la multinationale Sanofi-Aventis début 2007 au gouvernement indien va dans le même sens.
Force est donc de constater que concernant les médicaments génériques, cette affaire ne met pas en présence un génial inventeur dépossédé des bénéfices de son invention, mais des multinationales, dominant un marché qu’elles ont pris soin de protéger de toute forme de concurrence et qui engrangent des bénéfices de plus en plus gargantuesques (le chiffre d’affaire annuel de l’industrie pharmaceutique est estimé actuellement à environ 600 milliards de dollars, contre 300 milliards en 1999). Les brevets ne sont plus là pour protéger et récompenser l’invention, ils n’existent plus que pour prolonger la rente des industriels.
Des épidémies aussi dévastatrices qu’évitables
Certaines grosses multinationales exercent leur talent dans le domaine pharmaceutique. Et de talent il est réellement question. Entre 1975 et 2004, les laboratoires pharmaceutiques ont développé plus de 1500 nouvelles molécules. Mais les multinationales pharmaceutiques ne s’intéressent pas aux populations non rentables. C’est ainsi que seulement 26 de ces nouvelles découvertes concernaient le traitement des maladies tropicales. Or, le sida bien sûr, mais aussi la tuberculose, la malaria ou la fièvre noire déciment des millions d’individus chaque année. Or, pour certaines de ces maladies, les remèdes existent. Et pour toutes, il existe des médicaments génériques. Dès lors, pourquoi les populations des pays pauvres sont-elles si touchées ? Il y a tout d’abord la question des dépenses de l’industrie pharmaceutique mondiale. Rien qu’en campagnes de commercialisations, elle consacre la somme annuelle de 60 milliards de dollars, soit plus du double de son budget de recherche, 10 fois les montants nécessaires annuellement pour la lutte contre le sida et près de 70 fois les sommes nécessaires à la lutte globale contre la tuberculose.
Les choix opérés par « Big Pharma » sont limpides. Mais si aujourd’hui, des millions de malades décèdent à travers le monde de maladies curables, la raison première en est toujours l’ADPIC (voir section précédente).
Premier exemple avec le sida. La pire pandémie de ce début de millénaire continue son inexorable progression avec désormais 32 millions de personnes infectées par le virus sur la planète, dont plus de 4 millions supplémentaires chaque année. La maladie a déjà emporté 22 millions de personnes depuis son apparition, les décès annuels s’élevant actuellement à plus de 2 millions. Les seuls soins un tant soit peu efficaces, les trithérapies, sont encore et toujours hors de portée de trop nombreux malades dans les pays pauvres : moins de 30% d’entre eux y ont en effet accès. En Afrique, le taux est d’à peine 20% et en Asie du Sud-Est de 16%. L’ADPIC en est naturellement la cause principale, les pays pauvres éprouvant toutes les peines du monde à distribuer des médicaments génériques pour leurs populations. Et s’ils veulent s’affranchir du parcours du combattant que représentent les licences obligatoires (clause spéciale de l’ADPIC permettant à un pays « moins avancé », membre de l’OMC, de faire appel à une entreprise fabriquant des génériques afin de copier un médicament sous brevet, sous certaines conditions), il leur faut patienter longtemps avant d’obtenir des génériques qui de toute manière restent toujours inabordables pour les malades les plus pauvres. Quant aux traitements de « deuxième ligne », dont la prise est indispensable dans la seconde phase de la maladie, ils restent toujours largement inabordables, faute de génériques disponibles et autorisés sur le marché.
La tuberculose est, après le sida, la pandémie la plus dévastatrice : 1,7 millions de personnes y ont succombé en 2005 et 1,6 millions en 2006. Les régions du monde les plus touchées restent l’Europe de l’Est, l’Afrique et
la Méditerranée orientale. L’OMS s’inquiète également de l’émergence de formes ultra-résistantes aux médicaments, nées de trop nombreuses interruptions de traitements par les patients, 450.000 nouveaux cas étant recensés chaque année. Le lien avec le VIH doit également être souligné : 50% des séropositifs sont atteints de tuberculose.
Comme dans le cas du VIH, des traitements existent qui permettent de guérir de la maladie, du moins sous sa forme initiale. L’accès aux traitements pour les plus démunis est pourtant largement compromis par l’ADPIC. En dépit de l’urgence de la situation et du problème épineux que représente la version ultra-résistante de la tuberculose, les recherches actuellement menées ne sont pas à la mesure des besoins en nouveaux tests, vaccins et médicaments. Le financement de la recherche est pointé régulièrement du doigt par MSF, 200 millions de dollars étant actuellement investis alors que 100 millions seraient nécessaires rien que concernant la forme ultra-résistante et 900 millions pour la lutte globale contre la pandémie.
Sida, tuberculose, mais aussi paludisme, choléra ou fièvre noir : le scénario est à chaque fois le même. Ces cas de figures représentent le dilemme de ces populations, soumises à une double « tyrannie industrielle » : les produits officiels inabordables, ceux des entreprises pharmaceutiques qui en aucun cas ne renonceraient à leurs profits, et ceux de l’économie parallèle, dont les produits de contrefaçon, aux effets pourtant redoutables, sont largement plus abordables. Personne ne devrait mourir pour des raisons économiques, faute de pouvoir s’acheter un médicament. C’est pourtant ce qui se produit chaque minute sur notre planète.
L’enfance exploitée
Les enfants paient eux aussi un lourd tribut à la guerre économique mondiale. Plus d’1,5 millions d’enfants de moins de cinq ans meurent chaque année par manque d’eau potable. La malnutrition et les épidémies en emportent encore bien davantage. Ceux qui auraient survécu à ces fléaux ne sont pas pour autant tirés d’affaire. Vivant souvent dans des régions à risques, où pauvreté et guerres font souvent bon ménage, ils peuvent également succomber aux conflits armés. Sur les quelque 4 millions de personnes tuées depuis 1990 lors de guerres, la moitié était des enfants. Mais pour ceux qui ont échappé à la mort, l’avenir ne s’annonce pas pour autant radieux. L’étude la plus complète jamais réalisée par l’UNICEF et publiée en décembre 2004 est sans appel.
> 640 millions d’enfants n’ont pas de logement adéquat ;
> 500 millions d’enfants n’ont pas accès à des installations d’assainissement d’eau ;
> 400 millions d’enfants n’ont pas accès à l’eau salubre;
> 270 millions d’enfants sont totalement privés de services de soins de santé ;
> 140 millions d’enfants, dont une majorité de filles, n’ont jamais été scolarisés ;
> 90 millions d’enfants souffrent de privations alimentaires graves ;
> 15 millions d’enfants sont orphelins, dont les parents ont souvent succombé au sida.
Une dernière catégorie d’enfants, qui du reste font souvent partie de celles citées précédemment, sont les exploités. Selon le Bureau International du Travail (BIT), le nombre d’enfants qui travaillent a reculé de 11% entre 2000 et 2004. Il convient néanmoins de tempérer cette bonne nouvelle en rappelant qu’il en reste malheureusement toujours. 218 millions à travers le monde. Parmi eux, le nombre d’enfants de 5 à 17 ans astreints à des travaux dangereux est de 126 millions, dont 1 million dans les exploitations minières où surviennent des centaines de décès chaque année. Quant aux formes les plus graves de travail des enfants, elles sont principalement situées an Afrique où le phénomène est très répandu : un enfant sur quatre de la tranche d’âge 5-14 ans travaille. Parmi eux, les enfants-soldats, que l’on estime entre 250.000 et 300.000. Pourtant, c’est en Asie que sont recensées les pires exploitations des enfants. Car la pire destinée pour un enfant n’est pas toujours l’exploitation au travail : exploitation sexuelle, traite, servitude pour remboursement de dettes, recrutement dans les conflits armés ou les mafias, trafics de stupéfiants sont le quotidien de millions d’enfants asiatiques.
‘impact de ces travaux forcés ne se limite pas à la souffrance de ces enfants. Pour ces millions d’exploités, il ne sera jamais question de fréquenter les bancs de l’école. Or, l’éducation est un facteur essentiel pour sortir du sous-développement. Et comme on vient de le constater, le sous-développement, qui induit misère et lutte pour survivre, pénalise l’accès à l’éducation. Les pays pauvres sont englués dans une spirale infernale et ne disposent que d’un seul moyen de l’enrayer : l’adoption et l’application de législations contraignantes destinées à protéger les droits fondamentaux des enfants. L’opération a malheureusement toutes les chances de se révéler infructueuse, car ces droits ont des coûts que les Etats pauvres ne peuvent financer. Pendant ce temps, les investisseurs étrangers risquent fort de se retirer pour partir vers d’autres cieux plus « concurrentiels » . et les familles pauvres auront encore moins de moyens pour subsister, les obligeant à envoyer leurs enfants travailler pour survivre. L’impossibilité pour les pays en voie de développement de sortir du cycle de la pauvreté trouve certainement sa source fondamentale ici.
L’enfer quotidien des zones franches
La zone franche (ZF) est une zone géographique d’un pays qui permet aux entreprises qui s’y installent de bénéficier d’avantages fiscaux et d’une main d’oeuvre à faible coût, les législations sociales y étant pratiquement inexistantes. Ces deux avantages en ont fait de véritables eldorados pour les multinationales des pays développés. La preuve la plus visible en est leur prolifération : de 80 en 1975, elles sont passées à 850 en 1998 et à plus de 5.000 en 2004, recrutant désormais 42 millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Cette augmentation est à la hauteur de l’intérêt que représente cette nouvelle main d’ouvre. Les multinationales l’ont bien compris. Mais, soucieuses de leur image, elles préfèrent généralement passer commandes auprès d’entrepreneurs ou d’intermédiaires locaux plutôt que de s’y installer elles-mêmes.
Les terminologies varient en fonction des endroits où elles sont implantées, des « maquiladoras » en Amérique Latine aux « sweatshop » en Inde et aux Philippines . Mais si les dénominations de ces ZF varient très souvent d’une région à l’autre, les conditions de travail de la main d’oeuvre qui y est exploitée sont par contre identiquement abominables.
La Chine est de loin le plus grand pourvoyeur en zones franches d’exportation avec une main d’oeuvre avoisinant les 30 millions de travailleurs. Leurs conditions de travail sont encore plus misérables qu’on ne l’imagine : semaines entre 60 et 70 heures de travail, revenus inférieurs au minimum salarial – fixé en Chine à. 44 dollars par mois – ou encore mises à pied à la moindre rebuffade ou au moindre accident de travail. L’industrie textile au Bangladesh et en Argentine, les ateliers de vêtements et de jouets en Chine : partout, ce sont les mêmes conditions de travail épouvantables, la même sueur, les mêmes souffrances. Pour les multinationales qui exploitent ces esclaves modernes, le système fonctionne à merveille. Lorsqu’ils arrivent sur les marchés européens, les jouets qui y sont fabriqués défient toute concurrence : les coûts salariaux ne dépassent en effet jamais 6% du prix de vente.
De même que l’argent possède ses zones de non-droit avec les paradis fiscaux , la main d’ouvre est désormais victime du phénomène identique avec les zones franches, caractérisées par l’absence totale de taxations et de législation de travail contraignantes. Un enfer permanent pour les travailleurs qui y sont exploités, mais un eldorado éphémère pour les multinationales qui y retirent de juteux bénéfices. Car comme le rappelle très justement
la CISL dans son rapport intitulé « L’envers des marques », les investissements étrangers dans les zones franches d’exportation sont de par leur propre nature précaires. Leurs auteurs sont en effet susceptibles d’abandonner un pays sur-le-champ pour un autre où une main d’oeuvre meilleur marché et plus docile leur serait proposée.
CONTESTATIONS
Résistances
> Un procureur en guerre
> L’AMI mis en échec
> Révolte ouvrière au Bangladesh
> La récupération des entreprises en faillite en Argentine
> Les femmes du Kerala face à Coca-Cola
> Bouygues « contraint » de se retirer du Mali
> Bechtel et La Lyonnaise des Eaux expulsés de Bolivie
Révolte ouvrière au Bangladesh
Pour les multinationales du textile, le Bangladesh a tout du paradis : la main d’œuvre y est abondante et pratiquement gratuite (10 cents le pull-over !), les conditions de travail y sont épouvantables pour les salariés (si on peut encore utiliser ce terme.). Il n’existe pratiquement aucune représentation syndicale dans le secteur et le gouvernement ferme les yeux sur ces pratiques. Mais tout a une fin.
Le début de la révolte trouve sa source en février, lors de plusieurs incendies et effondrements dans les usines de production qui ont coûté la vie à plus d’une centaine de personnes. Les travailleurs se rassemblent et organisent des manifestations pour dénoncer la vétusté des infrastructures , les conditions de travail effroyables et les bas salaires qui leur sont alloués.
La police réprime durement les manifestants, tuant trois ouvriers et en blessant plusieurs dizaines d’autres. La contestation se transforme alors en révolte. Les ouvriers déclenchent une grève généralisée, incendient et saccagent plusieurs usines et manifestent par milliers dans la capitale, Dacca, pour réclamer une hausse de salaire et de meilleures conditions de travail.
Sources
Le Soir, Metro, Campagne Vêtements Propres
Revue de presse
Textile : à l’autre bout de la chaîne (08/08/2006)
Les travailleurs en révolte (24/05/2006)
Incendies et effondrements d’usines au Bangladesh (03/03/2206)
Un procureur en guerre
« Il a plus contribué à augmenter les coûts des entreprises que n’importe quelle réforme législative votée dans le pays ». C’est en ces termes que la « National Association of Manufacturers », un puissant lobby industriel américain, fait part de son désarroi en évoquant Eliot Spitzer. C’est qu’en huit années d’exercice dans sa fonction de procureur général de New-York, l’homme a fait trembler Wall Street en menant un combat de tous les instants contre les abus de la finance. Il n’est pas inutile de rappeler que lorsqu’il rentre en fonction en 1998, les grands banquiers de Wall Street sont à juste raison considérés comme les « maîtres du monde », selon l’expression de l’auteur du Bûcher des vanités, Tom Wolfe. Eliot Spitzer va les faire tomber de leur piédestal. Sous sa conduite, New York devient le premier Etat à poursuivre des centrales électriques en vertu de la loi sur la pollution atmosphérique, le Clean Air Act. La procédure se conclut par un règlement sans précédent : deux géants de l’industrie électrique acceptent de payer 2,6 milliards de dollars. Le début d’une longue série de faits d’armes, dont les principaux furent :
- avril 2003 : plusieurs établissements financiers prestigieux sont poursuivis pour corruption et malversations. Pour mettre un terme aux poursuites pénales engagées sur les pratiques de leurs analystes, elles acceptent collectivement de débourser 1,4 milliard de dollars, la sanction la plus importante jamais infligée à des institutions financières aux Etats-Unis ! L’amende la plus lourde revient à Citigroup.
- septembre 2003 : Eliot Spitzer opère une purge dans le milieu des hedge funds, dont certains sont accusés de « late trading » (qui consiste à laisser des clients privilégiés acheter ou vendre des parts de fonds au cours de clôture, mais après la clôture. alors que des informations sur le cours du lendemain sont déjà disponibles).
- octobre 2004 : le PDG du premier courtier en assurance américain Marsh & McLennan (MMC), est contraint à la démission sous le poids des charges qui lui sont reprochées, à savoir encaissement de commissions occultes et organisation d’enchères truquées (notamment en dirigeant ses clients à leur insu vers d’autres sociétés d’assurance qui, en retour, versaient à MMC de substantielles commissions). Soit 800 millions de dollars pour la seule année 2003. Ce qui, proportion inouïe, représente à l’époque plus de la moitié des profits du groupe.
- novembre 2005 : Warner Music, l’une des plus importantes maisons de disques des Etats-Unis, paie 5 millions de dollars pour clore à l’amiable une enquête sur la manière dont l’industrie influence financièrement la programmation musicale des stations de radio. Ce règlement fait suite à un autre de 10 millions de dollars de Sony BMG, poursuivie pour avoir versé de l’argent à plusieurs stations de radio en échange de temps d’antenne.
- mai 2006 : Universal Music Group, filiale de Vivendi, accepte à son tour de débourser 12 millions de dollars pour mettre fin aux poursuites engagées portant sur des soupçons de versements illégaux destinés à assurer la diffusion de sa production sur certaines radios.
Eliot Spitzer troqua son ancienne fonction le 1er janvier 2007 pour exercer celle de gouverneur de l’Etat de New York, pour laquelle il a été largement plébiscité (69% des voix). Toutefois, le « sheriff de Wall Street » ne fit pas preuve de la même vertu que celle qu’il prônait aux autres : une affaire de prostitution dans laquelle il était largement impliqué causa sa chute en mars 2008.
Sites spécialisés
Eliot Spitzer – Wikipedia
Eliot Spitzer – Forêt des Médias
Revue de presse
Les entreprises font campagne contre le « spitzerisme » (20/10/2006)
Règlement à l’amiable de 12 millions pour Universal Music (12/05/2006)
Les majors américaines soupçonnées d’entente sur les prix de la musique en ligne (28/12/2005)
Warner Music coopère avec Spitzer (26/12/2005)
Eliot Spitzer épingle les difficultés de résiliation chez AOL (25/08/2005)
Eliot Spitzer porte plainte pour fraude contre AIG et son ex-PDG (27/05/2005)
Eliot Spitzer obtient la tête du PDG de Marsh & McLennan (26/10/2004)
Eliot Spitzer ne s’arrête jamais (22/10/2004)
Eliot Spitzer, le juge qui fait trembler Wall Street (01/01/2004)
Les SICAV américaines sur la sellette (20/11/2003)
Deux ans après Enron, de nouveaux scandales agitent Wall Street (11/11/2003)
Portrait : le shérif de Wall Street (15/09/2003)
Les fonds de pension américains dans le collimateur de la justice (04/09/2003)
L’AMI mis en échec
L’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI) représente certainement la réalisation qui a trahi le plus clairement les véritables intentions des multinationales et de leurs alliés. Son objectif avoué était de créer un modèle économique mondial où les multinationales disposeraient du « droit » et de la « liberté » d’investir, d’acheter, de vendre et de transférer leurs activités quand et où elles le voudraient, partout dans le monde, sans qu’aucun gouvernement ne puisse les en empêcher. Rien que ça.
Craignant une fronde des pays émergents et en voie de développement, les Etats-Unis ont préféré comme cadre de négociation l’OCDE , qui réunit seulement les pays les plus riches de la planète. Entamées en 1995, poursuivies dans le plus grand secret jusqu’en 1998, les négociations ont été rendues publiques grâce à la vigilance de militants et de chercheurs nord-américains et du Third World Network, ONG altermondialiste.
Le contenu de l’AMI instaurait véritablement le règne des multinationales. En sus de ce qui a déjà été expliqué plus haut, il convient de signaler que tous les secteurs de l’activité humaine étaient concernés. Enfin, pour rendre ce « droit » des investisseurs à disposer des peuples inéluctable, un principe astucieux de verrouillage obligeaient les Etats à adapter toute nouvelle loi de telle sorte à ce qu’elle ne soit pas en contradiction avec l’AMI, permettant à terme son expansion mondiale sans la moindre possibilité de retour.
En tout, ce furent près de 600 organisations de 67 pays qui se sont battus contre l’AMI. Le Parlement européen lui-même ne lui réserva pas un accueil très chaleureux puisque son principe fut rejeté massivement en mars1998. Suite à ces contestations, les négociations sur l’AMI furent d’abord reportées, puis finalement abandonnées. Cette victoire représente sans doute jusqu’à ce jour le plus beau succès du mouvement alter mondialiste. Il convient toutefois de nuancer la portée de cette victoire puisque l’AGCS , adopté entre-temps par l’OMC , a permis d’imposer une partie du contenu de l’AMI. Plus que jamais, la vigilance est de mise.
Sources
CETIM, C.De Brie
Bibliographie
« Lumière sur l’AMI, le test de Dracula » de l’Observatoire de la mondialisation (l’Esprit frappeur, 1999)
« AMI. Attention ! Un accord peut en cacher un autre » du CETIM (CETIM, 1998)
Revue de presse
L’AMI nouveau va arriver (01/05/1999)
Comment l’AMI fut mis en pièces (01/12/1998)
Révolte ouvrière au Bangladesh
Pour les multinationales du textile, le Bangladesh a tout du paradis : la main d’œuvre y est abondante et pratiquement gratuite (10 cents le pull-over !), les conditions de travail y sont épouvantables pour les salariés (si on peut encore utiliser ce terme.). Il n’existe pratiquement aucune représentation syndicale dans le secteur et le gouvernement ferme les yeux sur ces pratiques. Mais tout a une fin.
Le début de la révolte trouve sa source en février, lors de plusieurs incendies et effondrements dans les usines de production qui ont coûté la vie à plus d’une centaine de personnes. Les travailleurs se rassemblent et organisent des manifestations pour dénoncer la vétusté des infrastructures , les conditions de travail effroyables et les bas salaires qui leur sont alloués.
La police réprime durement les manifestants, tuant trois ouvriers et en blessant plusieurs dizaines d’autres. La contestation se transforme alors en révolte. Les ouvriers déclenchent une grève généralisée, incendient et saccagent plusieurs usines et manifestent par milliers dans la capitale, Dacca, pour réclamer une hausse de salaire et de meilleures conditions de travail.
Sources
Le Soir, Metro, Campagne Vêtements Propres
Revue de presse
Textile : à l’autre bout de la chaîne (08/08/2006)
Les travailleurs en révolte (24/05/2006)
Incendies et effondrements d’usines au Bangladesh (03/03/2206)
La récupération des entreprises en faillite en Argentine
L’Argentine fut longtemps citée comme élève modèle des réformes économiques ultra-libérales prônées par le FMI… Mais en 2001, c’est la chute. Minée par les détournements de fonds opérés par les régimes successifs et par les nombreuses privatisations imposées par le FMI et
la Banque Mondiale, l’économie argentine s’effondre et le pays se déclare officiellement en faillite. La crise économique qui s’ensuit est dévastatrice : le chômage atteint 20 % (perte de 830.000 emplois rien que sur l’année 2002 !) et 45 % de la population se retrouve sous le seuil de pauvreté.
De nombreux chômeurs décident alors de réemployer les usines et les entreprises désaffectées. Le MNER (Mouvement national des entreprises récupérées) se crée et tente d’amorcer une véritable tendance généralisée avec pour objectif : « Occuper, résister, produire ! ». Sans aucune réglementation ni législation appropriée, les travailleurs ont réussi avec plus ou moins de succès à créer un modèle de production, de vie et d’organisation, comme en témoignent les quelques 161 coopératives recensées qui regroupent au total 9.100 travailleurs. La métallurgie et les autres industries concernent la moitié, le reste se répartissant dans l’alimentaire, le textile, les industries graphiques et la céramique.
Sources
A.Zacharie, O.Malvoisin, T.Vachon, C.Raimbeau, E.Peredo,
Revue de presse
Les entreprises récupérées en Argentine (06/06/2006)
Témoignage sur les entreprises récupérées en Argentine (17/05/2006)
Autogestion : la récupération d’entreprises en Argentine (06/03/2006)
Lutte à la pauvreté et développement durable en Argentine (13/02/2006)
Remède à la crise, l’entreprise sans patron fleurit en Argentine (10/10/2005)
En Argentine, occuper, résister, produire (01/09/2005)
Des « entreprises récupérées » illégales qui cartonnent ! (02/05/2005)
Les entreprises récupérées en Argentine : le nouveau modèle de résistance (05/04/2005)
Les entreprises récupérées, le nouveau modèle argentin (29/04/2005)
Ouvrages
« Argentine rebelle : un laboratoire de contre-pouvoirs » de C.Raimbeau/ D.Hérard (Alternatives, 2006)
« Rébellions d’Argentine. Tiers-état, luttes sociales et autogestion » d’A.Guillermo (Syllepse, 2006)
« Le désastre argentin » de H.Moreno (Syllepse, 2005)
« Argentine. Enjeux et racines d’une société en crise » de D.Quatrocchi-Woisson (Félin, 2003)
Les femmes du Kerala face à Coca-Cola
C’est à une véritable fronde populaire que Coca-Cola doit faire face au Kerala, en Inde. Accusé de tous les maux, le géant américain a été condamné en janvier 2004 par le tribunal local, puis par
la Haute Cour de Justice du Kerala. Retour sur les faits.
Alors que Coca y est implanté depuis peu, la grogne populaire monte pourtant rapidement. En cause, l’assèchement dramatique des nappes phréatiques, entraînant un appauvrissement des récoltes locales et obligeant les autorités à ravitailler la région en eau. L’argument avancé par la multinationale – les faibles précipitations locales des deux dernières années – est un facteur certain, mais qui ne peut expliquer à lui seul le phénomène. En effet, la région a déjà été touchée par des sécheresses sévères dans le passé sans pour autant en arriver à des extrêmes pareils. La polémique s’aggrave encore lorsqu’on découvre que les déchets de l’usine, distribués gratuitement aux paysans des alentours comme engrais, contiennent des métaux lourds. Résultat : des taux élevés de cadmium et de plomb dans les puits et les champs qui se répercutent en cascade dans la chaîne alimentaire. Les conséquences sur la santé des populations locales sont encore inconnues, mais on imagine difficilement que ces produits peu recommandables soient inoffensifs. Coca a rapidement rapatrié les engrais non-utilisés.
Mais malgré tout cela ô surprise,
la Haute Cour revient sur sa décision, autorisant Coca-Cola à pomper jusqu’à 500.000 litres d’eau par jour. Business is business.
Sources
Monde diplomatique, le Courrier
Revue de presse
Coca-Cola obtient l’accord de la Haute Cour de Justice (31/05/2005)
Le Kerala trouve le Coca-Cola imbuvable (05/03/2005)
Les femmes du Kerala contre Coca-Cola (01/03/2005)
En Inde, le Coca donne soif aux paysans (22/04/2004)
Coca-Cola perd son procès de l’eau (09/01/2004)
Bouygues « contraint » de se retirer du Mali
Le Mali est l’un des exemples les plus édifiants des politiques de réajustement structurel imposées par le FMI et
la Banque Mondiale… Profitant de la privatisation imposée aux rares secteurs rentables du pays, la multinationale française Bouygues Telecom reprend la distribution d’eau et d’électricité du pays. Entre 1998 et 2002, les tarifs font un bond de près de 60%. Dans celui qui est considéré comme l’un des pays les plus pauvres du monde, le nombre de mauvais payeurs explose finit fatalement par s’augmenter. EdM, la filiale locale de Bouygues, se met en chasse des mauvais payeurs, attisant la colère grandissante de la population. Dans un premier temps, l’Etat verse 16 millions de compensations à EdM pour soulager les consommateurs. Le monde à l’envers.
Mais les investissements prévus dans le contrat passé avec l’Etat et
la Banque Mondiale faisaient état de 97 localités à raccorder au réseau d’électricité. EdM n’en couvrira qu’une trentaine, laissant 80% de la population malienne sans raccords.
Lassé de tant de « tracas »pour un marché dérisoire et peu rentable, Bouygues décide de jeter l’éponge et de quitter le marché malien.
Sources
CGSP, B.Perez
Revue de presse
Le néolibéralisme à l’assaut du Mali (02/01/2006)
Le Mali reprend à Bouygues le contrôle de l’eau et de l’énergie (12/11/2005)
L’adduction et le traitement de l’eau au Mali (01/06/2005)
Bechtel et
La Lyonnaise des Eaux expulsés de Bolivie
Dans les résistances aux privatisations des biens communs , l’expulsion de ces deux multinationales de gestion des eaux potables et usagées figure en bonne place.
La Banque Mondiale , actionnaire minoritaire des multinationales en question, avait préalablement exigé du gouvernement bolivien la libéralisation de plusieurs secteurs d’activité comme condition préalable à un nouveau prêt de capitaux.
Bechtel est une multinationale californienne qui se voit accorder en 1999 une concession pour la gestion de l’eau de la vallée de Cochabamba. L’activité de Bechtel sur place ne dure que quelques mois, les tarifs étant brusquement augmenté de 300%, rentabilité oblige. La population très pauvre de cette région n’ayant plus les moyens de se fournir en eau potable, la révolte éclate, conduisant Bechtel à se retirer malgré des répressions violentes de l’armée. Malheureusement, les Boliviens n’en ont pas fini avec la multinationale américaine. Bechtel a depuis intenté une plainte auprès de
la Banque Mondiale et réclame à l’état bolivien la modique somme de 25 millions de dollars, correspondant aux « profits escomptés » sur les 40 ans prévus par le contrat de concession ! Pour arriver à ses fins, la multinationale a transféré son siège fiscal des Îles Cayman, paradis fiscal bien connu, vers les Pays-Bas pour pouvoir bénéficier des avantages d’un traité bilatéral signé entre les deux pays. Là où les profits peuvent être facilement engrangés, fût-ce sur le dos d’une des populations les plus pauvres d’Amérique du Sud, l’indécence ne connaît pas de limites.
Avec l’aide de
la Banque Mondiale ,
la Lyonnaise des eaux s’implante en Bolivie en 1997 au travers d’une filiale dénommée AISA. L’entreprise gère les services d’eau potable et des eaux usées de la capitale bolivienne,
La Paz. Rapidement, la grogne monte. Alors que les cadres dirigeants voient leurs salaires quintuplés, l’accès à l’eau potable est coupé dans certaines zones éloignées, jugées non-rentables, et les prix augmentent vertigineusement : jusqu’à 600% dans certains quartiers excentrés ! Face à la pression de la rue, coordonnée par plusieurs centaines associations de quartiers, le gouvernement décide d’éviter une révolte populaire semblable à celle qui avait succédé aux agissements de Bechtel et met fin au contrat de l’AISA.
Sources
W.Chavez, E.Peredo, I.Herraiz
Revue de presse
L’eau de Cochabamba : la guerre non achevée (11/04/2007)
Pas d’armistice dans la guerre de l’eau (05/03/2005)
Effervescence populaire en Bolivie (01/03/2005)
L’escroquerie du siècle : Bechtel contre les Boliviens (10/01/2005)
En Bolivie, l’eau est un combat de tous les jours (30/12/2004)
Bolivie : la seconde guerre de l’eau (19/12/2004)
Les Uruguayens rejettent la privatisation de leur entreprise pétrolière (17/02/2004)
La Bolivie : état des lieux (01/11/2003)
THEMATIQUES
> La guerre des sexes aura-t-elle lieu ?
> Aux origines des crises financières
> Les fonds de pension, nouveaux sheriffs de Wall Street
> Chine et USA : unis pour le meilleur et pour le pire
> Les dérives salariales des patrons
> La Mer d’Aral ou le plus grand désastre écologique de tous les temps
> La contrefaçon, une entreprise criminelle qui prospère
> Les Hedge Funds, nouveaux maîtres de la finance
> Le Carlyle Group
> Réserves pétrolières : la conspiration du mensonge
> L’espionnage, nouveau nerf de la guerre économique
Les Hedge Funds, nouveaux maîtres de la finance
Les Hedge Funds sont des fonds d’investissement à court terme à la recherche de la moindre opération fructueuse sur les marchés boursiers. Leurs pratiques varient mais le but reste inchangé : gagner un maximum d’argent en un minimum de temps. Quel qu’en soit le prix. Certains ciblent des sociétés qu’ils estiment sous-valorisées en bourse, d’autres rachètent les entreprises en faillite, les démantèlent et revendent les « pièces détachées » aux plus offrants. D’autres enfin identifient les sociétés ayant l’intention de sortir de Bourse, achètent quelques parts de leur capital afin de bloquer l’opération. puis exigent que leurs titres soient rachetés au prix fort. Ces stratégies répandues ne sont pas les seules que déploient les Hedge Funds, mais elles ont toutes en commun l’absence totale d’éthique ou de morale.
Au premier trimestre 2006, les actifs gérés par les Hedge Funds s’élevaient à 1540 milliards de dollars, soit un triplement de leurs actifs depuis l’an 2000 ! C’est une évidence : les Hedge Funds règnent en maître sur le monde de la finance, au point d’en concurrencer sérieusement les multinationales les plus puissantes. L’opacité et le secret, caractéristiques communes aux Hedge Funds, sont un autre atout. Bien qu’ils soient très majoritairement américains, 70% d’entre eux sont domiciliés dans des paradis fiscaux. N’étant toujours pas soumis aux mêmes contraintes que les sociétés cotées, les Hedge Funds disposent ainsi de le marge de manœuvre nécessaire pour agir, camouflant leur stratégie, leurs transactions financières et retardant ainsi jusqu’au dernier moment leurs offensives. Certains fonds poussent le vice jusqu’à recourir aux services d’agences de détectives privés ou d’autres limiers plus ou moins scrupuleux. Un document dérobé, une information confidentielle ou des chiffres compromettants suffisent souvent à orienter une stratégie…
Le hic, c’est qu’il existe de sérieux risques de dérapages. Et pas des moindres.
En septembre 2006, le fonds spéculatif Amaranth a perdu, à la suite d’une spéculation hasardeuse sur le marché du gaz, en quelques jours les deux tiers de son capital – soit la bagatelle. de 5 milliards d’euros ! L’affaire a réveillé le souvenir de la faillite du fonds d’investissement LTCM en 1998, obligeant
la Fed (Réserve fédérale américaine) à baisser ses taux d’intérêts pour empêcher des effets en chaîne sur les marchés et les banques à renflouer le LTCM en urgence. La crise financière avait été évitée de peu. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Le crash boursier asiatique de la fin des années 1990 n’est pas étranger aux spéculations des Hedge Funds, puisque certains d’entre eux s’étaient attaqués à des devises locales liées au dollar, faisant craquer un système de change déjà fragilisé et mal géré. Pour rappel, la crise asiatique a conduit à la faillite de plusieurs milliers d’entreprises et a provoqué la mise à pied de plusieurs millions de travailleurs. Les agissements peu scrupuleux des Hedge Funds peuvent donc conduire à des conséquences désastreuses.
Tout homme sensé serait donc tenté de réguler ces pratiques spéculatives, bien plus souvent dommageables pour les salariés des entreprises victimes des « stratégies » des Hedge Funds que pour ces derniers. Pourtant, malgré la réelle volonté des gendarmes boursiers, telle
la SEC aux Etats-Unis, de les encadrer, rien n’a été entrepris. La raison de ce non-sens est à mettre sur le compte des protections d’instances très haut placées.
La Fed, très liée au secteur bancaire et à l’administration Bush, s’est prononcée plusieurs fois contre toute transparence supplémentaire. Enfin,
la SEC, qui avait réussi à contraindre les Hedge Funds à s’enregistrer auprès d’elle, a été déboutée par une cour d’appel fédérale, jugeant cette obligation (pourtant déjà fort peu contraignante) illégale. Rien ne semble donc devoir entraver la domination croissante des Hedge Funds sur le monde de la finance.
La guerre des sexes aura-t-elle lieu ?
« Trois bombes menacent le monde : la bombe atomique, qui vient d’exploser, la bombe de l’information, qui explosera vers la fin du siècle et la bombe démographique, qui explosera au siècle prochain, et qui sera la plus terrible ». Les deux premières prédictions d’Albert Einstein se sont vérifiées. Quant à la troisième, il semble que l’humanité n’en ait pas encore pris la véritable mesure.
Généralement, à l’évocation de « problème démographique », on se focalise sur les prévisions de croissance mondiale de la population. Les grandes tendances futures et les problèmes inévitables qu’ils engendreront sont connus de tous : selon l’hypothèse moyenne retenue par l’ONU en 2004, après une période de croissance jusque vers 2050 où elle atteindrait 9,1 milliards d’habitants, la population mondiale se mettrait à décroître, retrouvant en 2100 son niveau de 2006. Les prévisions de l’ONU sont cependant régulièrement revues à la baisse. Mais la tendance est là et la poussée démographique, sauf conflit mondial majeur ou nouvelle pandémie dévastatrice, inéluctable. La cohorte de difficultés qu’elle engendrera est connue : partage supplémentaire des ressources en eau, alimentaires, énergétiques et environnementales, entraînant une aggravation certaine des multiples problèmes auxquels l’humanité est déjà confrontée actuellement. Et pourtant, on aurait tort de s’arrêter à ce seul constat car une autre menace démographique fait lentement son apparition : la perturbation du ratio naturel entre filles et garçon. De l’ordre de 105 naissances masculines pour 100 naissances féminines, ce ratio est en effet grandement menacé par deux facteurs totalement distincts et à priori sans aucun rapport : les dérèglements biologiques et la sélection artificielle après la naissance. À cela se rajoute un troisième facteur, la sélection artificielle avant la naissance, encore sous le stade de risque potentiel mais qui, en fonction de l’utilisation qui en sera faite, pourrait dans un futur proche encore davantage aggraver les dérèglements observés.
La sélection artificielle après la naissance est le facteur assurément le plus médiatisé : c’est un phénomène croissant qui touche presque exclusivement l’Inde et certains pays d’Asie. Où sont passées les 90 millions de femmes qui manquent actuellement en Asie ? Elles ne sont pas nées ou bien sont mortes en bas âge, victimes d’avortements sélectifs ou d’infanticides. Cette anomalie démographique, dénoncée dès 1990 par l’économiste Amartya Sen dans
la New York Review of Books, touche
la Chine, l’Inde et le Pakistan mais aussi le Bangladesh, Taïwan ou
la Corée du Sud. Si l’on appliquait à l’Asie un taux de masculinité « normal » de 105 hommes pour 100 femmes – pour le calculer, les démographes prennent en compte la proportion naturelle de filles et de garçons à la naissance, les différences de mortalité infantile entre les deux sexes et le décalage d’espérance de vie entre les hommes et les femmes -, ce continent compterait 90 millions de femmes supplémentaires.
La Chine et l’Inde, où ce phénomène provoque déjà des tensions, sont les pays les plus touchés. Rien qu’en Inde, ce sont 60 millions de femmes qui manquent à l’appel. Les déséquilibres les plus extrêmes ont été enregistrés dans les Etats indiens du Pendjab et de l’Haryana où ont été recensées, en 1998-2000, 125 naissances de garçons pour 100 de filles et dans les provinces chinoises du Jiangxi et du Guangdong, en 2000, où le nombre de garçons avait atteint 138 pour 100 filles. Les causes de ce déséquilibre sont d’ordre social. En Inde, la préférence pour les garçons est une tradition solidement ancrée dans le sous-continent indien. Le fils, par qui se transmet l’héritage, est censé s’occuper de ses parents jusqu’à leur mort. C’est lui qui libère, selon les rites hindous, l’âme de leur corps en récitant une ultime prière devant le bûcher funéraire. Considérée comme « celle qui part », la femme part vivre dans la famille de son époux en échange d’une dot, ce qui amène certains parents à ouvrir des comptes-épargne dès la naissance de leur fille. En Chine, la limitation des naissances a renforcé l’attractivité pour les garçons. L’héritage sera, à n’en pas douter, très lourd à porter pour les générations futures de ces pays. Car ces avortements sélectifs ne représentent pas seulement le degré ultime de violence contre les femmes, celui qui leur refuse le droit même de naître. Ce déséquilibre a déjà entraîné une hausse du nombre de mariages d’enfants et du trafic de femmes en provenance des régions pauvres de l’Inde et des pays voisins comme le Bangladesh et le Népal. Dans les décennies à venir, il modifiera en profondeur le visage du continent asiatique. Dans sa fiction « Le premier siècle après Béatrice », Amin Maalouf démontre avec réalisme le potentiel explosif, pouvant conduire à l’implosion sociale d’une région tout entière, que représente un déséquilibre dans la parité fille/garçon en faveur de ces derniers. Aujourd’hui déjà, c e déséquilibre a déjà entraîné une hausse du nombre de mariages d’enfants et du trafic de femmes en provenance des régions pauvres de l’Inde et des pays voisins comme le Bangladesh et le Népal. Les prémices d’une très forte déstabilisation régionale sont déjà visibles.
Le deuxième facteur n’a obtenu par contre jusqu’à présent que très peu, voire pas du tout d’écho médiatique. Or, deux études menées dans des circonstances totalement différentes sont arrivées à la même conclusion : certains composants chimiques semblent grandement affecter le ratio naturel entre fille et garçon à la naissance. La première étude, menée chez les Inuits en Russie et au Groenland par le Programme de surveillance de l’Arctique (AMAP), souligne la corrélation entre la concentration de polluants organiques persistants, dont le PCB, dans le sang des femmes enceintes et le sexe de l’enfant. Un expert de l’AMAP explique que « pour certains PCB, au-delà de 4 microgrammes/litre, on observe un renversement du sex ratio en faveur des filles. La majorité des oufs qui auraient dû être des garçons subissent un avortement spontané précoce ». Le résultat est la naissance dans certaines communautés Inuites de deux filles pour un garçon, ce qui en fait le déséquilibre le plus grand jamais observé. Son ampleur trouve partiellement son origine dans la fonction de « super-prédateurs » que les Inuits occupent dans un éco-système et une chaîne alimentaire confinés. Toutefois, cette observation ne s’arrête pas aux lointains Inuits. Le professeur gantois Nik Van Larebeke, interviewé dans le quotidien flamand « Het Laatste Nieuws » le mardi 22 octobre, confirme des observations similaires, mais qu’il qualifie de « phénomène européen ». Le constat est identique : certains embryons mâles n’arrivent pas à se développer complètement et meurent. Cette fragilité est selon lui en relation directe avec l’utilisation massive de certains polluants. Le scientifique pointe du doigt certains dérivés du plastique, des détergents, des pesticides et des conservateurs qui se trouvent par exemple dans les cosmétiques et les produits d’entretien, dont certains entrent dans le corps via la respiration ou la peau. À ce stade, il est encore trop tôt pour affirmer scientifiquement, avec certitude, que certains produits chimiques sont de nature à bouleverser la diversité naturelle des embryons. Le recoupement de ces deux études, couplées aux nombreuses autres qui ont déjà démontré les conséquences d’une exposition soutenue à certains produits chimiques sur le corps humain, ne laisse toutefois que peu de place au doute.
Le troisième facteur, la menace d’une sélection artificielle du sexe de l’enfant avant la naissance, se posera à terme à l’ensemble de l’humanité. La méthode commercialisée depuis deux ans par la société britannique DNA Worldwide, peut potentiellement aboutir à ce résultat. Le procédé est fort simple : pour la modique somme de 350 euros, les parents ont la possibilité de connaître le sexe de l’enfant dès la sixième semaine sur base de l’analyse de l’ADN d’un échantillon sanguin de la mère. Or, l’avortement est généralement autorisé entre la 12 ème semaine (cas de la majorité des pays européens) et la 24 ème semaine (cas de
la Grande-Bretagne). Marcy Darnovsky, directrice adjointe du Center for Genetics and Society, résume mieux que quiconque les possibles dérives : « Jamais auparavant la possibilité de choisir le sexe de l’enfant dans une optique purement sociale – c’est-à-dire parce que les parents préfèrent simplement avoir un garçon plutôt qu’une fille, ou inversement – n’avait fait l’objet d’une promotion en direction de clients potentiels dans une publication grand public. C’est pourquoi je dis que la sélection du sexe est entrée dans la culture consumériste ». En réalité, le choix « à la carte » du sexe de l’enfant représente l’acte consumériste ultime. Celui dont l’humanité pourrait ne jamais se relever si elle ne l’entoure pas d’infinies précautions.
Aux origines des crises financières
Plusieurs crises financières ont émaillé l’histoire du capitalisme, de la grande dépression de 1929 jusqu’à la bulle Internet au début de ce siècle, en passant par l’effondrement boursier de 1987 et de la crise asiatique dix ans plus tard. À chaque fois, les analyses passent volontairement, par un mécanisme de déni psychologique parfaitement rôdé, à côté de l’élément central et majeur de toutes ces crises : la spéculation.
Des tulipes à Internet
L’instinct grégaire, l’effet de levier et le déni psychologique
À quand la prochaine ?
Des tulipes à Internet
Pour retrouver la première véritable explosion spéculative connue, il faut remonter jusqu’en 1637, où
la Hollande fut le théâtre d’une grave récession économique. La découverte des tulipes déclencha une spéculation frénétique qui prit la forme d’un marché spécialisé dont les cours s’envolèrent pendant quelques années. pour retomber à grand fracas peu de temps après.
Depuis, l’histoire se résume à une succession assez régulière de crises financières : les crises financières en France et en Grande-Bretagne en 1720 ; le « cycle américain » de 1819, 1837, 1857 et 1873 qui précéda la grande dépression de1929 ; la débâcle américaine de 1987 ; la crise des marchés asiatiques en 1997 ; et la bulle Internet à l’aube de ce siècle.
Cette liste impressionnante ne devrait pour autant pas nous faire oublier que toute une série d’autres bulles spéculatives, de petite ou moyenne importance, ont éclaté ci et là. Ces répétitions ont de quoi surprendre. Il se fait tout simplement que dans la pratique, la mémoire financière n’excède pas vingt années, au-delà desquelles le souvenir du désastre précédent est effacé et qu’une variante de l’épisode antérieur ne resurgisse. Cela peut sembler aberrant, mais l’« homo economicus » est ainsi.
haut de page
L’instinct grégaire, l’effet de levier et le déni psychologique
Ce qui est absolument remarquable dans les exemples qui précèdent, c’est que tous, sans exception, se sont déroulés de la même manière. Certes, des différences existent dans le fonctionnement des marchés financiers entre 1720, 1929 ou notre époque, mais elles ne sont que d’autres formes déguisées de spéculation. Car à chaque fois, le processus est le même et se déroule en trois étapes.
La première est le point de départ de la spéculation. Dans le monde des investisseurs, le rapport à l’argent est pour le moins curieux : plus on en a, et plus il découle de la maîtrise absolue des paramètres financiers. Il est signe d’intelligence et d’intuition financière hors du commun. Lorsque l’un de ses esprits éclairés se manifeste, le reste de la meute accourt aussitôt, espérant récolter les dividendes de ce qui ne peut être qu’un choix judicieux. C’est l’instinct grégaire.
La deuxième étape est la constitution de la bulle spéculative, où se produit le décalage avec le réel. Un enthousiasme collectif s’empare des acteurs financiers qui se mettent à investir à tout va, persuadés que les cours monteront sans limites. On le sait, la perspective d’enrichissement rapide et sans frais peut engendrer de tels comportements chez l’être humain. Plus fort encore, pour justifier cet enrichissement, l’épisode euphorique est volontairement protégé et soutenu par ceux qui y participent. Leur grand nombre et leur supposée intelligence les confortent dans leurs choix.
Mais encore faudrait-il que les marchés tolèrent de telles envolées. Chaque crise financière de l’Histoire comprend un « effet de levier », c’est-à-dire un pouvoir démultiplicateur d’endettement qui permet aux investisseurs de combler le besoin exprès de capitaux. Le levier a pris des formes bien différentes à travers les siècles mais il joue systématiquement le même rôle : accumuler des capitaux qui contribuent à faire enfler encore davantage la bulle. Généralement, plus fort est le levier, plus dure est la chute.
Quelque chose, peu importe quoi, déclenche la troisième étape : le renversement final. Et les milliards s’évaporent comme par enchantement. Seulement, au lieu de se concentrer sur la raison principale de la crise, la spéculation des investisseurs, les analyses se déplacent sur l’élément déclencheur, ce « quelque chose ». Il existe deux explications à cet étrange raisonnement.
La première raison tient sans doute dans la quantité impliquée d’individus et d’institutions réputées, des banques aux cabinets d’expertise. Comment imaginer qu’autant de gens aient pu se tromper ? Le mythe, qui associe argent et intelligence, est bien plus profondément ancré qu’on ne le croit. Le bouc émissaire est donc nécessairement ailleurs.
La deuxième est d’ordre dogmatique. L’idéologie du libre-échange ne tolère aucune anomalie, considérant les marchés financiers comme un reflet neutre et exact de facteurs externes. Il n’est pas sensé porter les germes d’une dynamique d’erreur interne. Le marché est infaillible.
Parés de ces affirmations, les intervenants de la crise occultent toute responsabilité directe sur les évènements. C’est uniquement pour ces raisons que les crises financières ont resurgies. et resurgiront certainement encore.
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A quand la prochaine ?
De nos jours, la menace de crise financière semble particulièrement évidente. Mais à la différence d’autrefois, elle pèse sur plusieurs fronts à la fois. Les agissements des fonds d’investissement spéculatifs, les « hedge funds », en sont la raison principale.
On l’a dit, les « effets de levier » jouent un rôle essentiel dans la formation d’une bulle spéculative. Actuellement, deux types de leviers, bien qu’utilisant des recettes déjà éculées, paraissent les plus susceptibles de provoquer d’énormes dégâts.
Le premier concerne le marché des dérivés de crédit. Dans une économie totalement virtuelle soumise aux intuitions subjectives des « traders », le phénomène a pris une ampleur considérable, puisqu’une transaction financière sur cinq concerne des dérivés de crédits (dont le principe général permet à un investisseur de se prémunir contre un risque ou un retournement de conjoncture en transférant ce risque sur un autre investisseur), le tout portant sur des milliards de dollars. L’investisseur américain Warren Buffet, bien placé pour connaître les dessous de la finance estime lui qu’il s’agit rien moins que d’« armes financières de destruction massive ».
Ensuite, on ne peut passer sous silence la magnifique technique du LBO (Leverage Buy Out), qui permet à un investisseur de s’endetter afin de réunir des sommes qui lui permettent ensuite d’investir ou de racheter bien plus gros que ce qu’il pourrait faire habituellement. Le nombre constamment croissant de fusions et d’acquisitions (les fusions et acquisitions dans le monde ont augmenté de 53% rien que sur le premier semestre de l’année 2007) s’explique principalement par cet artifice. Il est à noter qu’à l’intérieur de ce système, les principaux prêteurs, banques et crédits d’assurance, contribuent largement à l’esprit festif.
On aurait une fois encore tort de minimiser les risques que présentent le comportement des hedge funds. Les faillites retentissantes de LVTCM en 1998 et celle d’Amaranth en 2006, où plusieurs milliards de dollars se sont instantanément évaporés comme neige au soleil, sont là pour nous le rappeler. Si la crise boursière a à chaque fois été évitée, il s’en est fallu de très peu. Mais face à cette menace omniprésente sur les marchés boursiers, pour la première fois, une partie de la communauté des économistes met en garde les investisseurs. Il est assez savoureux de constater que ce sont d’anciens apôtres du libre-échange, le FMI et l’OCDE, que viennent les remontrances. Des mesures toutefois insuffisantes pour empêcher l’histoire de se répéter.
Les prochaines années seront réellement celles de tous les dangers. Du côté transatlantique, c’est la spéculation dans le crédit immobilier qui nourrit les plus sérieuses craintes. La focalisation constante sur la lutte contre le réchauffement climatique alimente aussi la spéculation, qui s’est emparée des énergies renouvelables et des produits agricoles permettant l’élaboration des biocarburants. La bourse chinoise a montré de grands signes d’instabilité, en février et juin 2007, avant de remonter. Mais
la Chine représente plus que jamais l’eldorado qui fait saliver les investisseurs. Un contexte idéal pour une future crise financière, on en conviendra. Enfin, comment passer sous silence le plus grand déséquilibre structurel entre les Etats-Unis et ceux qui financent sa dette en rachetant leurs bons du Trésor. Les Etats-Unis n’étant plus capable de produire autant que ce qu’ils consomment, viendra un moment où l’on atteindra le point de non-retour.
Il est à parier que la prochaine crise d’ampleur se propagera en ondes sur toute la planète. Car l’une des différences fondamentales avec le passé réside dans la caractéristique essentielle de la globalisation : l’interdépendance accrue des marchés, qui favorise la diffusion des emballements spéculatifs entre des pays pourtant fort distants géographiquement les uns des autres. Aujourd’hui, l’éclatement d’une bulle financière sur un marché provoque aussitôt un effet de contagion sur les autres. C’est ainsi que les marchés des pays développés furent, dans une moindre mesure tout de même, également touchés par la crise asiatique de 1997.
Force est de constater après une telle analyse que ce n’est pas seulement le capitalisme qui porte en lui les germes des crises financières, mais l’utilisation qu’en fait l’être humain lui-même. On voit dès lors très mal la réglementation préventive qui pourrait servir de garde-fou ou faire ouvre préventive. La minimalisation des risques de crises financières majeures ne pourra se réaliser qu’en exerçant un contrôle accru sur la finance internationale. Mais surtout, c’est la conscience aiguë du phénomène, tant individuelle que collective, qui permettra d’éviter une nouvelle réédite de l’Histoire.
Les fonds de pension, nouveaux sheriffs de Wall Street
Les fonds de pension sont les organismes financiers qui gèrent l’épargne issue du système de retraite des salariés des secteurs publics ou privés en vue de constituer ou d’améliorer leurs pensions de retraite. Leurs actifs sont devenus tels qu’aujourd’hui, ils sont devenus les actionnaires les plus influents dans les milieux financiers. À la recherche de très hauts rendements, ils sont à la base de la profonde mutation du capitalisme entamée à la fin du siècle passé.
Des poids lourds de la finance
Deux modèles diamétralement opposés
Le grand paradoxe
Des poids lourds de la finance
Les fonds de pension existent depuis la fin du XIXè siècle, mais se sont principalement développés dans les pays anglo-saxons, en Scandinavie et au Japon. À titre comparatif, les actifs des fonds de pension représentaient en 2004 95% du PIB des Etats-Unis contre seulement 3% en Allemagne. Ce qui ne signifie pas pour autant que les fonds de pension n’investissent que dans leur pays d’origine. Il est de notoriété publique que les grandes entreprises françaises sont contrôlées à près de 40% par des capitaux étrangers, dont un bon nombre de fonds de pension anglo-saxons. Dans la galaxie des fonds d’investissement, qui comprend notamment les « hedge funds », les fonds de pension sont les plus puissants et les plus influents. Leur soif d’extension et de boulimie semble sans limites puisqu’à l’échelon mondial, leurs actifs cumulés sont passés en dix ans de 5.900 milliards de dollars à 15.600 milliards, soit un taux de croissance composé de 10% par an ! Ces ressources colossales représentent plus de la moitié de la capitalisation boursière de la place de New York, première bourse mondiale. En affirmant que Wall Street est sous leur contrôle, on force à peine le trait.
Deux modèles diamétralement opposés
On peut distinguer deux grands systèmes de financement des retraites dans les pays développés : celui par répartition et celui par capitalisation.
Le système de retraites par répartition, issu généralement des acquis de l’Etat-providence, est présent notamment en France et en Italie. Les entreprises et leurs employés actifs versent des cotisations qui permettent de financer la distribution des pensions de retraites à ceux qui ont quitté l’exercice professionnel. Ce système, plus consensuel, qui induit une solidarité entre générations, est à l’opposé de son pendant, le système de retraites par capitalisation. Son seul défaut est sa fragilité par rapport aux changements démographiques qui frappent les pays développés : le nombre des retraités qui augmente par rapport au nombre de salariés actifs et l’augmentation constante de l’espérance de vie. Ces deux facteurs expliquent en partie le manque d’attractivité de ce modèle qui, de plus en plus, se voit supplanter par le système de retraites par capitalisation.
Ce dernier repose par contre sur la propre épargne des salariés, à laquelle s’ajoute une contribution patronale, ayant effet pendant la période active du salarié. C’est le système des fonds de pension côtés en bourse, modèle proche des valeurs libérales et anglo-saxonnes. Du jackpot à la banqueroute, tous les scénarios sont naturellement possibles. L’insécurité sociale qui en découle est par contre identique : le salarié sait ce qu’il verse, mais ne sait pas ce qu’il va toucher. Demandez aux employés d’Enron ce qui reste de leurs pensions. Pas une miette.
Le grand paradoxe
Le débat sur les fonds de pension, on l’a vu, est indissociable du facteur démographique. Ce n’est pas un hasard si le modèle de capitalisation, jugé à tort comme plus rémunérateur (il « suffirait » d’augmenter l’âge des pensions et les cotisations versées par les entreprises pour rendre le modèle par répartition plus attractif), est en train de se substituer au modèle de répartition. Ce constat est essentiel si l’on veut réellement comprendre la profonde mutation du capitalisme.
Ainsi surgit, au nom de l’intérêt collectif, la volonté personnelle d’enrichissement. Si l’on peut légitimement estimer qu’une retraite décente fasse partie des acquis sociaux, force est de constater la perversité du système. Les fonds de pensions côtés en bourse recherchent en effet systématiquement les placements à la fois rapides et rentables (en général, les fonds de pension exigent de l’entreprise dont ils possèdent une part des rendements de l’ordre de 15%). Par leur poids financier considérable et leurs comportements hautement spéculatifs, ils alimentent l’instabilité des marchés financiers et pèsent fortement sur les politiques des entreprises dont ils rachètent une partie de la capitalisation boursière. Si aujourd’hui, les multinationales sont rivées sur le cours de leurs actions et prêtes à sacrifier tout ce qui peut l’être, des salariés aux préoccupations environnementales, c’est bien pour parvenir aux objectifs de rentabilité fixés par leurs actionnaires principaux, les fonds d’investissement. L’explication de la profonde mutation du capitalisme à laquelle nous assistons tient en très grand partie à ce phénomène.
Finalement, nous vivons l’un des plus grands paradoxes de notre temps. Si le financement des pensions est pourtant en soi un objectif à long terme, le moyen de les financer réside actuellement dans l’utilisation de stratégies. à court terme.
Le capitalisme a-t-il définitivement perdu la tête ?
Chine et USA : unis pour le meilleur et pour le pire
Entre la première puissance économique mondiale, et celle qui à terme menace de la supplanter, il existe une sorte d’ « équilibre de la terreur économique ». Les économies de
la Chine et des Etats-Unis sont à ce point imbriquées et organiquement si indépendantes que la chute de l’une entraînerait automatiquement la chute de l’autre. Ce qui explique que les deux puissances se trouvent actuellement dans un état de neutralisation réciproque : la croissance de l’une dépend de l’autre.
Le plus grand déséquilibre économique mondial
Faiblesses chinoises
Faiblesses américaines
Comment désamorcer la bombe à retardement ?
Le plus grand déséquilibre économique mondial
Le déficit de la balance courante américaine est sur le point d’atteindre 7% de son PIB. Le déficit des comptes extérieurs américains est le plus grand déséquilibre financier de l’histoire en valeur absolue : en 2005, il s’élevait à 790 milliards de dollars et en 2006 à 764 milliards de dollars ! Bien qu’il se soit amplifié ces dernières années avec une hausse continue du déficit commerciale depuis 2002, le problème majeur de l’économie américaine était déjà perceptible dans les années 1990 : les Etats-Unis consomment largement plus de biens qu’ils n’en produisent. Les échanges commerciaux avec
la Chine représentent à eux seuls 232,5 milliards de dollars de déficit, soit plus du quart du déficit commercial total.
De manière plus simplifiée,
la Chine finance la dette américaine en assurant sa propre croissance. L’Américain consomme trop par rapport à ce qu’il produit et le Chinois fait l’inverse. Selon la majorité des économistes, ce grand déséquilibre, qui s’aggrave d’années en années, ne peut durer indéfiniment sans déboucher sur une crise financière majeure.
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Faiblesses chinoises
L’une des principales faiblesses de l’économie chinoise réside dans son secteur énergétique. La nécessité d’importer du pétrole a commencé en 1993,
la Chine en important désormais 45% de ses besoins. Mais, ses réserves s’épuisant parallèlement à l’explosion de sa croissance, elle se dirige vers un état de dépendance quasi total (80% vers 2030 selon les estimations). À titre indicatif, la hausse des importations chinoises de pétrole en 2006 était de 20% supérieurs à 2005.
L’essentiel de son approvisionnement en pétrole lui vient du Moyen-Orient. Mais les 12.000 km séparant cette source d’approvisionnement de
la Chine sont étroitement contrôlés par l’US Navy. En cas de conflit, une intervention rapide des Etats-Unis aurait pour effet de bloquer son approvisionnement principal. L’économie chinoise se retrouverait aussitôt étranglée et entrerait en phase de récession majeure. Ce n’est pas par hasard que
la Chine tente de desserrer l’étau en accumulant les rencontres avec les pays africains – où elle s’approvisionne du reste en matières premières autres que le pétrole – et en intensifiant ses liens avec le Venezuela d’Hugo Chavez. De même, elle fait les yeux doux à
la Russie et au Kazakhstan, dont les transferts continentaux sur terre paraissent plus sûrs. Mais ces tentatives, quand bien même couronnées de succès, s’avèreront insuffisantes pour permettre à
la Chine de pouvoir contourner à court terme le Moyen-Orient pour satisfaire ses besoins énergétiques. Du moins pas selon son rythme de croissance actuel. Les Etats-Unis disposent donc d’un atout dissuasif majeur pour de nombreuses années encore.
La Chine doit également se méfier du revers du « made in China » qui contribue pour l’instant majoritairement à sa réussite. L’explosion d’un conflit avec les Etats-Unis se ressentirait très durement au sein de l’Empire du Milieu. L’Asie abrite en effet une nouvelle répartition des tâches, en vertu de laquelle
la Chine importe de ses voisins, Japon, Corée du Sud et Taïwan en tête : le « made in China » ne l’est en réalité qu’à 40%. Une dépendance qui expose
la Chine à une crise majeure en cas de conflit avec les Etats-Unis et, par extension, avec l’environnement régional : si l’on additionne les exportations chinoises vers les Etats-Unis et deux de ses alliés, le Japon et
la Corée du Sud, on arrive à 40% de ses débouchés.
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Faiblesses américaines
Consciente de ses faiblesses et soucieuse de préserver sa compétitivité,
la Chine n’est pas restée inactive. Assise sur un trésor de réserves de changes qui ne cesse d’augmenter (1455 milliards de dollars à la fin 2007),
la Chine a procédé à des achats massifs de bons du Trésor américains, faisant d’elle le principal créancier de l’économie américaine.
L’effet dissuasif de cette manoeuvre est considérable : la vente massive de ces bons entraînerait la chute du dollar et une récession économique majeure aux Etats-Unis. Face à cette perspective, les américains sont dans l’incapacité de donner la réplique : le déficit commercial des Etats-Unis est à ce point abyssal qu’ils ne peuvent espérer inverser suffisamment la tendance pour pouvoir encaisser le choc éventuel que causerait une revente de ces bons. L’Empire consomme bien trop par rapport à ce qu’il produit. Le système a ses limites que l’administration Bush, focalisée sur d’autres priorités comme l’approvisionnement énergétique, n’a entrevues que très tardivement.
Incapables de résoudre leur problème structurel, les Etats-Unis exercent donc leur pression sur d’autres domaines qui renforcent la position de
la Chine dans leur relation. Ainsi, c’est la valeur de la monnaie chinoise, le yuan, qui est dans la ligne de mire américaine. Les dirigeants chinois maintiennent en effet leur monnaie à un niveau quasi égal au dollar afin de doper les revenus tirés de leurs nombreuses exportations. Le yuan serait sous-évalué au dollar d’au moins 40% ! Le problème des Etats-Unis est qu’aucune institution, pas même l’OMC, ne peut contraindre un pays à ajuster ses taux de change sous la pression extérieure. Ce n’est pas par hasard si de nombreux pays asiatiques, dont le Japon, utilisent ce procédé pour favoriser leur économie. Le regain économique de la région s’explique en partie par ces manipulations de monnaie, que d’aucuns jugent d’ailleurs comme un facteur possible d’une crise majeure du système monétaire dans le continent.
Restent les tentatives diplomatiques américaines visant à exiger de
la Chine qu’elle modifie sa politique de taux de change. Mais elles se sont jusqu’à présent toutes soldées par un échec. La force de dissuasion américaine n’est définitivement plus ce qu’elle était autrefois.
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Comment désamorcer la bombe à retardement ?
Les deux puissances ont tout intérêt à trouver une issue progressive et pacifique à cette situation. En tout premier lieu car les deux puissances sont dotées d’un arsenal nucléaire, même si les forces en présence sont disproportionnées (le budget militaire chinois est 5 fois moindre que celui de son homologue américain).
Mais surtout car, dans la situation actuelle, aucune des deux économies n’en sortirait intacte. Que se passerait-il dans le cas où
la Chine ou les Etats-unis déciderait de déclencher les hostilités ? Les relations économiques des deux puissances sont devenues à ce point interdépendantes que la chute de l’une entraînerait la chute de l’autre. L’effet domino des monnaies est saisissant. Si le dollar devait chuter, il entraînerait de facto le yuan avec lui, puisque le cours du yuan est arrimé et maintenu sur celui du dollar. La marge de manouvre de
la Chine n’est donc pas si large qu’il n’y paraît à première vue.
Mais que dire alors de celle des États-Unis ? Le pays vit tout simplement au-dessus de ses moyens, s’endette de plus en plus et dépend majoritairement des capitaux étrangers pour financer son déficit. La crise des « subprime » a fragilisé encore davantage l’économie américaine. L’économie chinoise pourrait prendre pour la première fois dans cette étrange relation le dessus, pourvu qu’elle résiste à la crise boursière qui se prépare.
Les dérives salariales des patrons
Voici certainement l’un des aspects actuels les plus écourants du capitalisme : les dérives salariales des PDG des multinationales. Sur fond de rémunérations indécentes et de primes de départ exorbitantes (appelées plus communément les « parachutes dorés »), les profits accumulés par les grands patrons ne connaissent plus de limites. Et cela alors que bien trop souvent, l’entreprise est mal gérée, déficitaire, ou conduite à la faillite pure et simple.
Le PDG et le star system
Les dérives liées aux « stock-options »
Dérives européennes
Dérives américaines
Le PDG et le star system
L’apparition assez récente de ce phénomène est intimement liée à l’évolution ultra-libérale du capitalisme financier. Les multinationales, et même parfois les PME, ont subi une profonde mutation structurelle. L’actionnariat a changé de visage : il est désormais majoritairement composé de fonds d’investissement ou de fonds spéculatifs, de crédits d’assurance, voir même de concurrents. Pour tous ces acteurs, le rendement prime sur tous les autres facteurs. Pour mieux s’assurer de leurs profits, ces composantes dominantes de l’actionnariat ont notamment recours à des rémunérations sous forme de « stock-options », liant une partie du salaire du PDG aux résultats de son entreprise et les engageant dans un processus de rentabilisation à outrance. L’augmentation toujours croissante du nombre d’OPA et de fusions entre multinationales n’est pas étrangère à ce phénomène.
Cette course au profit et au gigantisme a engendré une nouvelle « race » de PDG. Assis sur des responsabilités énormes, risquant à tout moment de tomber de leur pied d’estal, capables de décider du sort de milliers de salariés en un instant, ces nouveaux dirigeants se comportent en despotes mégalomanes. Ces comportements irrationnels vont parfois jusqu’à les conduire à l’autodestruction, faisant malheureusement plonger avec eux la majorité des salariés. Le cas de Jean-Marie Messier est un cas d’école, mais pas un cas isolé. Le star system des patrons les conduit à tous les extrêmes, y compris à leur propre chute.
Mais finalement, la première raison de ces dérives ne serait-elle pas celle-ci : la fascination du pouvoir même de l’argent, à qui les dirigeants d’entreprise préfèrent être sacrifiés plutôt que de supporter l’idée d’un monde plus égal ?
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Les dérives liées aux « stock-options »
Une stock-option est un droit attribué à un salarié d’acquérir une action de son entreprise à un cours prédéterminé dans un délai donné. Pendant cette période, le salarié peut y renoncer, empochant la valeur de l’action, ce qui peut conduire à des sommes considérables si les actions sont nombreuses et leurs cours ont augmenté pendant la période où le salarié en était propriétaire. Dans la réalité, rares sont les cadres ou les petits salariés qui sont concernés, puisqu’il s’agit quasi-exclusivement des PDG.
Il faut tout d’abord mettre en évidence que le phénomène des stock-options a accru de manière inconcevable la disproportion entre les rémunérations des dirigeants de grosses entreprises et celles de leurs salariés. Exemple parmi tant d’autres, la prime de départ de l’ex-PDG de Carrefour, Daniel Bernard, débarqué en 2005 pour résultats insuffisants, équivaut à 350 années du salaire d’une caissière ! L’autre malaise provient du fait que les stock-options incitent les PDG à prendre certains types de décision dans le seul but d’augmenter encore leurs magots (une bonne vague de licenciements et le cours de l’action remonte très souvent.). On signalera enfin qu’elles sont exonérées de cotisations sociales et ne sont pas taxées comme une rémunération sur l’impôt du revenu, mais qu’elles peuvent aussi être sujettes à manipulations, comme en témoigne la récente affaire aux Etats-Unis des stock-options antidatées. Entre 1996 et 2005, plus de 2.200 entreprises ont manipulé la date à laquelle les stock-options étaient attribuées à leurs cadres dirigeants pour la faire coïncider avec celle où le cours de l’entreprise était le plus bas, permettant à nombre de PDG d’engranger un pactole phénoménal. Comme on le voit, les stock-options permettent de repousser toutes les limites de l’indécence et du cynisme : 200 d’entre elles ont même profité de l’effondrement des marchés qui ont suivi les attentats du 11 Septembre pour attribuer des stock-options à leurs dirigeants et leur garantir ainsi de belles perspectives de profits.
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Dérives européennes
Comment ne pas entamer ce chapitre avec celui qui a symbolisé à la perfection les dérives mégalomanes et autodestructrices des grands patrons : Jean-Marie Messier, éphémère président de Vivendi Universal. Ce dernier avait en effet touché une « indemnité de départ » de 20,6 millions d’euros, montant particulièrement scandaleux pour celui qui, à coup d’acquisitions et de fusions, avait eu les yeux plus gros que le ventre et avait conduit Vivendi Universal à la banqueroute. La même « mésaventure » arrive également à André Lussi, patron tout-puissant de Clearstream, débarqué par ses actionnaires en 2001 suite à « Révélation$ », ouvrage d’un ancien cadre de la trop célèbre chambre de compensation luxembourgeoise qui en décrivait les pratiques comptables douteuses. La coquette indemnité de départ du PDG fut de 8 millions d’euros, prix probable de son silence…
Les exemples de PDG s’attribuant des primes de départ faramineuses, alors que parallèlement leur gestion de l’entreprise s’est avérée moyenne, voire médiocre, sont à ce point nombreux qu’il en devient inutile d’en donner une liste exhaustive. Mais qu’ils réussissent ou qu’ils chutent de leur pied d’estal, les grands patrons français ne sont de toute façon pas à plaindre. Les 40 patrons des plus grosses multinationales trônent sur un gisement de richesses virtuelles de 700 millions d’euros. De quoi voir venir.
En Allemagne aussi, la critique monte et la colère gronde contre les salaires des patrons, qui ont progressé de 15% en 2005 pour atteindre une moyenne de 3,75 millions d’euros, stock-options incluses. C’est que parallèlement à cet enrichissement, les restructurations et les appels à la modération salariale n’en finissent pas dans les grandes multinationales allemandes. Même les entreprises en bénéfices confortables multiplient les suppressions d’emplois. À titre d’exemple, le puissant groupe s’assurance et de banques Allianz, a supprimé en juin 2006 7.500 emplois, alors qu’il enregistrait des bénéfices annuels records : 5 milliards d’euros ! « Manager Magazin », mensuel allemand spécialisé en économie, estime en outre que « la hausse considérable des rémunérations des dirigeants n’est guère justifiée par leurs performances financières et boursières ». Et effectivement, comme on l’a vu à travers tous ces exemples, la corrélation entre le salaire du patron et les résultats de son entreprise pendant la durée de son mandat est devenue totalement inexistante.
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Dérives américaines
Aux Etats-Unis où traditionnellement on préfère plutôt s’extasier devant l’aboutissement du « rêve américain » que de le contester, la polémique commence sérieusement à enfler. Il est vrai que ces derniers mois, plusieurs exemples édifiants se sont succédé. Selon une étude réalisée par un cabinet de recherche, après avoir augmenté de 10% en 2002 et 15% en 2003, le salaire moyen des patrons américains a augmenté de 30% en 2004. Ce qui conduit au constat suivant : les rémunérations des dirigeants d’entreprises américaines représentaient en 2005 une moyenne 262 fois supérieure à celle des salariés moyens (et donc encore bien plus par rapport aux employés non-qualifiés.). En 1970, le multiple était de 40. Vous avez dit folie des grandeurs ?
Robert Nardelli, patron du groupe de distribution Home Depot, déclenche ainsi la révolte de ses actionnaires lorsque ceux-ci apprennent sa rémunération lors des cinq dernières années : 245 millions de dollars. Et les services rendus à l’entreprise le valent bien puisque l’action a perdu durant cette même période 12% de sa valeur.
Lee Raymond, connu comme étant le PDG de la multinationale Exxon Mobil, a fait la une de l’actualité à deux reprises. Il est le PDG dont l’entreprise a généré en 2005 le profit net annuel le plus considérable de toute l’histoire de l’humanité : accrochez vos ceintures .une. deux. trois. 36 milliards de dollars ! Il a également collecté à titre de salaire et de prime de retraite la modique somme de 170 millions de dollars. Heureusement, il existe des variantes, histoire d’éviter la routine. Ainsi, l’ancien président de Delta Airline touche-t-il une rente annuelle de 500.000 dollars par an jusqu’à la fin de ses jours. L’ancien PDG de General Electric se fait quant à lui payer, aux frais de son ex-société, son appartement à New York, dont le modeste loyer mensuel est de 50.000 dollars.
Loin d’être des exemples isolés, ces excès ont fait réagir la SEC, l’autorité américaine des marchés, qui a voté à l’unanimité un projet de réforme qui obligera les entreprises cotées à publier les rémunérations et les avantages dont bénéficient les patrons des multinationales. La réaction semble bien peu à la hauteur des indécences commises. Rien d’incompréhensible toutefois, surtout si l’on sait que
la SEC est très sensible aux groupes de lobbying. À tel point que son ancien président, William Donaldson, trop virulent, avait été contraint à la démission en 2005.
La Mer d’Aral ou le plus grand désastre écologique
de tous les temps
Autrefois,
la Mer d’Aral constituait le 4 ème plus grand lac de la planète. Aujourd’hui, il n’en reste pratiquement plus rien, puisque 80% de sa surface initiale a disparu.
Les causes de ce qui reste actuellement le plus grand désastre écologique jamais commis sont multiples. Mais toutes ont en commun des activités humaines inappropriées à l’environnement local.
Tout commence dans les années 1950 lorsque le programme soviétique décide d’imposer sur place une culture du coton. Les deux fleuves qui approvisionnent
la Mer d’Aral, le Syr-Daria et l’Amou-Daria, sont alors détournés, dans le dessein d’irriguer les champs de coton. Dans les années 1960,
la Mer d’Aral commence son reflux pour finalement se diviser en deux en 1989 : une petite mer au nord et une grande au sud. Aujourd’hui, il ne reste plus que 20% de sa surface initiale. Ce qui était auparavant la grande Mer d’Aral n’est plus qu’une région désertique où s’entassent les épaves des bateaux qui autrefois avaient coulé en mer.
À la chute du bloc soviétique, les populations de la région ont demandé l’aide de la communauté internationale. De nombreuses institutions (Banque Mondiale, PNUD – Programme des Nations Unies pour le Développement, UNESCO, Union Européenne) ont accouru. Divers organismes ont été créés. Pourtant, après 10 ans de « sauvetage »,
la Mer d’Aral reste en tête de liste des catastrophes écologiques mondiales. Selon les ONG présentes dans la région, dont MSF, trop d’acteurs sont arrivés avec des vues différentes et des moyens financiers souvent insuffisants. Le manque de coordination entre les pays limitrophes (Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan, Tadjikistan et Kirghizstan), dont certains abritent encore des dictatures où les manquements en matière de droits de l’homme sont indéniables, sont également pointés du doigt. Ces pays ont rivalisé entre eux pour obtenir de l’aide internationale et des fonds au lieu de coopérer.
Pour les populations locales, les conséquences de ce désastre écologique sont catastrophiques. En effet, le drame ne se limite pas à la quasi-disparition de
la Mer d’Aral. Les systèmes d’irrigation mis en place ont entraîné une salinisation des nappes phréatiques, les rendant impropres à la consommation. Cette salinité croissante a détruit la faune et la flore marines, ravageant le secteur de la pêche. Des 30 espèces de poisson autrefois répertoriées, deux ont subsisté. De plus, le fermage intensif a provoqué une contamination des sols par les pesticides utilisés. On assiste dans la région à une multiplication de maladies respiratoires, d’hépatites, et d’anémies. Les fausses couches se multiplient tandis que le taux de mortalité infantile y est l’un des plus élevés au monde.
L’exemple de
la Mer d’Aral résonne comme un avertissement : voilà à quoi l’humanité s’expose si elle n’essaie pas de vivre plus en symbiose avec la nature.
La contrefaçon, une entreprise criminelle qui prospère
Le nouveau créneau de la criminalité organisée
Un commerce mondial parallèle. C’est en ces termes que l’on peut qualifier la contrefaçon. Selon des estimations de l’OCDE, ce phénomène qui consiste à reproduire ou à utiliser une marque sans l’autorisation de son titulaire a évolué dans des proportions alarmantes au point de représenter aujourd’hui près de 10% du commerce mondial. Les 128 millions d’objets saisis dans l’Union Européenne en 2006 – contre 68 millions en 2000 – attestent de l’excellente santé du nouveau créneau en vogue de la criminalité organisée.
L’expansion du phénomène a ses raisons. En tout premier lieu, la responsabilité principale incombe aux politiques économiques ultra-libérales successives qui se sont acharnées durant les dernières décennies à supprimer les barrières douanières, rendant la diffusion des biens contrefaits plus faciles et les revenus qui en découlent plus lucratifs. Car la contrefaçon est étroitement imbriquée à l’économie légale mondialisée, dont elle utilise les mêmes schémas de fonctionnement : les contrefacteurs ont recours à l’externalisation et aux délocalisations afin de réduire les coûts de production. Pour la distribution, ils empruntent les grands circuits mêlant leurs marchandises aux millions d’autres, leurs transports de prédilection étant les gigantesques conteneurs. Un véritable clone.
Ensuite, l’émergence du marché intérieur chinois sur la scène économique internationale a dopé un créneau dont le pays s’est fait une spécialité : environ 30% du commerce chinois est « consacré » à la contrefaçon.
La Chine qui officiellement fait preuve de bonne volonté pour enrayer le phénomène peut difficilement contrôler en permanence un territoire si vaste. Avec un tel impact sur le bilan de santé économique du pays, on peut douter de la réelle « volonté » de
la Chine de se priver d’un de ses atouts économiques principaux.
Le dernier aspect, marginalisé par les institutions capitalistes, semble pourtant sauter aux yeux. La précarité grandissante de la majorité de la population mondiale augmente l’attrait pour des produits quasi-identiques aux originaux, mais qui se vendent beaucoup moins cher sur le marché. La loi de l’offre et de la demande se stimulent ainsi mutuellement.
Pour toutes ces raisons, le marché de la contrefaçon est devenu aujourd’hui largement aussi rentable que le trafic de drogue ou la contrebande de cigarettes. Ce marché parallèle représente selon l’OCDE un chiffre d’affaires mondial de l’ordre de 200 milliards de dollars. Cet essor peut aussi s’expliquer par le fait que la contrefaçon est très rémunératrice et les peines qui sont encourues plus légères, la faute à un secteur encore peu réglementé par la majorité des législations nationales. Et pourtant, bien qu’elle paraisse à première vue plus « anodine » que les autres secteurs d’activité du crime organisé, la contrefaçon représente pourtant une réelle menace. Pour les Etats tout d’abord, privés de rentrées financières (le manque à gagner est estimé entre 100 et 200 milliards de dollars) et qui dépensent des moyens de plus en plus conséquents pour contrecarrer les mafias criminelles, notamment russes et italiennes, qui ont pris le contrôle de l’écoulement et de la revente des produits contrefaits. L’emploi dans les pays développés en subit également les conséquences directes. Toujours selon l’OCDE, on estime à 100.000 les emplois perdus à cause de l’industrie du faux.
Le fléau des médicaments contrefaits
Si la majorité des produits contrefaits sont inoffensifs pour leur acheteur, il existe toutefois une exception qui prend des proportions inquiétantes : celle des médicaments contrefaits. Le secteur est devenu très prisé par les spécialistes de la contrefaçon, le marché planétaire des médicaments brassant chaque année plus de 3.000 milliards de dollars. Les préoccupations sont grandissantes en matière de santé publique, surtout dans les pays en voie de développement, dont la majorité des citoyens ne disposent pas d’un pouvoir d’achat suffisant pour se permettre les médicaments originaux. La rareté des produits génériques, protégés par l’Accord sur
la Propriété des Droits Intellectuels (ADPIC) édicté par l’OMC, parachève le travail. Le résultat est un nombre croissant de décès liés à l’ingestion de médicaments contrefaits, dont les plus nocifs sont fabriqués sans le moindre scrupule avec des produits toxiques, tel le goudron ou l’antigel. À titre d’exemple, 2500 personnes décédèrent au Niger en 1995 suite à des faux vaccins contre la méningite. 89 personnes connurent le même sort à Haïti la même année, cette fois pour avoir consommé un sirop pour la toux contenant de l’antigel. Trois ans plus tard, le même produit tua trente enfants en Inde.
Le phénomène a pris une telle ampleur, qu’aujourd’hui, on s’accorde à dire que les médicaments de contrefaçon représentent de 7 à 10% du marché mondial des produits pharmaceutiques, à savoir l’équivalent de 40 milliards de dollars. Les exemples tragiques détaillés plus haut démontrent que les pays pauvres sont les première victimes de ce trafic. Le taux de médicaments contrefaits atteint ainsi 20% sans les pays de l’ex-Union soviétique et pratiquement 40% en Afrique. Les médicaments les plus contrefaits sont les antibiotiques (28% du total), devant les hormones. Les stimulants sexuels sont également largement copiés. Lequel d’entre vous aurait-il échappé à ces millions de spams ventant les mérites d’un viagra… contrefait ?
Les Hedge Funds, nouveaux maîtres de la finance
Les Hedge Funds sont des fonds d’investissement à court terme à la recherche de la moindre opération fructueuse sur les marchés boursiers. Leurs pratiques varient mais le but reste inchangé : gagner un maximum d’argent en un minimum de temps. Quel qu’en soit le prix. Certains ciblent des sociétés qu’ils estiment sous-valorisées en bourse, d’autres rachètent les entreprises en faillite, les démantèlent et revendent les « pièces détachées » aux plus offrants. D’autres enfin identifient les sociétés ayant l’intention de sortir de Bourse, achètent quelques parts de leur capital afin de bloquer l’opération. puis exigent que leurs titres soient rachetés au prix fort. Ces stratégies répandues ne sont pas les seules que déploient les Hedge Funds, mais elles ont toutes en commun l’absence totale d’éthique ou de morale.
Au premier trimestre 2006, les actifs gérés par les Hedge Funds s’élevaient à 1540 milliards de dollars, soit un triplement de leurs actifs depuis l’an 2000 ! C’est une évidence : les Hedge Funds règnent en maître sur le monde de la finance, au point d’en concurrencer sérieusement les multinationales les plus puissantes. L’opacité et le secret, caractéristiques communes aux Hedge Funds, sont un autre atout. Bien qu’ils soient très majoritairement américains, 70% d’entre eux sont domiciliés dans des paradis fiscaux. N’étant toujours pas soumis aux mêmes contraintes que les sociétés cotées, les Hedge Funds disposent ainsi de le marge de manœuvre nécessaire pour agir, camouflant leur stratégie, leurs transactions financières et retardant ainsi jusqu’au dernier moment leurs offensives. Certains fonds poussent le vice jusqu’à recourir aux services d’agences de détectives privés ou d’autres limiers plus ou moins scrupuleux. Un document dérobé, une information confidentielle ou des chiffres compromettants suffisent souvent à orienter une stratégie…
Le hic, c’est qu’il existe de sérieux risques de dérapages. Et pas des moindres.
En septembre 2006, le fonds spéculatif Amaranth a perdu, à la suite d’une spéculation hasardeuse sur le marché du gaz, en quelques jours les deux tiers de son capital – soit la bagatelle. de 5 milliards d’euros ! L’affaire a réveillé le souvenir de la faillite du fonds d’investissement LTCM en 1998, obligeant
la Fed (Réserve fédérale américaine) à baisser ses taux d’intérêts pour empêcher des effets en chaîne sur les marchés et les banques à renflouer le LTCM en urgence. La crise financière avait été évitée de peu. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Le crash boursier asiatique de la fin des années 1990 n’est pas étranger aux spéculations des Hedge Funds, puisque certains d’entre eux s’étaient attaqués à des devises locales liées au dollar, faisant craquer un système de change déjà fragilisé et mal géré. Pour rappel, la crise asiatique a conduit à la faillite de plusieurs milliers d’entreprises et a provoqué la mise à pied de plusieurs millions de travailleurs. Les agissements peu scrupuleux des Hedge Funds peuvent donc conduire à des conséquences désastreuses.
Tout homme sensé serait donc tenté de réguler ces pratiques spéculatives, bien plus souvent dommageables pour les salariés des entreprises victimes des « stratégies » des Hedge Funds que pour ces derniers. Pourtant, malgré la réelle volonté des gendarmes boursiers, telle
la SEC aux Etats-Unis, de les encadrer, rien n’a été entrepris. La raison de ce non-sens est à mettre sur le compte des protections d’instances très haut placées.
La Fed, très liée au secteur bancaire et à l’administration Bush, s’est prononcée plusieurs fois contre toute transparence supplémentaire. Enfin,
la SEC, qui avait réussi à contraindre les Hedge Funds à s’enregistrer auprès d’elle, a été déboutée par une cour d’appel fédérale, jugeant cette obligation (pourtant déjà fort peu contraignante) illégale. Rien ne semble donc devoir entraver la domination croissante des Hedge Funds sur le monde de la finance.
Le Carlyle Group
Le groupe Carlyle a été créé à la fin des années 1980 dans les salons du palace new-yorkais du même nom. Depuis, il est devenu l’un des fonds d’investissement les plus puissants de la planète. En 2003, il possédait 13 milliards de dollars d’actifs boursiers et des participations dans pas moins de 164 sociétés. La lecture de ses membres les plus éminents révèle le secret de sa réussite :
- Frank Carlucci, ami de Donald Rumsfeld et ancien secrétaire de la défense sous Reagan, dont la présidence a fait décoller le groupe ;
- James Baker, autre ancien secrétaire de la défense ;
- John Major, ancien premier ministre conservateur de
la Grande-Bretagne ;
- Fidel Ramos, ancien président des Philippines et allié américain de longue date ;
- Georges Soros, ancien roi de la finance devenu milliardaire grâce à ses
« Hedge Funds » ;
- Otto Pohl, ancien président de
la Bundesbank ;
- Louis Gerstner, ancien patron d’IBM ;
- George Bush père.
Cette liste, loin d’être exhaustive, laisse présager d’un nombre de connexions dans les milieux politiques et financiers uniques en son genre. La réussite de Carlyle s’explique en tout premier lieu par ces collusions. La prospection du marché est du reste un élément clé du groupe, dont la principale tactique est d’acquérir à bas prix des entreprises porteuses boudées sur les marchés ou des entreprises en difficulté financière, et de les revendre à la faveur d’un retournement de conjoncture. Entières ou en pièces détachées. Avec ou sans les salariés… Sans surprise, c’est dans le secteur de la défense que le Carlyle Group est à la fois le plus actif et le plus influent.
Autre particularité, à priori impensable pour un fonds d’investissement : ce fonds d’investissement n’est pas côté en bourse. La raison en est fort simple : une introduction en bourse ne représente aucun intérêt pour le Carlyle Group. Il le rendrait plus vulnérable sans pour autant offrir de perspectives de profits plus faramineuses que ses connexions le lui permettent déjà. Mais surtout, si Carlyle n’est pas côté en bourse, c’est avant tout pour ne pas être obligé de divulguer à la SEC (la commission américaine chargée de veiller à la régularité des opérations boursières) le nom de ses associés et de ses actionnaires, pas plus que leurs parts respectives.
L’attention va pourtant se focaliser sur le groupe Carlyle à la suite des attentats du 11 septembre, notamment sous la houlette de Michael Moore, dont le documentaire « Farenheit 9/11 », devenu célèbre, y consacre un chapitre. On y apprend notamment que parmi les investisseurs du groupe, on dénombre de puissantes familles saoudiennes… dont celle d’Oussama Ben Laden.
Au vu des faits cependant, rien ne permet encore de conclure à une conspiration secrète des puissants de ce monde. Le groupe Carlyle doit se résumer à un redoutable outil financier, au service d’une élite politique et économique, Les relations accumulées par tous ses membres hauts placés offrent de belles perspectives de profit, mais aussi de nuisance. En témoigne le rachat du groupe suédois Bofors Defense en 2000, le rendant un acteur incontournable d’une future Europe unie de la défense. En témoigne également la prise de participation dans des actionnariats de certains médias européens. Ces petites combines, parmi les nombreuses autres dont les fonds à caractère spéculatif ont le secret, ont notamment permis au Carlyle Group de racheter Hertz Corp en 2005 et Kinder Morgan en 2006, pour une valeur totale de 42 milliards de dollars.
Réserves pétrolières : la conspiration du mensonge
Imaginez un instant que le pic pétrolier – le maximum de pétrole que l’on puisse produire sur terre avant un déclin progressif et inexorable – ne soit pas prévu dans quelques décennies, comme l’affirment en chœur les multinationales pétrolières, l’Agence Internationale de l’Energie et les pays producteurs, mais dans les prochaines années. Panique sur les marchés financiers, économie mondiale en récession, montée irrémédiable du prix du baril, pertes d’influences pour les multinationales pétrolières et les pays producteurs : autant d’hypothèses très réalistes. qui pourraient se produire bien plus tôt qu’annoncé ! Selon l’ASPO (Association pour l’étude du pic pétrolier), les données officielles sur les réserves de pétrole encore disponibles sont systématiquement falsifiées ! Et l’ASPO est loin d’être une association fantaisiste. Elle rassemble en effet plusieurs départements universitaires européens de géologie rassemblés autour d’un noyau d’une dizaine de géologues de renom, tous anciens hauts responsables de la prospection de grands groupes pétroliers, qui peuvent désormais s’exprimer sans contraintes. En octobre 2007, un groupe de chercheurs issus de l’« Energy Watch Group » va plus loin en publiant un rapport encore plus alarmiste qui situe le pic pétrolier en. 2006 !
La divergence entre ces différentes estimations tient dans les interprétations des données fournies par les principaux acteurs. Les scénarios les plus optimistes tiennent en effet pour acquis les chiffres fournis par les pays producteurs. Or, ceux-ci ne sont soumis à aucune expertise indépendante. Pour rappel, le pic des découvertes majeures se situe dans les années 1960. Or, les données techniques montrent que les réserves restantes décroissent alors que les données politiques augmentent parallèlement… Les experts de l’ASPO et d’EWG dénoncent des artifices comptables autour des réserves « prouvées », ainsi que des biais et des tricheries systématiques dans la mesure, le report et l’agrégation des réserves de champs pétrolifères sur la planète. À ces probables manipulations se rajoute encore les coûts volontairement sous-estimés dans le secteur de l’extraction de champs toujours plus profonds et plus difficiles d’accès. On peut dès lors s’interroger sur le maintien volontaire d’un tel flou dans un domaine aussi capital pour le futur de l’humanité. Il est la conséquence de plusieurs facteurs.
Au ban des accusés tout d’abord : les pays producteurs qui, comme on l’a vu, ont les mains libres pour manipuler à leur guise leurs réserves dites « prouvées » ou « supposées ». Plus que jamais en cette fin de règne du pétrole, les différents pays producteurs, qui ont compris que le temps où ils pourraient en tirer profit leur est compté, se sont engagés dans une lutte d’influence à distance. Publier un chiffre de réserves est avant tout un acte politique, qui dépend de l’image que veut se donner son auteur, car ces données représentent aussi un patrimoine financier qu’ils ont tout intérêt à gonfler artificiellement, que ce soit pour faciliter l’obtention de prêts bancaires ou attirer les investissement étrangers.
En deuxième ligne, on retrouve l’industrie pétrolière, très influencée par les États-Unis. Toutes les règles pour établir les réserves mondiales sont américaines et proviennent de
la SEC (Security and Exchange Commission). Ces règles, complètement périmées, ont trente ans d’âge et n’ont pour seul but que de garantir et maintenir le rapport de force en faveur des multinationales pétrolières.
Pour cette raison mais aussi à cause des bénéfices engendrés et de l’influence stratégique qu’ils en retirent, voir naître un débat autour de l’authenticité des chiffres officiels sur les réserves de pétrole est sans doute la dernière chose au monde que les grands bénéficiaires de la manne pétrolière souhaitent.
Enfin, au bout de la chaîne, se trouvent les gouvernements des pays consommateurs, dont la docilité est sans égale. On imagine aisément pourquoi. Tout d’abord, les taxes sur le pétrole sont généralement sources de revenus appréciables pour les gouvernements, quand bien même le pétrole cher peut plomber partiellement leur économie. Ensuite, il faudrait une belle dose de courage pour oser braver les chiffres « officiels ». Les enjeux autant que les implications qui gravitent autour de l’« après-pétrole » sont d’un ordre de grandeur que l’on peut à peine imaginer.
Alors que l’intérêt majeur de l’humanité serait de pouvoir anticiper plus progressivement la fin très proche du pétrole et de tenter de s’y adapter, c’est une nouvelle fois la vision à court terme, avec pour unique motivation le profit immédiat, qui l’emporte. L’humanité dans son ensemble le paiera très cher. Mais il existe encore un moyen de réduire la facture : la mobilisation citoyenne et la diffusion de l’information. S’informer, c’est déjà agir.
L’espionnage, nouveau nerf de la guerre économique
L’espionnage économique étant sujet à toutes sortes d’interprétations, il paraît d’abord essentiel de le définir le plus largement possible. Est considéré comme espionnage économique le fait, pour une personne physique ou morale, de rechercher dans un but économique, pour soi ou pour autrui, des informations techniques ou de toute nature lorsque ces informations présentent une valeur, dont la divulgation ou l’appropriation serait de nature à nuire aux intérêts essentiels de ce dernier.
Cette pratique est naturellement illégitime, c’est-à-dire le plus souvent à l’insu et contre le gré de son détenteur. Elle peut même parfois revêtir un caractère illégal en fonction du moyen qui est utilisé pour s’approprier ces informations.
Des pratiques de plus en plus diversifiées et nombreuses
Des conséquences aussi diverses qu’imprévisibles
Mittal et Suez, maîtres espions
L’utilisation des services secrets au nom du nationalisme économique
Des pratiques de plus en plus diversifiées et nombreuses
L’espionnage économique fait partie des nombreux phénomènes que la mondialisation a amplifiés. En cinq ans, le nombre de sociétés de sécurité spécialisées dans le secteur de l’espionnage économique a été multiplié par six ! Certaines d’entre elles enseignent des techniques de protection face à l’espionnage économique, d’autres par contre – de loin les plus nombreuses – vendent leurs services à des entreprises ou des multinationales désireuses de percer les secrets de la concurrence. Rien qu’en France, les renseignements généraux estiment qu’une entreprise française sur quatre est ou a été victime d’espionnage industriel !
Le développement de ces sociétés spécialisées n’est certainement pas étranger avec la diversification et l’évolution des moyens utilisés par l’espionnage économique. Car à côté de techniques vieilles comme le monde (vol de matériel, corruption de salarié ou de dirigeant de la société visée, etc.) sont apparues d’autres méthodes, souvent plus discrètes et tout aussi efficaces. Certaines sont liées aux nouvelles technologies (vol d’ordinateur portable, piratage informatique). D’autres par contre puisent leur force de leur apparence anodine. Dans son dossier très complet consacré au sujet, l’Expansion nous en livre quelques-unes.
On y apprend par exemple que le faux sondage auprès des assistantes de direction est particulièrement efficace pour connaître les faits et gestes de leur patron et organiser ensuite une filature. Le fait d’inventer une demande de devis à un rival peut également s’avérer redoutable, puisqu’il place la cible en position de se dévoiler. Les services d’un intermédiaire, souvent une société spécialisée dans l’espionnage économique, permettent d’endormir la méfiance de l’entreprise victime de la manœuvre. Le faux appel d’offre, méthode au demeurant illégale, peut s’avérer encore plus efficace pour connaître dans les moindres détails la stratégie d’un concurrent. Mais finalement, il n’est pas toujours nécessaire de faire appel à des « spécialistes ». Une grande quantité d’informations précieuses est publiée en libre accès, que ce soit à l’occasion de colloques, de salons professionnels, de séminaires, de congrès internationaux, ou sur Internet.
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Des conséquences aussi diverses qu’imprévisibles
Fusion, OPA, acquisition, attribution de nouveaux contrats : nombreux sont les cas de figure où le recours à l’espionnage économique peut s’avérer décisif.
C’est ainsi qu’en 1994 déjà, la multinationale Thomson perd au Brésil un gigantesque contrat portant sur la création d’un système de surveillance des pluies en forêt amazonienne. Les communications avec les autorités locales avaient été piratées par un concurrent américain,
la Raytheon Corporation, qui empocha finalement le marché. Rebelote l’année suivante lors des transactions entre Airbus et les autorités saoudiennes, interceptées par Boeing et McDouglas. Les multinationales américaines purent ainsi ajuster leur offre, juste assez pour se montrer plus convaincantes… et remporter le contrat. Deux épisodes célèbres de l’espionnage industriel qui ne doivent pas masquer tous ceux moins médiatisés… et tous ceux que l’on ne saura jamais.
Au-delà de cette finalité qui consiste à doubler ou à racheter un concurrent, d’autres aspects beaucoup plus pervers se développent en amont. La corruption s’en trouve ainsi renforcée, notamment dans le cas du salarié présent dans l’entreprise ciblée et que l’on soudoie, ou lors de l’attribution d’un nouveau marché, situation dans laquelle la «générosité» est un facteur primordial. Dans le cas qui «opposa» Airbus et Boeing, ces derniers furent encore plus généreux… en terme de pots-de-vin. Mais les dégâts collatéraux ne s’arrêtent pas là. Les techniques utilisées à des fins d’espionnage économique ont notamment contribué à l’essor grandissant des produits de contrefaçon auquel nous assistons ces dernières années. Avec des conséquences désastreuses pour les entreprises dont les produits sont contrefaits, et davantage encore pour les futurs consommateurs desdits produits. Ainsi, près de la moitié des comprimés de Viagra achetés en ligne sont des faux. Quant à l’antirétroviral de GlaxoSmithKline, nombre de versions sont contrefaites et souvent destinées à l’Afrique. Dans ces deux cas et d’autres encore, les dangers sanitaires sont énormes, pouvant conduire jusqu’au décès.
Somme toute, il n’est pas surprenant de retrouver dans les techniques liées à l’espionnage économique un condensé de fourberies, de mensonges, de vols ou de trahisons. Elles sont à l’image d’un capitalisme sauvage dont le moteur essentiel est la concurrence effrénée et impitoyable que se livrent entre eux les acteurs économiques. Parfois aux mépris des lois. Toujours au mépris de l’éthique.
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Mittal et Suez, maîtres espions
Pour illustrer ces pratiques, rien de tel que de détailler deux évènements récents où l’espionnage économique a joué un rôle essentiel. L’OPA finalement victorieuse de Mittal sur Arcelor en est un premier exemple. La réussite du raid hostile mené par le géant de l’acier doit beaucoup aux informations livrées par une taupe située au cour du dispositif adverse. Au plus fort de la tension entre les deux multinationales, Mittal connaissait tout de la position exacte de sa cible, lui permettant d’ajuster à plusieurs reprises sa stratégie et le prix offert pour le rachat des actions convoitées… et de finalement rafler la mise. Invitée dans la partie, c’est
la DGSE (services secrets français), qui parvint finalement à identifier la taupe.
L’ « Electragate » est également révélateur. Cette affaire d’espionnage dans les milieux franco-belges a débuté en février 2004 lorsqu’un salarié d’Electrabel a découvert qu’un ordinateur du groupe avait été piraté. Le 17 août 2006, le parquet de Bruxelles a inculpé la multinationale française Suez et cinq français pour « piratage informatique » et « tentative d’interception de communications privées ». Les enquêtes menées en Belgique et en France ont déjà démontré que deux hommes s’étaient introduits, avec la complicité d’un complice, dans les locaux de la firme pour y poser des micros espions dans les ordinateurs. Interrogés par la justice française, les coupables ont avoué avoir agi pour le compte d’une société spécialisée dans l’espionnage économique, qui elle-même agissait pour… le secrétaire général de Suez et son représentant au sein du conseil d’administration d’Electrabel. La suite est connue : actionnaire alors minoritaire au sein de l’entreprise belge, Suez est finalement parvenu à ses fins, bien que sous le couvert d’une « fusion », en mettant la main sur la majorité du capital d’Electrabel.
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L’utilisation des services secrets au nom du nationalisme économique
Alors que les multinationales ont démantelé progressivement les capacités de protection économique des Etats, elles sont pourtant les premières à utiliser leurs services lorsque ceux-ci sont à leur avantage. Ainsi les services secrets des grandes puissances sont loin de se cantonner à des missions liées à l’ordre public ou à la « guerre contre le terrorisme ». Ils sont aujourd’hui largement tournés vers les secteurs économiques et financiers.
Les Etats-Unis, l’Angleterre et
la Suède ont, depuis longtemps, engagé leurs services spéciaux aux côtés de leurs champions nationaux.
La Chine, le Japon ou
la Russie leur ont entre-temps emboîté le pas. Alors que les entreprises françaises ne consacrent en moyenne pas plus de 0,3% de leur chiffre d’affaires dans l’espionnage économique, les multinationales américaines, japonaises ou britanniques peuvent quant à elles y affecter jusqu’à 20 fois plus d’investissements.
Dans ce domaine, les Etats-Unis disposent avec
la NSA (National Security Agency) d’un atout maître.
La NSA s’apparente vraiment aujourd’hui au Big Brother de 1984 , de Georges Orwell. Ses moyens matériels et humains, capables de surveiller et de collecter des dizaines de millions de communication, sont sans équivalent. La découverte d’ « Echelon », réseau planétaire de stations d’écoute et de satellites espions mis en place par les Etats-Unis avec la coopération du Royaume-Uni de
la Nouvelle-Zélande et de l’Australie, a mis en lumière l’ampleur des moyens de surveillance de
la NSA. La collusion entre les multinationales et l’administration Bush permet aisément d’imaginer les précieux avantages dont les financiers américains disposent sur leur concurrence.
Les fonds d’investissement américains, plus particulièrement les «hedge funds», peuvent également, dans un rôle d’éclaireur, contribuer à cette stratégie. Du Carlyle Group à Capital Strategy, nombreux sont ceux qui disposent d’une part du capital de très nombreuses entreprises à travers le monde, dont certaines sont spécialisées dans les technologies de pointe. S’il est peu crédible d’imaginer que ces fonds obéissent au doigt et à l’oil aux directives de
la Maison-Blanche, il paraît beaucoup plus réaliste de penser que ces acteurs sont avant tout des informateurs de premier plan. Cet avantage dans le domaine de la prospection est encore renforcé par le concours d’autres organismes « spécialisés » dans l’intelligence économique, dont l’Advocacy Center. Ce dispositif de veille et d’influence fonctionne selon la méthode suivante : les consulats américains envoient des émissaires visiter des sociétés innovantes qu’ils savent en mal de financement pour leur proposer soit un coup de pouce, soit… une délocalisation sur le sol américain. Comme on le voit au travers de ces exemples, l’intelligence économique peut parfois prendre des formes inattendues. Ce qui en revanche est certain, c’est qu’aux Etats-Unis, le renseignement d’Etat et les entreprises privées collaborent main dans la main, sans le moindre complexe.