Elwis Potier
Propagande et psychologie politique
Rouquette M.-L., Propagande et citoyenneté, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Psychologie sociale », 2004.
Dorna A., Quellien J. (dir.), Les Propagandes. Actualisations et confrontations, Paris, L’Harmattan, coll. « Psychologie politique », 2006.
Propagande et foi, propagande et mensonge, propagande et guerre, propagande et médias, propagande et publicité, propagande et pouvoir, propagande et démocratie, etc., autant de thématiques attendues et considérées comme telles dans les études devenues « classiques » qui traitent de ces problématiques, maintes fois discutées à travers différents champs disciplinaires des sciences humaines et sociales. A première vue, nous pouvons constater combien la propagande déborde les frontières de ces champs, allant même jusqu’à recouvrir pratiquement certains d’entre eux, constitués d’attelages périlleux, comme c’est le cas pour la psychologie politique. De fait, celle-ci entretient des rapports pour le moins intimes – incestueux même – avec la propagande : la propagande n’est-elle pas la fille de la psychologie politique, elle-même soeur de la psychologie sociale ? Telle est la question qui revient à l’ordre du jour dès lors que l’on se penche sur ce que représente la propagande pour la psychologie politique. C’est précisément pourquoi il est intéressant de rapprocher les ouvrages de Michel-Louis Rouquette et de Alexandre Dorna (avec J. Quellien), les deux auteurs psychologues sociaux étant également les principaux représentants de la psychologie politique en France [1]. Chacun à sa façon tente d’aborder la propagande dans cette optique, tout en portant un regard transversal sur les différentes problématiques de la propagande, problématiques parfois éculées jusqu’au bout de leurs apories, telle la lancinante question de la manipulation qui conduit certains à voir de la propagande partout où il y a manipulation [2]. Ainsi, la succession plus ou moins logique de ces difficultés conceptuelles semble dessiner l’horizon indépassable de la recherche sur la propagande. Les termes auxquels la propagande est habituellement associée, quelquefois par opposition dans l’espoir d’isoler la singularité du phénomène (comme avec la communication politique, plus rarement avec la guerre psychologique), le sont de plus en plus par amalgame, mêlés dans des expressions qui entretiennent la confusion, comme par exemple la « propagande sociologique » ou la « propagande démocratique » employées à tort et à travers [3]. Toutes ces notions, et quelques autres, se répondent et se relient dans une configuration dont on ne sait plus très bien si elle est le produit de la propagande ou si c’est la propagande qui en est le produit.
- 1 . Ces deux chercheurs ont publié plusieurs articles et des ouvrages sur la psychologie politique, (…)
- 2 . Nous pensons notamment aux vues de Philippe Breton, voir « Réfutations de quelques objections (…)
- 3 . Rappelons que ces deux expressions ont été clairement définies par Jacques Ellul, voir : (…)
La question se pose à la lecture de l’ouvrage de Rouquette [4] dont le titre Propagande et citoyenneté ne se situe pas simplement dans le prolongement de notre liste thématique, mais entend proposer une lecture synthétique, par une approche psycho-sociologique nourrie de réflexions épistémologiques, à l’aune des trois plans phénoménaux retenus par l’auteur : les effets de connaissance, les faits de communication et les formes de sociabilité [5]. L’action de propagande est ainsi analysée au regard des corrélations entre ses trois plans, déjà mis en évidence dans une autre étude remarquable où la propagande était assimilée à une « didactique des masses [6] », considérant qu’une définition centrée sur les processus individuels et les relations interpersonnelles excluait, de fait, comme s’il s’agissait au mieux de variables secondaires, l’histoire et la société. Cette approche centrée sur la masse, et non plus seulement sur les individus, s’inscrit dans une théorie générale du sujet-citoyen [7] qui peut être appréhendée selon ses différents champs d’existence : le citoyen acteur, le citoyen penseur et le citoyen pensé [8]. Les propagandes seraient ainsi porteuses de théories implicites du citoyen pensé, de conceptions unifiées du membre de la Cité tel qu’il est visé par les discours du pouvoir et du contre-pouvoir, le discours juridique, les théories politiques et les communications de masse. Cette thèse centrale au cœur de l’ouvrage de M.-L. Rouquette pourra être discutée au vu des questions méthodologiques et théoriques suscitées par un tel parti pris qui mélange différents aspects et moments de l’histoire de la propagande. Le but recherché est de nouer ses conditions [9] et ses effets dans une sorte de causalité circulaire, que certains mauvais esprits pourraient suspecter de tourner en rond, mais cela ne doit pas occulter l’originalité et la richesse de la perspective adoptée par Rouquette. Celle-ci permet en effet, outre le fait d’offrir un aperçu des apports fondamentaux de la psychologie sociale sur le sujet, de dégager de nouvelles hypothèses sur les processus socio-cognitifs à l’œuvre dans la propagande, autrement dit sur l’interdépendance des phénomènes cognitifs et sociaux à la croisée des formes de la cognition présidant aux théories du citoyen pensé et des formes de sociabilité [10].
- 4 . Michel-Louis Rouquette est professeur de psychologie sociale à l’université René-Descartes, (…)
- 5 . Rouquette M.-L., Propagande et citoyenneté, Paris, PUF, 2004, p. 116.
- 6 . « La masse n’a pas d’organisation immanente et ne détient aucun savoir sur elle-même. (…)
- 7 . Voir Rouquette M.-L., « La psychologie politique : une discipline introuvable », op. cit. (…)
- 8 . Théorie déjà élaborée à propos de l’objet de la psychologie politique dans Rouquette (…)
- 9 . Rouquette retient « classiquement » trois conditions nécessaires à la naissance et au (…)
- 10 . Ibid., pp. 97-137.
Cet ouvrage, réédité depuis sa première parution en 2004, parce qu’il est composé de chapitres très courts écrits sous forme de chroniques, est très plaisant à lire et l’érudition de son auteur, une fois de plus, ne manque pas de nous étonner. Néanmoins, plusieurs questions soulevées peuvent laisser le lecteur sur sa faim. Cela provient du caractère vif de cet essai, dû à son style volontairement inachevé, qui ne permet pas d’approfondir plusieurs aspects abordés. C’est le cas, en particulier, des objets apparemment ordinaires – comme le briquet à l’image de Ben Laden ou le tee-shirt frappé du visage du « Che » – extraits du « bric-à-brac » de la propagande dans le premier chapitre [11], mais aussi des rapports entre propagande et logiques de guerre esquissés dans les chapitres 6, 7 et 8 [12], et de la bureaucratie à peine évoquée dans le 9e chapitre [13]. Il reste que certaines formules de l’auteur se suffisent à elles-mêmes tant elles résument fort malicieusement ce qu’est la propagande du point de vue psycho-sociologique : « On pourrait dire [en paraphrasant Lénine] que la propagande, c’est la confusion légitimée des sentiments, plus la massification [14] ». La seule confusion pourrait rester à l’état de rumeur si elle n’était légitimée par les institutions du pouvoir et massifiée par des moyens et une stratégie de communication et de pression (voire d’oppression) intégrés dans un dispositif. Pour se faire une idée plus précise de la portée de ces recherches, il est nécessaire de se reporter aux ouvrages antérieurs de l’auteur, en particulier Sur la connaissance des masses [15] qui, on l’aura compris, préfigure en grande partie les réflexions de Propagande et citoyenneté, mais aussi de le comparer aux autres productions universitaires dans la même veine, dont celle coordonnée par Alexandre Dorna et Jean Quellien [16] qui donne un aperçu de l’état actuel de la recherche pluridisciplinaire française sur la propagande [17].
- 11 . Ibid., pp. 13-16.
- 12 . Ibid., pp. 33-43.
- 13 . Ibid., pp. 44-46.
- 14 . Ibid., p. 74.
- 15 . Rouquette M.-L., Sur la connaissance des masses, op. cit.
- 16 . Dorna A., Quellien J. (dir.), Les Propagandes. Actualisations et confrontations, Paris, (…)
- 17 . Afin de compléter cet état des lieux par une approche plus sociologique, signalons la parution (…)
Le second ouvrage retenu dans le cadre de cette chronique est issu d’une rencontre qui a eu lieu lors du colloque des 27 et 28 octobre 2005 entre des chercheurs de l’université de Caen réunis par le Programme pluridisciplinaire sur la propagande de la MRSH [18] en partenariat avec le Mémorial de Caen. Sous la direction d’Alexandre Dorna, professeur de psychologie sociale et politique, et de Jean Quellien, professeur d’histoire contemporaine, l’ouvrage présente les contributions de treize chercheurs, dont huit historiens, trois psychologues sociaux et deux sociologues. Cette comptabilité pourrait paraître bien inutile si elle ne donnait pas une première indication sur la nature et les limites du travail pluridisciplinaire entrepris ici sous l’impulsion d’Alexandre Dorna. Contrairement à l’étude de Michel-Louis Rouquette, qui n’hésite pas à avancer des généralisations sur les caractéristiques de la propagande, l’ouvrage coordonné par Dorna et Quellien est plus prudent en la matière et annonce clairement dans son titre la diversité du phénomène : Les propagandes : actualisations et confrontations [19]. Dès l’introduction, nous voilà prévenus : « le fil conducteur n’est pas une théorie mais la description des dispositifs et des objets utilisés par la propagande [20] » ce qui paraît être de bon augure pour faire contrepoids au livre de Rouquette.
- 18 . Maison de la recherche en sciences humaines de Caen.
- 19 . Cette attention marque une certaine filiation à la tradition ellulienne, voir Ellul J., Propagan (…)
- 20 . Dorna A., Quellien J. (dir.), op. cit., p. 15.
Malgré la volonté affichée dans l’avant-propos de créer des « dynamiques transdisciplinaires », force est de constater que les textes se juxtaposent sans participer d’une démarche analytique commune, faute de concepts transpécifiques [21] élaborés en amont. Le concept de « trans-spécificité », dans le prolongement de l’idée de « trans-rationalité » introduite par Gaston Bachelard, a été proposé par Guy Palmade [22] pour montrer comment les sciences humaines devaient construire leur unité sur des concepts partagés, et non uniquement sur des objets communs, ce qui paraît être d’autant plus nécessaire en matière de propagande. Malgré ce parti pris initial, les quatre axes [23] qui structurent l’ouvrage marquent une ligne éditoriale qui prend en compte les enjeux politiques actuels en partant de « l’actualisation des propagandes » où il est notamment question du rôle de « médium » des leaders [24], de l’idéologie sous-jacente au travail propagandiste de l’institution sportive [25] et du discours sécuritaire [26], pour finir sur la « construction de l’ennemi », mise en perspective à travers trois situations socio-historiques différentes : la Guerre civile espagnole [27], la propagande de guerre en 1914 [28] et les massacres de septembre 1792 [29]. Le premier axe contient l’essentiel des interprétations et propositions théoriques sur la propagande dont l’ensemble, nous avons vu pourquoi, reste très disparate. Cependant, les différents points de vue exprimés, que nous ne pouvons détailler ici, posent selon nous un problème plus général qui est celui du risque de réduction de l’analyse de la propagande à la critique des idéologies. On trouvera dans la deuxième et la troisième partie des études historiographiques principalement focalisées sur différents supports de propagande (affiches nazies et soviétiques, bataille des « V », timbres du régime de Vichy, etc.) utilisés lors de la Seconde Guerre mondiale. La comparaison des divers usages de ces objets de propagande rend compte des interférences et des rapports de force entre l’idéologie politique du parti, les institutions civiles et les intérêts militaires. Parmi les contributions du chapitre « Propagande, pouvoir et Etat », on notera une anomalie particulièrement symptomatique de l’illusion pluridisciplinaire à l’œuvre ici : un texte sur la propagande à l’ère de la « pax romana » à partir de l’opposition guerre/paix illustrée par l’iconographie sous le règne d’Auguste [30], alors que le mot même de propagande vient de la congrégation religieuse De propaganda fide, fondée en 1597 par le pape Clément VII [31]. Cet écart, véritable gouffre sur le plan historique, en dit long sur l’incapacité chronique de beaucoup d’études historiques et psychologiques consacrées aux propagandes à se déprendre d’une certaine tentation essentialiste, afin d’éviter la dérive psychologiste ou la négation pure et simple des conditions socio-historiques élémentaires. Encore faudrait-il ne plus vouloir décrire et interpréter l’objet propagande sous le seul regard du concept de propagande pour accéder à une analyse des discours institués sur (et non de) la propagande, sur les modes de production et de légitimation de ces discours, qu’ils soient d’ordre médiatique, juridique, politique ou (et surtout ?) scientifique [32].
- 21 . G. Palmade définissait la transdisciplinarité comme la mise en œuvre d’une axiomatique (…)
- 22 . G. Palmade, L’Unité des sciences humaines, Paris, Dunod, 1961.
- 23 . Le livre est divisé en quatre parties : « Actualisation des propagandes » (p. 23 et (…)
- 24 . Dorna A., « La propagande du chef », in Dorna A. et Quellien J., op. cit., pp. 23-42. (…)
- 25 . Vassort P., « Sport et propagande », in Dorna A. et Quellien J., op. cit., pp. 43-55. (…)
- 26 . Tostain M., « Propagande et discours sécuritaire », Dorna A. et Quellien J., op. cit., pp. (…)
- 27 . Picard F., « Ennemi et représentations dans les affiches républicaines », Dorna A. et (…)
- 28 . Marpeau B., « Psychologie des foules et propagande de guerre en 1914 : un rendez-vous (…)
- 29 . Corbin S., « Les massacres de septembre 1792 : la genèse de la terreur par la propagande de (…)
- 30 . Bustany-Leca C., « A Rome, sous l’Empire, une propagande pour la paix », in Dorna A. et (…)
- 31 . Cette origine est sans cesse rappelée dans tous les ouvrages de référence, voir par (…)
- 32 . Cette incise somme toute assez convenue dans le cadre de cette revue ne l’est pas tant que (…)
Cette dernière remarque en amène une autre, pour conclure, à propos de la situation de la psychologie politique française révélée par la lecture croisée de ces deux ouvrages. Les deux psychologues, promoteurs de la psychologie politique depuis plus de quinze ans, poursuivent chacun leur voie, de manière fort différente, qui mène de la psychologie sociale à la psychologie politique. Mais le passage « obligé » par la propagande pourrait bien s’avérer une impasse. Dorna crève l’abcès, si l’on peut dire, au début de son article, en énonçant d’emblée que la propagande est une « branche » de la psychologie politique, ce qui la condamne à rester dans la lignée de Gustave Le Bon, pour qui la psychologie politique devait être un levier idéologique « permettant de gouverner utilement les peuples [33] ». Quand à Rouquette, s’il n’oublie pas de rappeler qu’il existe un lien historique, organique et fonctionnel entre propagande et sciences de l’éducation [34], il reste silencieux sur les rapports de collusion qu’entretiennent propagande et psychologie sociale, et ce depuis l’origine de cette dernière en tant que science expérimentale. Il suffit de rappeler combien les premières recherches en psychologie sociale ont bénéficié de financements militaires et servi des fins explicitement politiques. Pourtant, ni l’un ni l’autre n’entend démêler ces liens pour comprendre à quel point les méandres conceptuels qui irriguent la recherche sur la propagande signent l’impossibilité d’une psychologie politique, pour autant que celle-ci reste empêtrée dans le refus d’affronter ses rapports à la sociologie critique.
- 33 . Le Bon G., Psychologie politique, Paris, Flammarion, 1921, p. 3.
- 34 . Rouquette M.-L., Propagande et citoyenneté, op. cit., p. 47.
Notes
. Ces deux chercheurs ont publié plusieurs articles et des ouvrages sur la psychologie politique, citons par exemple : Rouquette M.-L., La Psychologie politique, Paris, PUF, 1988 ; Rouquette M.-L., « La psychologie politique vue par les auteurs classiques », Connexions, n°64, Erès, 1994 ; Rouquette M.-L., « La psychologie politique : une discipline introuvable », Hermès, n°5-6, Paris, CNRS éditions, 2001 ; Dorna A., « La psychologie politique : un carrefour pluridisciplinaire », Hermès, n°5-6, Paris, CNRS éditions, 1989 (rééd. 2001) ; Dorna A., Fondements de la psychologie politique, Paris, PUF, 1998 ; Dorna A. (dir.), Pour une psychologie politique française, Paris, In Press éditions, 2006.
. Nous pensons notamment aux vues de Philippe Breton, voir « Réfutations de quelques objections concernant la pertinence du concept de manipulation », in Troude-Chastenet P., (dir.), « La propagande », Cahiers Jacques-Ellul, n°4, L’Esprit du Temps, 2006.
. Rappelons que ces deux expressions ont été clairement définies par Jacques Ellul, voir : Ellul J., Propagandes, 1962, rééd. Economica, 1990.
. Michel-Louis Rouquette est professeur de psychologie sociale à l’université René-Descartes, Paris-V.
. Rouquette M.-L., Propagande et citoyenneté, Paris, PUF, 2004, p. 116.
. « La masse n’a pas d’organisation immanente et ne détient aucun savoir sur elle-même. Produite par diverses conditions dont la dynamique lui est extérieure, elle ne recèle pas sa propre finalité. Selon le regard politique et le regard marchand, elle doit donc être éduquée, informée, guidée ». Rouquette M.-L., Sur la connaissance des masses, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1994, p. 103.
. Voir Rouquette M.-L., « La psychologie politique : une discipline introuvable », op. cit.
. Théorie déjà élaborée à propos de l’objet de la psychologie politique dans Rouquette M.-L., La Psychologie politique, Paris, PUF, 1988.
. Rouquette retient « classiquement » trois conditions nécessaires à la naissance et au déploiement de la propagande : l’existence affirmée de l’individu social, celle de l’opinion publique et enfin celle de moyens de communication de masse, voir Rouquette M.-L., Propagande et citoyenneté, op. cit., p. 18.
. Ibid., pp. 97-137.
. Ibid., pp. 13-16.
. Ibid., pp. 33-43.
. Ibid., pp. 44-46.
. Ibid., p. 74.
. Rouquette M.-L., Sur la connaissance des masses, op. cit.
. Dorna A., Quellien J. (dir.), Les Propagandes. Actualisations et confrontations, Paris, L’Harmattan, coll. « Psychologie politique », 2006.
. Afin de compléter cet état des lieux par une approche plus sociologique, signalons la parution du n°4 des Cahiers Jacques-Ellul déjà cité sur « La propagande », sous la direction de P. Troude-Chastenet, qui reprend certains textes essentiels de J. Ellul et où le lecteur de Cultures & Conflits sera particulièrement intéressé par l’article de Mattelard A., « Informations, désinformations, censure : logiques militaires, logiques économiques », in Troude-Chastenet P., (dir.), op. cit.
. Maison de la recherche en sciences humaines de Caen.
. Cette attention marque une certaine filiation à la tradition ellulienne, voir Ellul J., Propagandes, op. cit.
. Dorna A., Quellien J. (dir.), op. cit., p. 15.
. G. Palmade définissait la transdisciplinarité comme la mise en œuvre d’une axiomatique commune d’un ensemble de disciplines. Voir Palmade G., Interdisciplinarité et idéologies, Anthropos, 1977, p. 23.
. G. Palmade, L’Unité des sciences humaines, Paris, Dunod, 1961.
. Le livre est divisé en quatre parties : « Actualisation des propagandes » (p. 23 et suivantes) ; « Propagande, pouvoir et Etat » (p. 77 et suivantes) ; « Les confrontations des propagandes » (p. 131 et suivantes) ; « Propagande et construction de l’ennemi » (p. 161 et suivantes).
. Dorna A., « La propagande du chef », in Dorna A. et Quellien J., op. cit., pp. 23-42.
. Vassort P., « Sport et propagande », in Dorna A. et Quellien J., op. cit., pp. 43-55.
. Tostain M., « Propagande et discours sécuritaire », Dorna A. et Quellien J., op. cit., pp. 67-76.
. Picard F., « Ennemi et représentations dans les affiches républicaines », Dorna A. et Quellien J., op. cit., pp. 161-170.
. Marpeau B., « Psychologie des foules et propagande de guerre en 1914 : un rendez-vous manqué ? », in Dorna A. et Quellien J., op. cit., pp. 171-182.
. Corbin S., « Les massacres de septembre 1792 : la genèse de la terreur par la propagande de l’ennemi », in Dorna A. et Quellien J., op. cit., pp. 183-206.
. Bustany-Leca C., « A Rome, sous l’Empire, une propagande pour la paix », in Dorna A. et Quellien J., op. cit., pp. 77-84.
. Cette origine est sans cesse rappelée dans tous les ouvrages de référence, voir par exemple : Mucchielli R., La Subversion, CLC, 1976, p. 21.
. Cette incise somme toute assez convenue dans le cadre de cette revue ne l’est pas tant que cela au vu du peu de recherches explicitement portées sur les modes de dénonciation, de récusation ou de résistance à la propagande, au-delà, évidemment, des procédés de contre-propagande.
. Le Bon G., Psychologie politique, Paris, Flammarion, 1921, p. 3.
. Rouquette M.-L., Propagande et citoyenneté, op. cit., p. 47.
Pour citer cet article
Référence électronique
Elwis Potier , « Propagande et psychologie politique », Cultures & Conflits, 67, 2008, [En ligne], mis en ligne le 21 février 2008.
URL : http://www.conflits.org/index3138.html. Consulté le 25 février 2008.
Auteur
Elwis Potier est psychosociologue.
Articles du même auteur
Elwis Potier
Imaginaire du contrôle des foules dans l’armée de terre française
Résumé
La fin de la Guerre Froide et la redéfinition des enjeux stratégiques qui s’en est suivi a vu le resurgissement des « foules » dans la doctrine militaire française à travers la pratique du « contrôle des foules ». Le recours à la notion de « foule » signe le retour de l’imaginaire que charrie le mot, depuis la Psychologie des foules de Gustave Le Bon. L’objet de cet article est d’élucider les significations imaginaires sociales, selon la terminologie de Castoriadis, à l’œuvre dans les pratiques et le discours des militaires français autour des « foules » et de leur « contrôle », en s’appuyant notamment de la lecture du Manuel de la Doctrine de l’armée de terre française sur le sujet.
The end of the Cold War and the redefinition of strategic stakes that followed were the occasion of the return of the notion of « crowds » in the French military doctrine troughout the action of « crowd control ». This signs the return of the imaginary accompanying the word « crowd » since Gustave Lebon’s work. Through the reading of the French military doctrine manual, this article aims at elucidating the imaginary social significations, according to C. Catoriadis, that are part of the French army discourses and practices with regards to the « control » of « crowds ».
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Texte intégral
There are in fact no masses; there are
only ways of seeing people as masses.
Raymond Williams [1]
- 1 . Williams R., Culture and society, New-York, Columbia University Press, 1958, p. 300.
Certaines images fortes perçues avec une vive émotion imprègnent notre mémoire pendant un temps, parfois toute une vie. Par la suite, la vue d’une image similaire va réactiver toute cette émotion nous amenant à voir l’ancienne image comme si elle était présente à nouveau. Il en va de même pour certains phénomènes sociaux qui marquent l’imagerie sociale à tel point que les acteurs en situation reproduisent les mêmes réactions passionnelles qu’à l’époque du moment déclencheur[2].
- 2 . Ce bref liminaire renvoie à l’hypothèse formulée différemment par Freud : « Les masses (…)
A peine avions-nous fermé les yeux sur les « mouvements de foule » qui ont ébranlé la France à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, donnant naissance à la fois dans le champ des sciences humaines à la psychologie collective et dans le champ politique aux techniques de propagande[3], qu’ils se sont rouverts sur les populations étrangères se soulevant contre les forces armées, et en premier lieu contre celles des colonisateurs, après la seconde Guerre Mondiale, notamment lors de la guerre d’indépendance de l’Algérie. Sur le territoire national, les foules de l’intérieur se sont peu à peu institutionnalisées, grâce notamment aux réglementations issues de la crise de 1934[4], pour devenir des manifestations : rassemblements organisés, ritualisés, cadrés par les manifestants eux-mêmes et par des forces de l’ordre spécialement pourvues à cet effet (CRS et gendarmerie mobile). On peut ainsi définir le maintien de l’ordre, en ce qu’il est différencié du contrôle militaire des foules, non seulement, cela va de soi, par l’ordre social préétablit qu’il est censé « maintenir » et les attributions des forces de l’ordre qui en ont la charge, mais aussi et surtout par l’objet même qui le mobilise, à savoir la « manifestation ».
- 3 . Le terme de propagande, au-delà des techniques qui en sont l’expression formelle, doit bien (…)
- 4 . Le décret-loi du 23 octobre 1935 a fixé la première réglementation des manifestations en (…)
Dans ce cadre social intérieur où l’ordre institué permet la circulation de « masses » manifestantes, la foule est toujours là – les observateurs en parlent ou la font parler – derrière les différents rassemblements ou mouvements de la population (des populations) mais son statut a changé : elle n’est plus personnifiée, elle n’est plus Une. Cette réunion particulière d’individus qu’est la foule, relayée aux confins de l’espace public, est redevenue anonyme[5] ; elle a perdu de son unité et donc de sa puissance symbolique, diluée qu’elle est désormais dans les mouvements aux abords des stades ou dans un public nombreux venu contempler un spectacle. Pour autant la foule, entité à part entière, existante par elle-même et pour elle-même, celle dont on croit voir la véritable nature se dévoiler en même temps qu’elle se donne en spectacle, cette foule-là revient à la faveur de l’actualité, par le débat autour de l’exercice des fonctions de police par les forces armées françaises. Elle revient aujourd’hui par l’extérieur, en dehors de nos frontières, parmi les populations étrangères faisant l’objet d’interventions sous mandats internationaux, sous l’égide de l’ONU. Ces populations se retrouvent confrontées, outre les belligérants engagés dans les combats, à d’autres militaires venus non pas pour faire la guerre mais disent-ils pour rétablir ou maintenir la paix.
- 5 . Contrairement à Eugène Enriquez qui emploie cette formule pour désigner la masse manipulée (…)
Depuis la fin de la Guerre Froide et le bouleversement mondial des rapports de force qui s’en est suivi, l’armée de terre française est en pleine refondation[6]. Prenant acte de la rupture stratégique provoquée par la nouvelle donne géopolitique, pour faire face aux nouvelles crises internationales comme celle du Kosovo, l’armée de terre française a dû redéfinir sa doctrine de façon plus réaliste, considérant qu’il n’était « plus réaliste d’ignorer la présence de civils et de non-combattants sur les théâtres d’opération »[7]. C’est dans ce contexte et suivant ce mode de légitimation que les militaires français vont produire un discours spécifique désignant sous l’appellation « contrôle des foules » une pratique instituée, codifiée et vouée à s’étendre, dont l’objet central « les foules » pose pour le moins question.
- 6 . Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur de l’armée de terre, L (…)
- 7 . Auteur anonyme, « Le contrôle des populations urbaines, Quels modes d’actions ? Avec quels (…)
Quelle que soit la raison d’être de l’intervention, qu’il s’agisse d’une opération de guerre, de soutien à la paix, de sécurité ou de secours d’urgence, les forces terrestres peuvent être appelées à contrôler les foules qui feraient « obstacle » à leur mission. Le discours officiel diffusé dans les écrits de doctrine militaire présente ces foules comme de « nouveaux acteurs » des théâtres d’opération, lors des engagements en dehors du territoire national[8] . Le langage militaire les définit en conséquence et avant tout par leur violence intrinsèque fondée sur la crainte qu’elles suscitent[9]. Cette crainte peut prendre une forme singulière, que certains relient à l’agoraphobie[10], renouant avec la peur séculaire du nombre faisant masse[11] toujours latente depuis l’avènement des « foules révolutionnaires »[12] . Les foules, violentes par nature, retrouvent une caractérisation propre, un caractère physique évident, mais également de façon plus prégnante un caractère psychologique, et vont se décliner suivant une typologie exclusivement construite sur la violence et le degré de menace qu’elles inspirent. On établit alors un continuum, une graduation dans la violence qui va de la manifestation paisible à l’insurrection, indiquant par le fait la progression possible, « naturelle », d’une foule générique indépendamment du contexte dans lequel elle se meut. Les types de foules deviennent rapidement des stades d’évolution, et l’on peut s’attendre à tout moment au passage d’un état à un autre. Mais, s’il convient de maîtriser les débordements possibles, de prévenir les éventuelles émeutes ou insurrections, d’où vient ce besoin de contrôler précisément cette forme, singulière s’il en est, que l’on nomme foule ? Qu’est-ce qui sous-tend ce discours greffé sur ce vieux mot apparemment anodin et pourtant si évocateur ?
- 8 . TTA 950, Manuel provisoire d’emploi des forces terrestres dans le contrôle des foules, (…)
- 9 . « La foule, pacifique ou non, représente toujours un réservoir potentiel de violence, dont (…)
- 10 . A ce sujet, voir Beauchard J., La puissance des foules, éditions des Presses Universitaires de (…)
- 11 . La foule se définit d’abord par le nombre indéterminé des membres censés en faire parti. (…)
- 12 . Sur la peur des foules, voir Barrows S., Distorting mirrors, visions of the crowd in Late (…)
La question se pose au vu des nouveaux enjeux stratégiques et politiques desquels a émergé cette rhétorique instituée sur les foules. Les militaires spécialistes de la question ne manqueront pas d’en appeler au « réalisme » et de rappeler, exemples à l’appui, l’effectivité des mouvements de foules qu’ils rencontrent sur le terrain. Pour eux, parce qu’ils y sont confrontés, les foules existent bel et bien : insurrections, débordements, pillages, manifestations, etc., peu importe les mots, la chose existe et il faut y faire face. Leur préoccupation est de savoir comment réagir, avec quels moyens, quelles procédures et suivant quels objectifs. Cependant, cette réalité, affirmée et réaffirmée, posée d’autorité comme irréfutable, ne préjuge en rien de l’emprise des significations imaginaires sur les perceptions du réel: « Le sujet est dominé par un imaginaire vécu comme plus réel que le réel, quoique non su comme tel, précisément parce que non su comme tel »[13]. La question de l’imaginaire s’impose nécessairement à quiconque s’interroge un tant soit peut sur le sens même du mot foule et sa définition. L’équivoque dans laquelle le mot est maintenu – il est notoire que le mot connote plus qu’il ne dénote – rend sa signification très aléatoire, malléable, manipulable et somme toute très peu scientifique[14]. L’analyse des usages du mot à travers les textes de doctrine, les articles traitant de la question et des pratiques y compris dans leurs aspects les plus techniques aboutit à soulever la question de la dimension imaginaire qui façonne les représentations. A tous les niveaux, de la théorie à la pratique, le contrôle des foule est, tel qu’il nous est donné à voir et à entendre, directement connecté à l’imaginaire de la foule issu de la littérature et principalement de la psychologie des foules[15]. Un fond commun réunit ces idées développées sur les foules, un humus imaginaire dans lequel s’enracinent pour partie conceptions et pratiques.
- 13 . Castoriadis C., L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 141. (…)
- 14 . Sur le caractère non scientifique de la notion de foule, voir l’article de Thiec (…)
- 15 . La psychologie des foules, dont le promoteur fut Gustave Le Bon, a été construite par des (…)
Il nous faut emprunter cette voie parfois sinueuse de l’imaginaire afin de rendre compte des significations qu’il donne à la pensée de l’institution (l’Armée française en l’occurrence) : il s’agit de comprendre comment l’imaginaire se présente et participe d’une certaine réalité, celle des foules. Est-il besoin de préciser que nous ne proposerons ici qu’une ébauche, quelques pistes qui pourraient se poursuivre ailleurs, autrement. Pour autant, on ne saurait prétendre entamer une réflexion sur cette question difficile et complexe de l’imaginaire sans en expliciter les référents théoriques. Enonçant le postulat de « l’immanence essentielle du sens à la pratique »[16], nous tenons pour indissociable la relation entre sens et action. La pratique du contrôle des foules, considérée comme telle et donc aussi comme dialectique, devra être prise pour une « activité dans laquelle les significations sont impliquées et constitutives »[17]. Pour cette raison, notre ligne directrice sera essentiellement tracée par les significations imaginaires sociales telles qu’elles ont été conceptualisées par Cornelius Castoriadis. Notre investigation s’inscrit dans cette pensée qui comprend l’imaginaire comme « substantif »[18] et s’appuie en conséquence sur les catégories fondamentales du philosophe. Posons simplement « qu’il y a des significations relativement indépendantes des signifiants qui les portent, et qui jouent un rôle dans le choix et dans l’organisation de ces signifiants. Ces significations peuvent correspondre au perçu, au rationnel, ou à l’imaginaire »[19]. Ajoutons que les significations imaginaires sociales sont premières en ce sens qu’elles « orientent » le fonctionnel et le symbolique[20]. Si l’imaginaire chez Castoriadis renvoie d’avantage à l’instituant, à l’imaginaire radical, il n’en reste pas moins vrai que toute recherche doit partir des faits et donc du réel toujours déjà institué afin d’élucider les significations imaginaires de l’institution. Nous tenterons donc de dégager ces significations à l’œuvre dans l’imaginaire institué par l’armée française autour de cette notion propre à l’armée de terre qu’est le contrôle des foules.
- 16 . Ansart P., Idéologies, conflits et pouvoir, Paris, Presses Universitaires de France, collection (…)
- 17 . Ibid.
- 18 . Castoriadis C., « Imagination, imaginaire, réflexion », repris dans Fait et à faire, Les (…)
- 19 . Castoriadis C., op. cit., p. 196.
- 20 . « Les significations imaginaires sociales ne doivent pas être confondues avec les divers types (…)
La maîtrise de la violence, nouvelle thématique qui accompagne désormais la traditionnelle coercition de forces, fournit le cadre au sein duquel le contrôle des foules se veut incontournable. Ce serait un moyen nécessaire, indispensable même pour certains, entendu qu’il ne relève pas seulement de la tactique, c’est aussi une affaire de stratégie. Maîtriser la violence, comme objectif et comme stratégie[21], constitue le cadre à l’intérieur duquel s’inscrit le contrôle des foules dont la justification prend en compte les deux positions d’attaque et de défense « pour protéger les populations face aux belligérants ou protéger les unités de nos forces face aux populations. Même si les forces terrestres n’ont pas pour mandat de maintenir l’ordre public, la maîtrise des mouvements de foules peut participer à l’effort de maîtrise de la violence »[22].
- 21 . Voir les publications de Loup Francart et notamment son ouvrage, Maîtriser la violence. Une (…)
- 22 . Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur de l’armée de terre, L (…)
La visée globale de l’action, sur le plan stratégique, amenant à la confrontation avec ce qui est décrit à travers une terminologie appartenant au registre des phénomènes de foules, va induire une identification instantanée entre ces mouvements et la foule elle-même. Les foules seront désormais considérées comme des acteurs, avec des comportements et même des intentions[23]. La personnalisation parachève le processus qui mène de l’observation de certains phénomènes dits de foules à leur édification (ou réification) en tant qu’ « acteurs ». Mais le contrôle ne peut être qu’extérieur, la régulation ne peut provenir de la foule elle-même. C’est parce qu’un groupe humain faisant masse, d’où la métaphore physique également contenue dans l’étymologie du mot foule, est d’abord perçu comme une chose (menaçante) à maîtriser, avant de pouvoir être pensé comme une « personne collective », que la foule n’est définie et pensée que dans une position en dehors, par l’observateur ou l’acteur extérieur à cette chose dont il ne peut (ou ne doit pas) faire partie, et ce en fonction de son statut, de ses impressions et de sa volonté. La volonté de maîtrise (ou de contrôle) se focalise sur cet objet mal délimité, flou, et néanmoins reconnu d’emblée comme foule sans le comprendre de l’intérieur, sans prendre en compte sa situation, ce qui a pour effet de décontextualiser les phénomènes évoqués, de les détacher de leur ancrage culturel, social et historique, où on voit l’effet de l’essentialisme véhiculé par ce discours qui reprend de la sorte de façon plus ou moins implicite l’hypothèse de la « foule psychologique » de Gustave Le Bon[24]. Par cette opération forcément réductrice, le mot foule condense et met en équivalence des ensembles humains de types très différents pour créer une nature ad hoc, une essence dont on verra par la suite le sens. La foule est tantôt une partie de la population, tantôt la population dans son entier, le peuple[25], mais elle peut tout aussi bien être un rassemblement, un défilé, une manifestation festive ou de révolte, une assemblée, un électorat, etc.
- 23 . Se reporter au paragraphe sur La nature de la foule, sa matérialisation et son dessein dans le (…)
- 24 . Le Bon G., Psychologie des foules (1895), Paris, Presses Universitaires de France, réédition (…)
- 25 . Voir Périès G., « Populo-politico-militaire: un mot à l’aube de la Vème République », (…)
Le discours porté sur les foules dans le « contrôle des foules », de la théorie la plus officialisée par les textes de doctrine à la pratique sur le terrain en mission de type OPEX (Opérations Extérieures) s’arrange bien du flou entretenu par un usage immodéré, pour ne pas dire incontrôlé, du terme souvent confondu avec celui de masse. Le glissement délibéré de la foule vers la masse marque ce que l’on pourrait repérer comme le « moment » décisif à partir duquel peut se structurer tout un imaginaire de la foule, vue à la fois comme émanation et symbole[26] de la population ou du peuple. On retrouve ce passage d’un terme à l’autre dans les textes de doctrine (TTA 950) et dans la plupart des ouvrages consacrés à la question[27]. La référence aux théories de Gustave Le Bon, ainsi qu’à celles d’Elias Canetti[28] pour ce qui est des masses, même si elle n’est pas toujours explicite[29], n’en est pas moins omniprésente et explique en grande partie d’où proviennent ces conceptions.
- 26 . En même temps qu’elle peut sembler « matérialiser » la population à un moment donné, (…)
- 27 . Voir Francart L., Maîtriser la violence. Une option stratégique, Paris, Economica, 1999. (…)
- 28 . La typologie des masses retenue dans le TTA 950, op. cit., reprend certaines dénominations de (…)
- 29 . Loup Francart, dans son ouvrage déjà cité, reprend la description des foules de Le Bon sans (…)
Dans cette optique, la foule peut alors désigner à peu près tout et n’importe quoi, à la seule condition qu’il s’agisse d’un groupe humain que l’on souhaite contrôler. Tout groupe – le terme de groupe est à la fois plus large et plus neutre – peut être désigné et par la même stigmatisé comme foule s’il interfère de façon négative dans l’action engagée. La géométrie variable des contours qui sont censés délimiter la notion de foule, afin de pouvoir en faire un objet assez distinct pour justifier d’un traitement à part, d’une technique particulière, a pour fonction de l’insérer dans les paramètres miliaires et d’exercer sur elle un contrôle opérant. La volonté de faire de la foule un objet d’expérience, impliquant de possibles « retours d’expérience », est d’abord mue par la nécessité de la maîtriser, ce qui aboutit à travers la réification, la condensation et la confusion sémantique (avec la « masse ») à l’attribution d’une personnalité fictive, personnalisation qui puise largement dans les stéréotypes de l’imaginaire collectif.
L’élément imaginaire dont nous parlons ici contient les représentations, stéréotypes et autres clichés sur les foules qui circulent depuis si longtemps et dont les traits principaux se sont figés à la fin du 19ème siècle. Impossible de comprendre ce qui est en jeu dans la persistance du fond imaginaire de cette époque sans en identifier la source intellectuelle et idéologique[30]. Il nous faut donc remonter jusqu’à la « foule psychologique », expression que Le Bon va propager à partir de 1895. A cette date paraît son fameux ouvrage Psychologie des foules, livre qui aura le succès que l’on sait et qui sera apprécié de nombreux grands chefs d’Etat et chefs militaires[31].
- 30 . Bien entendu, l’histoire de cet héritage et de sa traduction dans les pratiques et les (…)
- 31 . Dont Mussolini qui enverra une lettre félicitant Le Bon, Hitler qui s’inspirera de ses (…)
L’influence des théories leboniennes dans l’armée s’explique d’abord par l’insertion personnelle de Le Bon au sein du commandement militaire français dans les deux décennies précédant la deuxième Guerre Mondiale[32]. Rejeté par les milieux universitaires et scientifiques[33], Le Bon en savant éclectique et opportuniste, trouve un accueil enthousiaste de la part de plusieurs « savants maîtres » de l’Ecole de guerre dont le général Bonnal et le colonel de Maud’huy. « Ce sera peut-être par l’armée que notre Université subira la transformation qu’elle refuse d’accepter » prophétise-t-il en espérant ainsi enfin acquérir la reconnaissance tant attendue[34]. Son apologie de l’esprit militaire, sinon de la guerre elle-même, lui aura permis d’exercer une influence considérable auprès de l’état-major français : « L’esprit militaire constitue la dernière colonne soutenant les sociétés modernes et, pour cette raison mériterait la reconnaissance des peuples qui le maudissent »[35] . Notons au passage que son insertion au sein de l’armée est telle qu’il initiera, à la suite de sa psychologie de l’éducation, une théorie de la doctrine militaire conçue comme « communauté de conduite »[36]. Voilà que sa pédagogie de la doctrine fondée sur l’ancrage « inconscient » débouche inévitablement sur l’endoctrinement et la fameuse notion de « réflexe » du militaire en combat. Le Texte de la doctrine rejoint ici le Geste inconscient de la doxa. Mais laissons là ces considérations destinées à prendre la mesure de l’imprégnation de Le Bon dans le champ militaire pour nous centrer sur sa psychologie des foules. Les idées de Le Bon sur les foules sont trop connues, ou pas assez c’est selon, pour ne pas être parfois reprises comme « allant de soi ». Emotive, suggestive, d’une crédulité sans limites, intransigeante et radicale, la foule est une « âme collective » qui écrase la volonté individuelle, un être collectif doué d’une psychologie et d’une spiritualité archaïque : « L’homme faisant partie d’une foule cesse d’être lui-même. Sa personnalité consciente s’évanouit dans l’âme inconsciente de cette foule. Il perd tout esprit critique, toute aptitude à raisonner, et redevient un primitif. Il en a les héroïsmes, les enthousiasmes et les violences »[37]. L’anti-socialisme farouche au fondement des orientations choisies par Le Bon va constituer le cadre idéologique dans lequel vont s’échafauder ses théories sur les races, les peuples, les foules et les idées. Le racisme[38] et la misogynie qui l’animent vont avoir pour effet de renforcer par analogie la négativité des foules, accentuant leur « désir » de soumission ce qui finira par leur donner pour trait de caractère principal l’obéissance servile aux meneurs. Les auteurs dont il s’est beaucoup inspiré, dont Gabriel Tarde[39], vont vivement critiquer ses positions en soulignant l’amalgame fait entre tous les types de rassemblements. Tarde rappelait également, comme Freud le fera plus tard, qu’il convient de distinguer les foules « naturelles », rassemblées de façon spontanée, des foules « artificielles », groupes organisés, structurés, intégrés dans la durée. Mais ces distinctions, à la base de toute recherche dans ce domaine, ne seront jamais insérées dans le discours militaire y compris contemporain. En revanche, les différentes figures imaginaires que peut prendre la foule, chez Le Bon mais aussi chez Canetti, réapparaissent régulièrement dans les propos des militaires spécialisés en la matière. A l’origine, la personnalisation de la foule lui attribuant un « corps » et un « esprit »[40] permet de transposer différents stéréotypes récurrents dans la pratique du contrôle des foules. Un des principes de base étant de maîtriser « l’esprit » de la foule en isolant les personnes « non grata », en neutralisant les meneurs tout en usant de sa force de persuasion. Le « corps » de la foule peut ensuite faire l’objet d’un traitement visant à le « canaliser » ou à le « disperser ». Le traitement militaire des foules, dans la continuité du traitement politique dont elles ont fait l’objet au début du XXème siècle, trouve chez Le Bon et d’autres des analogies suffisamment fortes pour les saisir – et mieux s’en saisir – par une image.
- 32 . Sur la réception de Gustave Le Bon dans l’armée française, voir Nye R.A., The origins of (…)
- 33 . Y compris par les phrénologues dont il reprendra les travaux pour tenter de démontrer (…)
- 34 . Le Bon G., La psychologie politique et la défense sociale, Paris, Flammarion, 1910, p. 116. (…)
- 35 . Le Bon G., ibid., p. 93. Dans sa Psychologie de l’éducation, Le Bon cite l’ouvrage du (…)
- 36 . « Elle représente le fruit d’une éducation spéciale, forcément très longue. Ses effets (…)
- 37 . Le Bon G., Aphorismes du temps présent, Paris, Flammarion, 1913, cet aphorisme reprend les (…)
- 38 . Le racialisme de Le Bon, théorie naturaliste et évolutionniste qui affirme l’inégalité (…)
- 39 . Tarde G., L’opinion et la foule, (1901), Paris, Presses Universitaires de France, 1989.
- 40 . On retrouve ce dualisme simpliste dans les écrits de doctrine : « Le renseignement devra (…)
Bien sur, le bref aperçu qui suit sur les différentes figures fantasmées que peuvent prendre les foules n’est en rien restrictif ou exclusif. Suivant les situations et les acteurs engagés, ces images, dont la fonction est d’ouvrir sur le plan psychique des espaces de projection (et non d’identification), seront plus ou moins prégnantes et peuvent se superposer ou s’effacer derrière d’autres représentations. Les visages que peut prendre la foule sont autant d’images véhiculées par des valeurs culturelles très marquées historiquement. On peut schématiquement les résumer par trois termes: le Fou, la Femme et le Délinquant[41]. Le Fou, effigie de la maladie mentale, figure en premier lieu puisque l’annihilation de la conscience des individus composant la foule entraîne immanquablement une pathologisation de tous les comportements en foule et de la foule. Les techniques mises en œuvre pour contrôler les foules consisteront alors à adopter une position cherchant à tout prix à contenir les débordements ou les « crises », usant pour ce faire de techniques de contention que l’on peut assimiler à un dispositif (barrières, couloirs, opposition physique, etc.) d’assujettissement du « corps » (pour reprendre l’expression foucaldienne) de la foule visant à « dominer » le malade. La Femme ensuite parce qu’elle est frivole et facilement influençable, émotive et intuitive, incapable de produire un raisonnement logique qui soit comparable à celui de l’homme. Cette misogynie revendiquée de Le Bon trouve parfois un terrain favorable encore aujourd’hui chez certains militaires surinvestissant l’identité masculine attachée à leur profession. La féminité est souvent mise en avant pour adopter une attitude de séduction, d’influence communicationnelle dont le seul but est « d’impressionner » (c’est aussi le sens des « parades » militaires). Ces deux premières figures vont pouvoir fusionner pour donner la foule hystérique, assimilation fréquemment reprise dans le maintien de l’ordre comme ailleurs. Enfin, on peut retrouver la trace du Délinquant[42] dans les descriptions qu’Hippolyte Taine a fait des foules révolutionnaires dans son monumental ouvrage : Les Origines de la France contemporaine [43], lesquelles ont fortement influencé Le Bon et marqué toute la psychologie des foules.
- 41 . Sur les figures de l’imaginaire des foules, voir l’ouvrage de Susanna Barrows, op. cit. (…)
- 42 . Ou « déviant » souvent associé à la figure de l’alcoolique.
- 43 . Taine H., Les origines de la France contemporaine, Paris, Hachette, 1876-74, six volumes. Ces (…)
Une des significations imaginaires sociales les plus partagées, au-delà même du champ militaire, s’enracine en effet dans la dévalorisation sociale culturellement très ancrée des populations qui constituent la majorité des foules: « population » prend ici son sens le plus négatif de « populace ». Ce sont les gens les plus marginalisés qui forment le noyau des foules, ces gens, pour le dire sans ambages, que l’on répudie comme la « lie » de la société, autant d’a priori que nous avons choisi, en raison de sa dimension criminalisante, de résumer sous le terme de « délinquant ». Le maintien de l’ordre autant que le contrôle des foules qui en est issu, entretient ses légendes comme toute activité sociale de pouvoir qui se respecte et qui entend se faire respecter. En voici une des plus significatives qui illustre de façon exemplaire notre propos : « Lors des émeutes de 1848, un officier reçut l’ordre de faire évacuer la place en tirant sur la ‘canaille’. Il fit prendre position à ses soldats qui mirent la foule en joue. Dans le silence profond qui s’établit alors, il s’écria : ‘j’ai reçu l’ordre de tirer sur la canaille, mais comme j’aperçois devant moi beaucoup d’honnêtes gens, je leur demande de se retirer pour que je puisse exécuter cet ordre’ en quelques minutes la place se trouva vide »[44]. En dépit du fait que l’anecdote résume expressément comment la foule disparaît lorsque les éléments délinquants ou supposés tels en sont écartés à l’aide, soulignons le, d’une communication particulièrement habile, efficace, comme est censée l’être la persuasion en pareil cas, cette petite scène, factuelle ou non, nous ramène inévitablement à ce qui constitue le principe même du contrôle des foules : la dispersion.
- 44 . Repris dans l’ouvrage de Marc E. et Picard D., L’Ecole de Palo Alto, Retz, Paris, 2000, (…)
Le but ultime de toute action dite de « contrôle » est en effet, en cela le maintien de l’ordre et le contrôle des foules peuvent diverger, de provoquer la dispersion. L’endiguement et le refoulement[45] peuvent être recherchés mais uniquement de façon secondaire ou intermédiaire. La priorité reste la dissolution de la masse. Si les techniques de base provenant des pratiques progressivement misent en œuvre par les forces de maintien de l’ordre à l’intérieur du territoire, telle que l’ouverture laissée à l’arrière pour le reflux ou la fuite (ne pas encercler une foule), sont sensiblement les mêmes dans l’armée de terre, d’autres techniques ne le sont pas ou ne peuvent pas l’être : Le principe déterminant de la symbolisation de la force, par exemple, n’est pas retenu alors que celui de la réversibilité immédiate de la force[46] est mis en avant pour permettre à tout moment le basculement (de façon symétrique à la foule qui peut à tout moment basculer dans la violence) dans une configuration guerrière où le « contrôle » des foules devient clairement « attaque » des foules. La réversibilité immédiate empêche toute symbolisation de la force parce que celle-ci doit toujours être présente comme riposte et menace.
- 45 . TTA 950, op. cit., p. 112-113.
- 46 . Voir sous la direction d’Emmanuel-Pierre Guittet, Cercle sur les nouvelles perspectives (…)
La violence est totalement maîtrisée dans la mesure où il n’y a plus de risque de débordements ou d’explosions. S’il faut pour cela détruire la source de cette violence, la foule devra donc disparaître, par dispersion ou par éclatement. Une autre figure imaginaire peut alors symboliquement prendre place au cœur de ce combat de l’armée contre la violence des foules : l’ennemi, d’autant que cette figure essentielle, constitutive de l’imaginaire militaire, tend peu à peu à s’effacer. « Sur le terrain d’opération, les forces d’intervention doivent faire face à une combinaison de violences, induisant une érosion de la notion d’ennemi »[47] . Déjà reconnue comme adversaire potentiel[48], la foule peut, sur le plan des significations imaginaires, prendre la place de l’ennemi mais ce ne peut être qu’un ennemi fictif, pour ne pas dire étrange, d’une étrangeté inquiétante. En effet, les jeux symboliques auxquels se livre l’armée souvent à son insu à travers les puissantes images associées à la foule ressorties du substrat imaginaire qui nourrit ces représentations, posent un problème beaucoup plus radical.
- 47 . Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur de l’armée, op. cit. (…)
- 48 . TTA 950, op. cit., p.35.
Obstacle avons-nous dit dans l’engagement des forces armées, les populations ainsi désignées comme foules, particulièrement lorsqu’il s’agit d’opérations de rétablissement de la paix, doivent être protégées et peuvent néanmoins devenir une menace. Or les actions menées dans le strict cadre défini par la loi et la doctrine militaire française visent à disperser toutes les foules, à les dissoudre, autant dire à les éliminer. Bien entendu, il doit y avoir le moins de victime possible mais comment protéger les civils tout en combattant la foule? S’il est vrai que le discours institué sur les foules, leur attribuant une essence violente purement destructrice, accentue la part d’irrationnel ou d’inconscient (dans le sens de non conscient) supposé présent dans tout rassemblement humain qui devient une « foule », et met donc l’accent sur ce qui échappe fondamentalement à toute maîtrise, le contrôle des foules peut bien se retrouver dans le paradoxe de vouloir contrôler ce qui par nature est incontrôlable. Cette foule, chargée de toute la négativité possible tient lieu d’autre différent de l’ennemi, une altérité radicale contre laquelle bute (l’obstacle est de taille) l’armée. « La foule est le contraire d’une armée : une assemblée d’hommes que ne gouverne plus rien, sinon l’humeur immédiate, le développement d’émotions passagères et contagieuses qui nuisent à l’intérêt général ». Cette citation de John Keegan, portée en exergue d’un article de la revue Objectif Doctrine [49] vient étayer notre constat : la foule est bien l’antithèse de l’armée, dans l’imaginaire doctrinal, c’est pourquoi elle paraît d’emblée comme dépourvue d’organisation, de fonctionnalité, de positivité. Sa seule organisation ne peut être que psychologique. Mais nous avons vu en quoi cet imaginaire construit sur la « foule psychologique » ne peut voir l’opposition fondamentale, qui condamne par avance tout concept monolithique de foule, entre les deux pôles structurels, les deux formes antinomiques de foules telles qu’elles ont été définies par Tarde puis par Freud : la foule dite primaire, « naturelle », spontanée, dénuée de structure profonde, et la foule dite secondaire, « artificielle », très organisée, structurée de façon rigide, hiérarchique. La contradiction rendue possible par la nouvelle orientation doctrinale uniformisée sous l’expression « contrôle des foules » va dans le sens de l’exacerbation de cette polarité pour prendre un tour radical. Le nœud du problème inhérent au contrôle des foules se situe dans ce face à face entre deux foules antinomiques : d’une part l’armée, la foule « artificielle » par excellence[50] et de l’autre la foule perçue comme « naturelle ». Cette dernière étant étrangère à l’armée, adversaire ou ennemie mais surtout antithèse, le contrôle des foules ne peut s’extraire de cette opposition, qui est aussi conflit, pour penser les rapports de l’armée à la foule en terme de processus englobant – pour comprendre le rapport dialectique qui unit les deux – qui intégrerait les interactions et les influences réciproques à partir desquelles se construit l’identité de chacune de ces deux entités. Si l’on se place dans cette configuration qui relativise les positions et introduit de la réciprocité, il apparaît que la réduction à l’état de « foule » de toutes les manifestations ou mouvements collectifs oblitère immanquablement les significations sociales, historiques et politiques que ces mouvements peuvent porter ou créer. Les pratiques y compris discursives liées au contrôle des foules risquent alors de dénier toute force positive à la « foule » et d’hypothéquer durablement la capacité instituante de mouvements sociaux émergeants ou en devenir
- 49 . Direction des Etudes et de la Prospective de l’Ecole d’Application de l’Infanterie, (…)
- 50 . Rappelons que Freud prenait l’armée, avec l’église, comme exemple typique de foule (…)
Notes
. Williams R., Culture and society, New-York, Columbia University Press, 1958, p. 300.
. Ce bref liminaire renvoie à l’hypothèse formulée différemment par Freud : « Les masses comme l’individu gardent sous forme de traces mnésiques les impressions du passé », in Moïse et le monothéisme, collection Idées, Paris, Gallimard, 1948, p.127.
. Le terme de propagande, au-delà des techniques qui en sont l’expression formelle, doit bien entendu être pris dans le sens de la propagande moderne, en se rapportant par exemple à la définition qu’en a donné Lasswell : « La propagande est le langage destiné à la masse », (Lasswell H. D., in Propaganda, communication and public opinion, Princeton, 1946) cité par Jean-Marie Domenach dans La propagande politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1973, p. 8.
. Le décret-loi du 23 octobre 1935 a fixé la première réglementation des manifestations en France. Sur cette question de l’institutionnalisation des manifestations, voir les analyses produites dans l’ouvrage publié sous la direction de Pierre Favre, La Manifestation, Paris, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1990.
. Contrairement à Eugène Enriquez qui emploie cette formule pour désigner la masse manipulée ou la « foule solitaire » (in De la horde à l’Etat, Paris, Gallimard, 1983, p. 67), nous voulons signifier ici que la foule est simplement « sans nom d’auteur », dans tous les sens du mot « auteur ».
. Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur de l’armée de terre, L’action des forces terrestres au contact des réalités. Une nouvelle approche doctrinale, document CDES, 2000.
. Auteur anonyme, « Le contrôle des populations urbaines, Quels modes d’actions ? Avec quels moyens ? », Casoar, avril 2001.
. TTA 950, Manuel provisoire d’emploi des forces terrestres dans le contrôle des foules, Approuvé par lettre n°0866/ DEF/ EMAT/ BCSF/ CB du 8 août 2001.
. « La foule, pacifique ou non, représente toujours un réservoir potentiel de violence, dont l’énergie forte peut apparaître très vite et constituer un réel danger », TTA 950, op. cit.
. A ce sujet, voir Beauchard J., La puissance des foules, éditions des Presses Universitaires de France, 1985.
. La foule se définit d’abord par le nombre indéterminé des membres censés en faire parti. En cela elle est avant tout multitude et l’on sait combien le problème de la multitude (ainsi que celui, bien que différent, de la masse) est un problème éminemment politique. Sur la question du nombre et la dimension politique des foules, voir l’article de Dominique Reynié, « Théories du nombre », ainsi que celui de Jean-Pierre Chrétien-Goni, « La mise à mort des masses », dans la revue Hermès, n°2, Paris, éditions du CNRS, 1988. Dans une toute autre perspective, on peut également consulter de Hélène L’Heuillet, « ‘La dernière souveraine de l’âge moderne’ A propos de la Psychologie des foules de Gustave Le Bon », in La célibataire, printemps 2003, pp. 33- 43.
. Sur la peur des foules, voir Barrows S., Distorting mirrors, visions of the crowd in Late Nineteenth-Century France, Yale University, 1981. Traduction française sous le titre, Miroirs déformants, Paris, Aubier, 1990. Voir aussi Moscovici S., L’Age des foules, Paris, Fayard, 1981, réédité aux éditions Complexe, Bruxelles, 1991.
. Castoriadis C., L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 141.
. Sur le caractère non scientifique de la notion de foule, voir l’article de Thiec Y.,.Tréanton J.R, « La foule comme objet de science », Revue française de sociologie, 24, 1983, pp. 119-136.
. La psychologie des foules, dont le promoteur fut Gustave Le Bon, a été construite par des criminologues entre la France et l’Italie à la fin du 19ème siècle. Ces principaux auteurs ont été Tarde, Sighele, Fournial, et plus tard Freud.
. Ansart P., Idéologies, conflits et pouvoir, Paris, Presses Universitaires de France, collection Sociologie d’aujourd’hui, 1977, pp. 21-22.
. Ibid.
. Castoriadis C., « Imagination, imaginaire, réflexion », repris dans Fait et à faire, Les carrefours du labyrinthe V, collection La couleur des idées, Paris, Seuil, 1997, p. 228.
. Castoriadis C., op. cit., p. 196.
. « Les significations imaginaires sociales ne doivent pas être confondues avec les divers types de significations ou de sens à partir desquels Max Weber essayait de penser la société. (…) Les significations imaginaires sociales sont ce par quoi de telles visées subjectives, concrètes ou « moyennes », sont rendues possibles », Castoriadis C., L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 490.
. Voir les publications de Loup Francart et notamment son ouvrage, Maîtriser la violence. Une option stratégique, Paris, Economica, 1999.
. Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur de l’armée de terre, Les forces terrestres au contact des réalités. Une nouvelle approche doctrinale, document CDES.
. Se reporter au paragraphe sur La nature de la foule, sa matérialisation et son dessein dans le TTA 950, op. cit., et plus précisément p. 36.
. Le Bon G., Psychologie des foules (1895), Paris, Presses Universitaires de France, réédition de 1995.
. Voir Périès G., « Populo-politico-militaire: un mot à l’aube de la Vème République », Mots, n°55, juin 1998.
. En même temps qu’elle peut sembler « matérialiser » la population à un moment donné, la foule peut tout aussi bien « représenter » celle-ci dans les discours journalistiques ou politiques.
. Voir Francart L., Maîtriser la violence. Une option stratégique, Paris, Economica, 1999.
. La typologie des masses retenue dans le TTA 950, op. cit., reprend certaines dénominations de Canetti : tel est la cas pour les « masses de fuite ». Voir Canetti E., Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1966.
. Loup Francart, dans son ouvrage déjà cité, reprend la description des foules de Le Bon sans le citer p. 231 : « La foule se comporte alors comme une véritable entité psychologique : sous l’emprise d’émotions fortes, ses sentiments sont toujours simplistes et exagérés ; elle devient alors intolérante, irritable, susceptible, impulsive et ne supporte aucun délai entre son désir et la réalisation de celui-ci », in Francart L., Maîtriser la violence. Une option stratégique, Paris, Economica, 1999.
. Bien entendu, l’histoire de cet héritage et de sa traduction dans les pratiques et les discours politiques, policiers et militaires de manipulation et de contrôle des foules n’est certainement pas linéaire, le va et vient entre les expériences françaises et anglaises ou américaines de « crowd control » en témoignent, une telle histoire nécessiterait notamment de s’arrêter longuement sur cette étape importante pour l’armée française que fut la guerre d’Algérie.
. Dont Mussolini qui enverra une lettre félicitant Le Bon, Hitler qui s’inspirera de ses thèses pour écrire Mein Kampf, mais aussi de nombreux militaires français dont le général de Gaulle. A ce sujet, voir Moscovici S., L’Age des foules, Complexe, Bruxelles, 1991 ; et Sternhell Z., La droite révolutionnaire, Paris, Gallimard, 1997.
. Sur la réception de Gustave Le Bon dans l’armée française, voir Nye R.A., The origins of crowd psychology : Gustave Le Bon and the crisis of mass democracy in the Third Republic, Londres, Sage Publications, 1975 ; et Marpeau B., Gustave Le Bon. Parcours d’un intellectuel, Paris éditions du CNRS, 2000.
. Y compris par les phrénologues dont il reprendra les travaux pour tenter de démontrer l’inégalité des races grâce aux différentes mesures du crâne humain.
. Le Bon G., La psychologie politique et la défense sociale, Paris, Flammarion, 1910, p. 116.
. Le Bon G., ibid., p. 93. Dans sa Psychologie de l’éducation, Le Bon cite l’ouvrage du commandant d’état-major Gaucher : Etude sur la psychologie de la troupe et du commandement, et fait référence au grand-duc Constantin Constantinovich, grand maître des Ecoles militaires de Russie qui a traduit son ouvrage.
. « Elle représente le fruit d’une éducation spéciale, forcément très longue. Ses effets ne se produisent que lorsqu’elle est arrivée à ancrer certaines notions dans l’inconscient de tous les officiers d’une armée. Alors seulement, ces derniers envisagent avec une même optique mentale les situations les plus inopinées et s’y comportent, par conséquent, de façon identique », Le Bon G., Psychologie politique et défense sociale, op. cit., p. 97.
. Le Bon G., Aphorismes du temps présent, Paris, Flammarion, 1913, cet aphorisme reprend les idées que Le Bon développe dans sa Psychologie des foules, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p.14. Il ne s’agit pas d’étudier ici ces thèses qui ont fait l’objet de nombreux commentaires. A ce sujet, voir Moscovici S., L’Age des foules, Bruxelles, Complexe, 1991 ; et Marpeau B., Gustave Le Bon, Parcours d’un intellectuel, Paris, CNRS éditions, 2000.
. Le racialisme de Le Bon, théorie naturaliste et évolutionniste qui affirme l’inégalité entre les races, est sans conteste raciste envers les peuples dits « primitifs » et de façon particulièrement outrageante (et détestable) envers les Juifs. Sur l’antisémitisme de Le Bon, voir son article sur le Rôle des juifs dans la civilisation, publié dans la Revue Scientifique en 1888, et réédité par Les Amis de Gustave Le Bon, Paris, 1989.
. Tarde G., L’opinion et la foule, (1901), Paris, Presses Universitaires de France, 1989.
. On retrouve ce dualisme simpliste dans les écrits de doctrine : « Le renseignement devra porter entre autre sur ‘l’état d’esprit’ de la foule », TTA 950, op. cit., p. 74. Cette « psychologie » des foules se résume le plus souvent en une interprétation des émotions des corps des individus en foule consistant à attribuer un sentiment ou une idée commune à des personnes uniquement sur l’observation d’un comportement identique supposé « collectif ». Sur cette question, voir Mariot N., « Les formes élémentaires de l’effervescence collective ou l’état d’esprit prêté aux foules », Revue française de science politique, vol. 51, n°5, octobre 2001, p. 707-738.
. Sur les figures de l’imaginaire des foules, voir l’ouvrage de Susanna Barrows, op. cit.
. Ou « déviant » souvent associé à la figure de l’alcoolique.
. Taine H., Les origines de la France contemporaine, Paris, Hachette, 1876-74, six volumes. Ces descriptions sont largement démenties par les recherches de George Rudé. Voir Rudé G., The Crowd in the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 1959, traduction française sous le titre La foule dans la Révolution Française, Paris, Maspero, 1982.
. Repris dans l’ouvrage de Marc E. et Picard D., L’Ecole de Palo Alto, Retz, Paris, 2000, p. 101.
. TTA 950, op. cit., p. 112-113.
. Voir sous la direction d’Emmanuel-Pierre Guittet, Cercle sur les nouvelles perspectives sécuritaires dans les doctrines française, britannique et allemande, Rapport pour la Délégation aux Affaires Stratégiques, 2002.
. Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur de l’armée, op. cit.
. TTA 950, op. cit., p.35.
. Direction des Etudes et de la Prospective de l’Ecole d’Application de l’Infanterie, « L’infanterie dans le contrôle des foules », Objectif Doctrine, n°30, février 2002, p. 18.
. Rappelons que Freud prenait l’armée, avec l’église, comme exemple typique de foule secondaire dans son étude « Massenpsychologie und Ich-Analyse », traduit sous le titre « Psychologie des foules et analyse du Moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981. Voir « Nature de la foule et de l’organisation », in Enriquez E., De la horde à l’Etat, Paris, Gallimard, 1983, pp. 61-73.
Pour citer cet article
Référence papier
Cultures & Conflits n°56 (2004) pp.35-49
Référence électronique
Elwis Potier , « Imaginaire du contrôle des foules dans l’armée de terre française », Cultures & Conflits, 56, 2004, [En ligne], mis en ligne le 28 avril 2005.
URL : http://www.conflits.org/index1609.html. Consulté le 25 février 2008.
Auteur
Elwis POTIER est psychosociologue et formateur en sciences humaines.
Elwis Potier
Réflexion sur les violences extrêmes : Purifier et détruire, de Jacques Sémelin.
Texte intégral
Sémelin, J., Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, coll. « La Couleur des idées », Paris, Le Seuil, 2005.
Jacques Sémelin poursuit sa vaste exploration de la violence en menant une réflexion approfondie sur ses formes les plus extrêmes, les plus négatrices : la violence dans ce qu’elle a de plus macabre, de plus terrifiant, de plus absurde ou de proprement sidérant. L’auteur de ce grand livre oriente sa recherche vers ce qui paraît toujours plus inintelligible, l’énigme éminemment politique ainsi nommée « destructivité humaine de masse », pour comprendre les mécanismes à l’œuvre, les conditions et les processus qui aboutissent aux meurtres de masse.
Après avoir centré ses recherches sur la non-violence, initiant des travaux remarquables conduits au sein de l’Institut de recherche sur la résolution non violente des conflits[1] et précisément sur la résistance civile en Europe sous le nazisme[2], études qui ont contribué de manière décisive à porter un autre regard sur la Résistance[3], Jacques Sémelin, en historien et penseur de la Résistance civile, montre dans cet ouvrage comment se mettent en place les processus de purification et de destruction du « corps social » afin d’analyser les « usages politiques des massacres et des génocides ». Tel est le projet annoncé par le sous-titre, ce qui revient en l’occurrence à traquer, notamment dans les « passages à l’acte », ce qui précisément résiste à l’analyse.
- 1 . Publiés dans la revue Alternatives non violentes.
- 2 . Son ouvrage Sans armes face à Hitler (préfacé par Jean-Pierre Azéma, Paris, Editions Payot, (…)
- 3 . Ces différentes études ont largement contribué à ouvrir le champ des sciences politiques par (…)
Si le titre de l’ouvrage rappelle inévitablement Surveiller et Punir de Michel Foucault, ce n’est pas seulement en raison de son homophonie. Il indique de la sorte une des références dont l’enquête ici engagée, parce qu’elle vise à saisir les liens entre violence et pouvoir, est d’une certaine façon une continuation, un prolongement possible, même si elle ne reprend pas, ou si peu, les analyses de Foucault. L’auteur s’en explique d’ailleurs dès son introduction intitulée « Comprendre [4] ? » : « A l’évidence, le pouvoir politique, qui fait la matière de ce livre, n’apparaît pas de même nature que ceux des xvii e et xviii e siècles, analysés par Foucault [5] ». S’il évoque à nouveau rapidement la naissance du « bio-pouvoir » dans le dernier chapitre du livre, non sans avoir très justement relevé auparavant l’expression de « populicide » employée par Babeuf lors de la Révolution française, ces questions de « population », de « biopolitique » et de génocide, retravaillées ensuite par Foucault dans ses cours au Collège de France, ne font pas ici l’objet d’autres commentaires. Ce sont sans doute le titre évocateur et le caractère très explicite de la référence à Foucault qui peuvent parfois susciter de telles attentes.
- 4 . Sémelin J., Purifier et détruire, op. cit., pp. 15-23.
- 5 . Ibid., p. 21.
Les deux verbes, « purifier » et « détruire », désignent exactement les deux facettes du même pouvoir dont l’auteur entreprend d’analyser les manifestations à travers la comparaison des grands massacres historiques du xx e siècle, principalement la Shoah, les nettoyages ethniques de l’ex-Yougoslavie et le génocide des Tutsi au Rwanda, en élargissant, selon les problématiques traitées, à d’autres exemples comme les génocides arménien et cambodgien. Il ne s’agit donc pas d’une archéologie du génocide, ni même d’un essai au sens philosophique du terme. Cette étude, qui prend la forme d’une synthèse de plusieurs années de recherches au CNRS, ne cherche pas à faire une relecture philosophique de l’histoire, c’est d’ailleurs ce qui en fait sa qualité première. L’auteur reste clairement dans une démarche d’enquête empirique et donne au lecteur tous les éléments de méthode utiles lui permettant de vérifier ou de juger sur pièces (on se reportera profitablement à l’introduction et aux annexes).
Il s’agit bien plus d’analyser, dans une approche transdisciplinaire, les différentes formes historiques de massacres collectifs suivant une démarche comparative rigoureuse en s’appuyant sur les nombreux travaux d’historiens et confrontant les différentes lectures et interprétations. Cela tend à situer Jacques Sémelin, comme il s’en réclame lui-même, davantage dans la lignée d’historiens comme Léon Poliakov et Yves Ternon. La qualité du travail historiographique n’a d’égal que la richesse de la documentation sur laquelle se fonde le questionnement. L’ouvrage, à cet égard, fait figure d’outil de travail indispensable, qui plus est, passionnant. L’autre intérêt indéniable tient à la portée des analyses et à la compréhension qu’il donne de la complexité des phénomènes décrits, une compréhension qui doit beaucoup à la diversité des références théoriques et à la posture singulière du chercheur.
Jacques Sémelin a été psychosociologue avant d’être professeur à Sciences Po. Il en a gardé un attrait pour les approches pluridisciplinaires, ce qui l’amène à croiser les regards psychologique, psychosociologique, anthropologique, philosophique, tout en maintenant le cap d’une sociologie politique, que l’on peut, sans hésiter qualifier de compréhensive. Cela revient, outre la filiation à Weber, à faire appel à des éclairages différents « sans réduire les phénomènes sociaux à des processus psychologiques [6] ». On retrouve ainsi avec plaisir des auteurs qui ont nourri sa réflexion et jalonné ses écrits depuis son premier livre publié en 1983 Pour sortir de la violence [7] : Arendt, Freud, Bettelheim, Fornari, Milgram, etc. Dans le cinquième chapitre par exemple (« Les vertiges de l’impunité [8] »), les pages consacrées au « crime d’obéissance » reprennent les expériences de Milgram et Zimbardo avant de revenir plus longuement sur « la banalité du mal » et de revisiter les thèses d’Arendt. Cette ouverture pluridisciplinaire stimule la réflexion critique et permet de rendre compte des convergences et des divergences entre les différentes approches, d’autant que l’auteur, méfiant vis-à-vis du jargon et de l’enflure verbale, se garde bien de glisser vers une « esthétique de l’horreur [9]» et parvient à exprimer les différents points de vue, y compris le sien, dans un style simple et précis.
- 6 . p. 286.
- 7 . Sémelin J., Pour sortir de la violence, Paris, Les Editions ouvrières, 1983.
- 8 . Sémelin J., Purifier et détruire, op. cit., pp. 285-364.
- 9 . Ibid., p. 22.
Les noms de psychologues, de philosophes et autres écrivains viennent naturellement compléter l’impressionnante liste des historiens, sociologues ou politistes de divers horizons qui alimentent la réflexion tout au long de l’ouvrage. L’étendue de l’investigation, par cette pluralité des approches et des thématiques, peut poser la question des limites de son champ, autrement dit, de la dispersion, mais il n’en est rien : la complexité de « l’abîme génocidaire » nécessite une telle démarche. C’est davantage l’objet même de cette recherche qui pose inévitablement problème, à commencer par les termes choisis et les notions qui le désignent. Jacques Sémelin en est pleinement conscient et décide de s’en tenir au terme de « massacre », terme qu’il qualifie paradoxalement de « minimal » et qu’il propose de définir en tant que « forme d’action le plus souvent collective de destruction de non-combattants [10] ». La question du génocide est renvoyée en fin d’ouvrage et fait l’objet d’une analyse critique de ses usages et instrumentalisations, depuis son invention par Raphael Lemkin en 1944 et la définition du crime de génocide par la Convention de l’ONU en 1948, qui a marqué les premières études en sciences sociales sur le sujet. Cette clarification ne pourra se faire sans revenir sur la notion de massacre collectif, et sans reprendre les débats sur l’emploi du terme « Holocaust » et de l’expression « nettoyage ethnique ». Le parti pris de Sémelin veut donc que l’analyse de ces « usages politiques » ne puisse se faire qu’après avoir enquêté sur les processus qui aboutissent aux massacres. Cette mise à distance à laquelle correspond le report du travail sur la définition de l’objet d’étude répond bien de la démarche empruntée par le chercheur soucieux d’adopter une juste posture face à cet objet difficile, s’il en est. Ce qu’il nomme « l’abîme génocidaire » est en effet un objet massif (c’est cet aspect qui est le premier discriminant), sidérant, « hideux », qui oblige à une distance critique y compris envers les mots eux-mêmes, mots par lesquels le fantasme se mêle à la réalité.
La construction de l’ouvrage est donc remarquable à plus d’un titre. Chaque chapitre s’ouvre sur un éclairage particulier, un nouvel angle d’analyse, qui prolonge le précédent et renouvelle le questionnement. L’auteur nous convie ainsi à plusieurs temps d’analyse qui sont autant de niveaux d’interprétation, dans l’articulation desquels progresse une réelle compréhension du phénomène génocidaire. Il serait donc vain, on l’aura compris, de vouloir résumer une telle somme, tout au plus pouvons-nous donner quelques indications afin de rendre une idée de l’ensemble et nous interroger sur quelques points.
Le fil rouge qui dessine le parcours emprunté par l’auteur pour affronter la question du pouvoir de destruction est le passage à l’acte, « mouvement de bascule du fantasme à l’action [11] ». Ce « moment » décisif semble insaisissable puisqu’il n’y a pas « un » acte ou « une » décision comme il ne peut y avoir « une seule » cause. Il sera alors appréhendé comme « processus de bascule, complexe, imbriquant des dynamiques collectives et individuelles, de nature politique, sociale, psychologique, etc. [12] ».
- 11 . Ibid., p. 39
- 12 . Ibid., p. 16
Le premier chapitre[13] s’ouvre naturellement sur une revue critique des théories qui privilégient un seul facteur, qu’il soit économique, culturel, démographique ou psychologique. Cette mise au point est d’emblée nécessaire tant les explications hâtives sont légion, comme l’interprétation très courue qui voudrait que la violence politique et les massacres collectifs traduisent une dilution[14] du politique, celle des institutions et des Etats-nations. Sémelin rappelle à juste titre qu’« écrire l’histoire, c’est ouvrir le champ des possibles, en se méfiant de toute interprétation causale simpliste et déterministe du passé [15] ». L’enchevêtrement des causes est certainement plus pertinent mais l’accumulation des « causes » possibles ne peut faire l’économie des significations de la situation pour les acteurs impliqués. « Pour vivre, les hommes ont besoin de donner du sens à leur existence. Pour tuer, il en est de même. Ce tremplin mental vers le meurtre de masse repose sur les interactions constantes entre imaginaire et réel, à travers lesquelles toute limite est abolie [16] ».
- 13 . Ibid., pp. 25-74
- 14 . Ne confondons pas « dilution » et « délitement », Sémelin est convaincu qu’ « aucu (…)
- 15 . Ibid., p. 87.
- 16 . Ibid., p. 287.
Ces considérations sur les significations sociales amènent l’auteur à souligner la puissance de l’imaginaire, un imaginaire finement analysé à travers les thèmes de l’identité, de la pureté et de la sécurité, dans ses rapports à l’idéologie qui le relie au réel. Cette dynamique se traduit par le passage de l’angoisse collective à la peur intense à l’égard d’un ennemi, peur qui va pouvoir faire l’objet de manipulations. Après avoir décrit l’imaginaire de toute puissance et de destruction et la logique identitaire justement résumée par la formule « détruire le “eux” pour sauver le “ nous” [17]», Sémelin s’attarde, dans le deuxième chapitre[18], sur l’intention à partir de laquelle se construit le « discours incendiaire » et « la violence sacrificielle ». L’analyse porte sur la nature du discours, les conditions de son élaboration et de sa légitimation, notamment par la convergence des registres intellectuel, politique, religieux et social. Le chapitre suivant sur le « contexte international, guerre et médias[19] » se tourne vers les facteurs externes aux pays pour comprendre comment s’effectue la « transformation du processus de violence en acte de guerre ». Le quatrième chapitre sur « les dynamiques du meurtre de masse[20] » est une description des « pratiques collectives » de massacre et des différents modes d’adhésion, sinon de participation, de la société. Le rôle déterminant des acteurs étatiques et para-étatiques est alors replacé dans sa juste mesure.
- 17 . Ibid., p. 70.
- 18 . Ibid., pp. 75-133.
- 19 . Ibid., pp. 135-200.
- 20 . Ibid., pp. 201-284.
Insistons au passage sur un point crucial : il est nécessaire, et même salutaire, de rappeler, comme le fait Sémelin, qu’il n’y a pas de violence « spontanée » des masses[21] comme il n’y a pas de « passivité » absolue des populations[22]. La fin de cette partie dresse un tableau à la fois édifiant et contrasté des « morphologies de la violence extrême » et des types de destruction qui s’achève par la question fondamentale et critique à nos yeux de « l’autonomisation [23]» du meurtre de masse. Voilà quelques unes des nombreuses idées qui ne manqueront pas d’éveiller la conscience. De même que nous nous abstenons de rentrer dans les faits historiques qui n’ont d’intérêt que remis en perspective, ce survol très rapide du « cœur » de l’ouvrage n’a pour but que de renvoyer au « corps » du texte en espérant donner envie de le lire.
- 21 . Ibid., p. 203.
- 22 . Ibid., p. 267.
- 23 . Ibid., p. 284.
La partie sur « les vertiges de l’impunité » est l’occasion pour Sémelin de centrer l’analyse sur le « moment », le « noyau dur » du passage à l’acte, et d’aller, en quelque sorte, au bout de son raisonnement. Au fil des pages de cet avant-dernier chapitre, en suivant les interrogations et les considérations sur la rationalité et le délire, puis sur la « jouissance de la cruauté », on arrive dans une « zone grise [24] » qui semble aboutir à une impasse, à moins que ce ne soit le signe de notre libre arbitre.
- 24 . Expression de Primo Levi, dans Les Naufragés et les Rescapés. Quarante ans après Auschwitz, (…)
Le dernier chapitre, synthèse sur les « usages politiques des massacres », est à part. Il est en partie consacré, nous l’avons dit, à une réflexion sur la notion de génocide en lien avec d’autres notions proches. A ce propos, la perspective que donne l’auteur du « nettoyage ethnique » est détonante et nous paraît viser juste : le « nettoyage ethnique », apparaît selon lui, comme « une nouvelle forme d’ingénierie sociale qui consiste […] à découper le peuple rebelle [25] ». Mais on peut, en revanche, s’interroger sur la place qu’il donne par la suite au terrorisme et sur l’intérêt d’engager en toute fin de volume une réflexion sur cette question. Les cas historiques évoqués – et le 11 septembre 2001 y prend, bien évidemment, toute sa place – n’ont que peu de rapport avec les cas de génocides précédemment cités. Bien sûr, on peut considérer que les actes terroristes, ou désignés comme tels, provoquent des massacres mais peut-on, pour autant, rester sur une définition « minimale » pour justifier toute comparaison ? L’auteur, bien entendu, discute de l’usage du terme et cite les chercheurs qui font autorité en la matière[26], mais il ne suit manifestement pas les avertissements de Didier Bigo pour qui « ce n’est pas un concept utilisable par les sciences sociales et la stratégie [27] », et préfère s’en remettre aux conceptions d’Isabelle Sommier (la « violence totale [28]»), chez qui il trouve la justification de ce rapprochement avec le génocide. Il faut dire que ce dernier chapitre est également en grande partie consacré à la typologie que Sémelin a conçue au terme de sa recherche. Il distingue trois types de logiques politiques des massacres que sont la soumission, l’éradication et l’insurrection. Il se trouve que le terrorisme constitue la principale illustration de la logique insurrectionnelle. Peut-on expliquer avec les mêmes concepts la violence génocidaire et la violence terroriste ? Des massacres peuvent, certes, participer d’une logique d’insurrection, mais faut-il toujours parler de « massacres de masse » ? Peut-être ne s’agit-il plus de la même « masse », non plus des mêmes « massacres » ni de la même « destruction ».
- 25 . p. 403.
- 26 . pp.416-419.
- 27 . Bigo D., « L’impossible cartographie du terrorisme », Cultures & Conflits, automne (…)
- 28 . Voir Sommier I., Le Terrorisme, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 2000.
La conclusion ouvre des pistes intéressantes pour apporter des réponses concrètes aux problèmes soulevés. Soucieux de mener des recherches utiles, et fidèle à une éthique de la responsabilité, Jacques Sémelin propose des axes de travail prometteurs tant sur le plan des sciences sociales que sur celui de l’action internationale.
Notes
. Publiés dans la revue Alternatives non violentes.
. Son ouvrage Sans armes face à Hitler (préfacé par Jean-Pierre Azéma, Paris, Editions Payot, 1989), né d’une interrogation « de nature éthique et stratégique », a fait date sur la question.
. Ces différentes études ont largement contribué à ouvrir le champ des sciences politiques par l’élaboration de nouvelles notions telles la « dissuasion civile » et la constitution de ce qu’il conviendrait d’appeler un « répertoire » des actions non violentes.
. Sémelin J., Purifier et détruire, op. cit., pp. 15-23.
. Ibid., p. 21.
. p. 286.
. Sémelin J., Pour sortir de la violence, Paris, Les Editions ouvrières, 1983.
. Sémelin J., Purifier et détruire, op. cit., pp. 285-364.
. Ibid., p. 22.
. Ibid., p. 19.
. Ibid., p. 39
. Ibid., p. 16
. Ibid., pp. 25-74
. Ne confondons pas « dilution » et « délitement », Sémelin est convaincu qu’ « aucune société n’est à l’abri de tels processus dès lors qu’elle commence à se déliter » (Ibid., p. 25).
. Ibid., p. 87.
. Ibid., p. 287.
. Ibid., p. 70.
. Ibid., pp. 75-133.
. Ibid., pp. 135-200.
. Ibid., pp. 201-284.
. Ibid., p. 203.
. Ibid., p. 267.
. Ibid., p. 284.
. Expression de Primo Levi, dans Les Naufragés et les Rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989.
. p. 403.
. pp.416-419.
. Bigo D., « L’impossible cartographie du terrorisme », Cultures & Conflits, automne 2001.
. Voir Sommier I., Le Terrorisme, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 2000.
Pour citer cet article
Référence papier
Cultures & Conflits n°61 (2006) pp.165-172
Référence électronique
Elwis Potier , « Réflexion sur les violences extrêmes : Purifier et détruire, de Jacques Sémelin. », Cultures & Conflits, 61, 2006, [En ligne], mis en ligne le 17 mai 2006.
URL : http://www.conflits.org/index2044.html. Consulté le 25 février 2008.
Auteur
Elwis Potier est psychosociologue, auteur de l’article « L’imaginaire du contrôle des foules dans l’armée de terre française », Cultures & Conflits n°56, hiver 2004.
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