La mission civilisatrice (Première partie),
Généalogie de l’idée coloniale
Par Dino Costantini, 7 septembre
Introduction
Dino Costantini propose dans le texte qui suit de revenir sur le lien ambigu qu’ont entretenu la théorie des droits de l’homme et le pouvoir colonial. Il montre comment la question coloniale a influencé en profondeur la construction de l’identité politique française, comment la République française a régulièrement violé dans ses colonies les principes démocratiques et humanistes dont elle se réclamait dans sa patrie, et comment, grâce à l’idée de « mission civilisatrice », elle a progressivement transformé ces principes en un instrument de justification de la domination. Ce texte est extrait du livre Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française [1], que nous recommandons vivement.
Article
« Pourquoi donc suis-je ici ? Ai-je le droit d’y rester et d’y parler en maître ? L’acte de conquête qui m’a fait place en ce lieu n’est-il pas, en vérité, un acte de spoliation qui laisse une marque de tare originelle sur toute chose que j’accomplis ? Citoyen de la France républicaine, fils du pays qui fut le héraut de la justice, du pays qui, pendant un demi-siècle, ne cessa de protester contre la violation du droit commise sur lui en 1871, ne suis-je pas ici l’instrument de la force contre le droit d’autrui, et quelque sacré que me soit l’intérêt de ma Patrie, puis-je effacer devant lui la pensée qu’au regard de la morale supérieure cet intérêt n’a pas de fondement légitime ? »
Albert Sarraut, Grandeur et servitude coloniales
Jules Harmand, dans un classique de la littérature coloniale du début du XXe siècle intitulé Domination et colonisation, soutient que le phénomène historique du colonialisme moderne possède une base biologique ou sociobiologique qui le place dans la continuité d’une série de phénomènes observables dans les règnes végétal et animal. Jules Harmand construit sa thèse autour de l’usage que la langue fait du terme « colonisation ». En français, il peut désigner l’établissement d’un groupe biologique dans un lieu diffèrent de son lieu d’origine. Un groupe animal qui trouve refuge dans un lieu différent de celui qui l’a vu naître est en effet défini, comme une « colonie ». En biologie cellulaire, une colonie de micro-organismes désigne un ensemble de bactéries réunies pour former un individu de niveau supérieur.
Le terme « coloniser » renvoie alors à la multiplication et à l’installation de groupes de bactéries dans plusieurs parties du corps. Dans cette optique, la « colonisation » apparaît comme un phénomène naturel de dislocation et de prolifération des organismes vivants, exprimant le besoin de conservation et d’expansion uniformément partagé par toutes les espèces.
« Le besoin d’expansion se rencontre partout dans la nature. Il se montre si intimement lié aux instincts départis à tous les êtres que l’on peut y voir une des manifestations essentielles de la vie [2]. »
Le besoin d’expansion se concrétise à travers des stratégies de dissémination diversifiées, par lesquelles les différentes espèces poursuivent le même objectif : la conservation par l’extension des espaces occupés. Cette interprétation du colonialisme puisant dans la biologie rend superflue toute justification. Dans les règnes animal et végétal, la capacité de coloniser révèle la vitalité relative de chaque espèce. Il en va de même dans les sociétés humaines. Toutes tendent à l’expansion, mais seules les plus fortes, les plus vives, les plus adaptées à la vie la réalisent. L’expansion peut prendre des aspects violents et engendrer la destruction de sociétés moins vives, mais elle ne peut être condamnée pour autant ; par l’expansion s’accomplit en effet la sélection des énergies meilleures de l’espèce humaine, qui améliore ainsi ses chances de survie.
Le phénomène historique du colonialisme trouve sa raison d’être dans cette loi de la nature, nécessaire et éternelle, qui pousse les espèces les plus fortes à augmenter leur espace vital au détriment des espèces les plus faibles. Pour Jules Harmand, la domination occidentale du monde ne nécessite donc aucune justification au-delà de sa propre existence. Le colonialisme, qui dépend d’un instinct naturel, recèle son bon droit : si l’Occident domine le monde c’est parce que les populations qui l’habitent sont naturellement adaptées à le faire.
La théorie de Jules Harmand évoque de près les Principes de colonisation et de législation coloniale d’Arthur Girault, publiés pour la première fois à Paris en 1895. Ce livre remporta un grand succès, devenant un véritable classique de la littérature coloniale, et participa à la formation de générations de fonctionnaires. Selon Olivier Le Cour Grandmaison, le livre de Arthur Girault représente une synthèse accomplie des connaissances de l’époque :
« Ici, c’est l’absence d’originalité du texte qui fait pour nous son intérêt majeur en ce qu’il révèle, de façon sans doute assez fidèle, l’état des savoirs en cette fin de siècle et celui de leur diffusion au sein de la société par un universitaire dont l’ouvrage, devenu un classique, a été plusieurs fois réédité [3]. »
Dans l’édition de 1895, Arthur Girault s’inspire directement de l’évolutionnisme social de Spencer :
« C’est une loi générale non seulement à l’espèce humaine, mais à tous les êtres vivants, que les individus les moins bien doués disparaissent devant les mieux doués. L’extinction progressive des races inférieures devant les races civilisées ou, si l’on ne veut pas de ces mots, cet écrasement des faibles par les forts est la condition même du progrès [4]. »
Le point de vue d’Arthur Girault trouve dans l’évolutionnisme la clé pour résoudre scientifiquement les dilemmes moraux soulevés par la conquête coloniale :
« Sans doute, il faut plaindre les sauvages détruits par les Blancs, mais est-ce que tout progrès n’entraîne pas des souffrances, avec lui ? Seulement les souffrances sont passagères et le progrès est définitif. Voyez l’Australie : là où quelques milliers de sauvages végétaient misérablement, plusieurs millions d’Anglo-Saxons vivent dans l’abondance. Les nouveaux Australiens ont plus de bien-être que les anciens, ils sont plus civilisés et plus éclairés. Le résultat définitif est donc bon [5]. »
La théorie de l’évolutionnisme social, bien qu’encore influente dans les milieux coloniaux français des années 1930, ne satisfait pas le besoin de moralité incarné par les défenseurs du « nouveau discours colonial ». La pleine continuité proposée par Arthur Girault et Jules Harmand entre fait colonial et fait biologique présente le colonialisme comme un fait naturel, mais n’en cache pas le caractère tendanciellement violent.
Dans cette mesure, cette théorie n’est pas adaptée pour incarner les nouvelles stratégies de légitimation que les milieux coloniaux perçoivent comme nécessaires, des stratégies ne se contentant pas de revendiquer la nécessité du fait colonial, mais entendant argumenter en faveur de son bon droit. Cette nécessité s’exprime dans le curieux destin du livre d’Arthur Girault à travers ses éditions successives. Republié en 1943 sous la forme d’une édition revue et condensée par Maurice Besson, sous-directeur au ministère des Colonies et directeur de l’Agence économique des colonies françaises, le texte d’Arthur Girault est significativement épuré de toute référence à l’évolutionnisme social, et devient le véhicule de la nouvelle doctrine officielle de la colonisation.
Cette nouvelle version représente ainsi la volonté de renouvellement que les milieux coloniaux se sont appropriée durant ces années, une volonté qui passe par l’abandon de l’analogie biologique et vise à la progressive moralisation des arguments coloniaux.
L’un des partisans de la moralisation est Georges Hardy, historien, géographe et sociologue, également recteur de l’académie d’Alger pendant dix ans et directeur honoraire de l’École coloniale. Selon lui, insister sur le caractère naturel de la colonisation risque d’empêcher de saisir la spécificité de la colonisation contemporaine. Ce qui compte pour comprendre le phénomène historique de la colonisation n’est pas ce qui ce qui le lie à la colonisation végétale et animale, mais ce qui l’en sépare toujours plus. Pour comprendre la spécificité de la colonisation contemporaine, Hardy conseille de
« ne pas confondre la colonisation avec les différents modes de l’expansion ou de la dissémination primitive : invasion, migration, refoulement, conquête [6] ».
Le simple transfert spatial d’une population – qu’il soit volontaire ou forcé, comme dans le cas du « refoulement » – ne produit pas en soi du colonial, mais correspond à un mécanisme instinctif que les groupes humains partagent avec les lichens et les fourmis. La colonisation en tant que phénomène historique, pour autant qu’elle puisse s’appuyer sur un instinct partagé par l’homme et tous les autres êtres vivants, est le fruit de l’évolution de cet instinct, une évolution qui en modifie la nature et rend inadéquat à sa compréhension tout réductionnisme de type biologique.
La colonisation du XXe siècle ne peut donc pas être comprise comme la réplique, à l’intérieur des communautés humaines, de mécanismes naturels partagés par une myriade d’autres formes de vie. Elle ne peut pas être réduite au naturel, et tendanciellement violent, besoin d’expansion de tous les êtres vivants. L’émigration est une forme primitive de colonisation, une forme qui reste en deçà du seuil de la conscience, car elle ne représente pas un choix délibéré et partagé, un acte de conscience s’inscrivant dans une politique constructive. La colonisation contemporaine relève en revanche de l’acte conscient : elle est à l’expansion « naturelle » ou « primitive » ce qu’est l’action consciente à l’instinct et à l’inconscience.
Mais que doit-on entendre exactement par colonisation consciente ? Ou plutôt, de quelle façon la colonisation contemporaine s’éloigne-t-elle des modes primitifs de l’expansion, de la dissémination et de la conquête ?
La colonisation consciente est la forme que prend l’instinct d’expansion au terme d’un long processus évolutif par lequel les formes primitives de la dissémination – liées au besoin naturel de diffusion et de conservation des espèces – sont complètement transcendées. Dans la colonisation consciente, l’instinct naturel d’expansion se transforme en un acte délibéré et rationnel, l’action consciente d’une communauté politique réflexive, comme cela apparaissait déjà clairement à Arthur Girault :
« La colonisation […] est un fait voulu, raisonné, propre aux seuls peuples civilisés [7]. »
D’un acte semblable – conscient, car il relève à la fois de la volonté et de la raison, et politique parce que propre à un groupe et non à un individu – aucune espèce végétale ou animale n’a jamais été capable. Et, même à l’intérieur de l’espèce humaine, seuls les peuples les plus évolués peuvent devenir les sujets de pareille action. Georges Hardy parle d’expansion « civilisée [8] » pour définir une entreprise qui, selon lui, n’est plus le fait de la nature instinctive ou animale de l’homme pour devenir au contraire le patrimoine exclusif des « représentants les plus robustes et les plus éclairés [9] » de l’espèce, des seuls « peuples civilisés ».
C’est là que la colonisation se distingue de l’invasion et de la conquête. Selon Joseph Folliet, docteur en philosophie thomiste, et défenseur d’une justification du colonialisme construite à partir des instruments du droit naturel, la colonisation est un « mode particulier des relations internationales », qui, réduit à sa plus simple expression, « consiste dans l’action autoritaire d’un peuple sur un autre peuple [10] ». Celle-ci se distingue toutefois de la simple « annexion » pour deux raisons :
« [d’une part, en ce que] les deux peuples demeurent distincts et ne s’incorporent pas dans une même entité nationale, d’autre part en ce que l’un des peuples, supposé de civilisation plus parfaite, entend amener l’autre à un niveau matériellement et moralement supérieur [11]. »
La colonisation est donc un acte politique rationnel, différant essentiellement de la conquête parce qu’il n’a pas pour but l’intégration du peuple conquis mais sa progressive « civilisation ».
Deuxième partie : Coloniser, civiliser
Post-scriptum
Ce texte est extrait du livre Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, publié par Dino Costantini aux Éditions La Découverte.
Textes de Dino Costantini
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Notes
[1] Publié aux Éditions La Découverte en février 2008
[2] J. HARMAND, Domination et colonisation, Flammarion, Paris, 1910, cité dans G. HARDY, La Politique coloniale et le partage de la terre aux XIXe et XXe siècles, Albin Michel, Paris, 1937, p. 3.
[3] O. LE COUR GRANDMAISON, Coloniser exterminer, op. cit., p. 130.
[4] A. GIRAULT, Principes de législation coloniale, Larose, Paris, 1895, p. 31, cité dans O. LE COUR GRANDMAISON, Coloniser exterminer, op. cit., p. 130.
[5] Ibidem.
[6] G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 9.
[7] A. GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale. Les colonies françaises avant et depuis 1815. Notions historiques, administratives, juridiques, économiques et financières (6e édition entièrement revue et condensée par Maurice Besson), Sirey, Paris, 1943, p. 24. C’est à cette édition du texte, considérée comme une expression significative du nouveau discours colonial, que l’on fera désormais référence.
[8] G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 4.
[9] Ibidem, p. 13.
[10] J. FOLLIET, Morale internationale, Paris, Bloud et Gay, 1935, p. 48. Le livre replace dans le contexte global des relations internationales les arguments que J. Folliet avait développés plus longuement dans Le Droit de colonisation : étude de morale sociale et internationale, Bloud et Gay, Paris, 1930.
[11] Ibidem, p. 48.
La mission civilisatrice (Deuxième partie), Colonisation e(s)t civilisation
Par Dino Costantini, 9 septembre
Introduction
Pour que le terme de « colonisation » en arrive à la signification qu’il prend au début du vingtième siècle, il faut que soit postulée l’existence de populations pleinement évoluées et capables de se faire les sujets conscients d’une expansion civilisée. Pour mieux saisir le sens de la colonisation en tant qu’expansion civilisée, revenons à la définition du mot « civilisation ».
Article
Première partie : Généalogie de l’idée coloniale
Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, dirigé par André Lalande et édité à Paris pour la première fois en 1926, en recense deux acceptions jusque dans sa dixième édition (1968). Dans la première, « civilisation » se confond avec « culture » :
« A. Une civilisation est un ensemble complexe de phénomènes sociaux, de nature transmissible, présentant un caractère religieux, moral, esthétique, technique ou scientifique, et communs à toutes les parties d’une vaste société, ou à plusieurs sociétés en relations : “La civilisation chinoise ; la civilisation méditerranéenne [1] ».
Cette définition renvoie à celle, classique, de Tylor qui, dans Primitive Culture en 1871, avait rapproché en ces termes culture et civilisation :
« Le mot culture, ou civilisation, pris dans son sens ethnographique le plus étendu, désigne ce tout complexe comprenant à la fois les sciences, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes et les autres facultés et habitudes acquises par l’homme dans l’état social [2]. »
Dans cette optique, la civilisation occidentale ne représente que l’une des nombreuses et diverses civilisations ou cultures peuplant le globe terrestre et faisant sa pluralité et sa richesse. Chacune de ces sociétés, de ces cultures a donc une civilisation, c’est-à-dire un mode caractéristique d’organiser matériellement et symboliquement sa vie collective.
La seconde acception du mot, plus restreinte, a une dimension absolue ; c’est évidemment celle qu’ont en tête Georges Hardy et Arthur Girault lorsqu’ils pensent à la colonisation comme l’œuvre des seuls peuples civilisés :
« B. La civilisation (opposée à l’état sauvage ou à la barbarie) est l’ensemble des caractères communs aux civilisations (au sens A) jugées les plus hautes, c’est-à-dire pratiquement celle de l’Europe et des pays qui l’ont adoptée dans ses traits essentiels. […] Le mot, en ce sens, présente un caractère nettement appréciatif : les peuples “civilisés” s’opposent aux peuples sauvages ou barbares, moins par tel ou tel trait défini que pour la supériorité de leur science et de leur technique, et pour le caractère rationnel de leur organisation sociale [3]. »
Cette seconde définition fait de « civilisation » un concept excluant : il exclut que toutes les cultures soient des civilisations.Dans cette perspective, Joseph Folliet peut dénoncer l’existence de peuples totalement privés de « civilisation » :
« Le concret présente des civilisations, les unes au sens plein du mot, qui se rapprochent plus ou moins de la civilisation, les autres, au sens large, qui s’en éloignent plus ou moins. Enfin, on peut envisager l’hypothèse de peuples si misérables et si dénués qu’on doive refuser de leur appliquer le terme de civilisation [4]. »
Le terme utilisé au singulier contient donc implicitement l’idée d’une hiérarchie entre les différentes civilisations ou cultures, construite à partir de la distance qui les séparent de la définition absolue. Cela signifie que, pour reprendre encore une fois les mots de Joseph Folliet,
« les civilisations données sont inégales, se hiérarchisent entre elles selon qu’elles reflètent purement la civilisation [5]. »
Seuls les pays les plus avancés, ceux scientifiquement et techniquement plus développés, organisés socialement de la façon la plus rationnelle, en pratique, seuls les États occidentaux – ou ceux qui ont adopté les « traits essentiels » de l’Occident, parmi lesquels la capacité de se faire l’acteur d’une expansion de type colonial est certainement décisive – participent, selon cette définition, de la véritable civilisation et peuvent donc se dire civilisés.
Seuls les pays occidentaux doivent ainsi être pensés comme capables de colonisation en tant qu’expansion civilisée. Ils détiennent donc le monopole à la fois de la civilisation et de la colonisation. Selon Arthur Girault, la capacité de coloniser est en effet le signe distinctif permettant de reconnaître les sociétés humaines les plus accomplies :
« Il semble que les nations supérieures en civilisation ont colonisé comme poussées par une force naturelle [6]. »
Le fait que les pays occidentaux soient les seuls à être historiquement capables de « colonisation » fonctionne comme une confirmation du fait que la civilisation occidentale est la plus avancée, ou même qu’elle représente la seule civilisation digne de ce nom car seule capable d’expansion civilisée. La définition de ces concepts présente une circularité évidente, qui démontre comment les thèses de base de la pensée coloniale ont pénétré en profondeur notre vocabulaire.
Le concept de civilisation ne peut être épuisé seulement en relevant son caractère excluant. La définition absolue rapportée ici a le défaut de faire apparaître la civilisation comme un état plutôt qu’un processus. Elle ne dit rien du rapport entre les peuples civilisés et les peuples sauvages ou barbares, qui représente l’objet de la relation coloniale. Elle ne nous aide donc pas à comprendre le lien que la « colonisation » en tant que « civilisation » pose d’emblée entre ces deux termes, à savoir la pleine équivalence entre « colonisation » et « civilisation ».
Dans la tentative d’aborder cette équivalence problématique, il n’est pas inutile de se reporter à la brève étude que le linguiste Émile Benveniste consacre à la genèse du terme civilisation dans ses Problèmes de linguistique générale. « Civilisation » lui apparaît comme l’« un des termes les plus importants de notre lexique moderne […] un de ces mots qui inculquent une vision nouvelle du monde [7] ».
Le mot apparaît vers la moitié du XVIIIe siècle, plus ou moins en même temps en Angleterre et en France. En 1732, son seul usage connu relève du droit, désignant « un acte de justice, ou un jugement qui rend civil un procès criminel » ; l’usage moderne, dans lequel il devient synonyme de « passage à l’état civilisé », est plus tardif [8].
Le premier texte public dans lequel on le trouve est le Traité de la population de Mirabeau en 1756. Il s’agit, selon Benveniste, d’une recension curieusement tardive car depuis longtemps « civiliser » et « civilisé » étaient employés couramment. Le linguiste explique ce retard par :
« la nouveauté même de la notion et les changements qu’elle impliquait dans la conception traditionnelle de l’homme et de la société. De la barbarie originelle à la condition présente de l’homme en société, on découvrait une gradation universelle, un lent procès d’éducation et d’affinement, pour tout dire un progrès constant dans l’ordre de ce que la civilité, terme statique, ne suffisait plus à exprimer et qu’il fallait bien appeler la civilisation pour en définir ensemble le sens et la continuité. Ce n’était pas seulement une vue historique de la société : c’était aussi une interprétation optimiste et résolument non théologique de son évolution qui s’affirmait [9]. »
Comme le souligne Benveniste, le terme de « civilisation » a un sens dynamique. Il ne se limite pas à décrire un état – comme le faisait déjà efficacement « civilité » et comme le fait la définition absolue que nous venons d’exposer –, mais fait allusion à un processus, à un déroulement historique orienté vers la réalisation d’un but. C’est ainsi que le terme est compris par exemple par Guizot dans son Histoire générale de la civilisation en Europe publiée en 1838 :
« L’idée du progrès, du développement, me paraît être l’idée fondamentale contenue sous le mot “civilisation” [10] ».
« Civilisation » relève donc d’une philosophie optimiste et progressiste, qui considère l’histoire universelle selon un schéma pseudo-évolutioniste [11], à l’intérieur duquel l’homme progresse, de la barbarie et du primitivisme des origines vers la plénitude de la civilité. La suite de la définition de « civilisation » dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie nous aide à préciser le caractère de ce processus :
« Civilisation, ainsi entendu, implique aussi, dans une assez large mesure, l’idée que l’humanité tend à devenir plus une et plus semblable dans ses différentes parties : “L’histoire nous montre la civilisation s’étendant peu à peu à tous les pays et à tous les peuples” [12]. »
L’évolution du monde vers la civilisation est un processus de progressive unification ou simplification du monde, d’extension de la civilisation à la totalité planétaire. Le terme de « civilisation » ne fait donc pas seulement allusion à l’existence de sociétés culturellement supérieures, mais aussi à la nécessité d’étendre progressivement leurs habitudes culturelles, morales, politiques, religieuses, scientifiques à l’ensemble du genre humain.
La colonisation en tant qu’expansion civilisée est l’acte politique par lequel un peuple évolué prend en charge la civilisation du monde. Selon Georges Hardy, la colonisation est :
« avant tout le principal organe de transmission des acquisitions de l’esprit humain aux parties de la planète que leur situation géographique ou leur volonté d’isolement tenaient à l’écart des courants de civilisation [13]. »
Il s’agit d’une définition lourde d’implications que nous allons tâcher éclaircir.
Tout d’abord, il convient de souligner le fait que définir le processus de colonisation comme équivalent à un processus de civilisation signifie produire, par une simple définition, une première et complète justification de l’entreprise coloniale, une justification qui non seulement peut être posée comme congruente avec l’universalisme dont la France se vante, mais peut s’appuyer sur lui pour affirmer sa propre nécessité.
Si l’universalisme républicain représente en effet, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la quintessence de la civilisation française [14], c’est seulement en référence à la tradition universaliste et républicaine que l’on peut comprendre correctement l’équation posée par la pensée coloniale entre civilisation et colonisation.
Selon Raymond Betts, cette équation constitue le produit le plus spécifique du discours colonial français :
« Aucune théorie coloniale n’a accentué l’idée d’une mission civilisatrice comme l’ont fait les Français en posant la nation comme réformatrice de sociétés elles-mêmes incapables de tout changement significatif [15]. »
La colonisation en tant qu’instrument de la civilisation du monde se présente donc, par définition, comme l’instrument de la diffusion des valeurs universelles typiques de la tradition française au monde entier. Ainsi défini, le colonialisme français apparaît, non seulement être juste, mais être un devoir : en effet si l’on veut croire en la vocation universaliste de la France – si l’on veut penser que la tradition républicaine compose une part décisive de ce qui se définit comme la civilisation française – l’équivalence entre civilisation et colonisation ici proposée montre que le colonialisme s’estime non seulement congruent avec la vocation à l’universel du pays, mais un instrument fondamental de sa réalisation.
Selon Albert Sarraut [16], le représentant le plus important du « parti colonial », et l’un des théoriciens les plus subtils du colonialisme, seule la disposition à l’universel de la France peut expliquer de façon adéquate la spécificité de la « vocation coloniale française » :
« Le Français est altruiste, son génie a le goût de l’universel, son humanisme, son sens du bien et du bon, son esprit d’équité fomentent les conceptions altruistes qui débordent le cadre national pour étendre sur l’humanité entière un rêve de justice, de solidarité, de bonté fraternelles [17]. »
La nature spécifique du génie français impose à la France, plus fortement qu’aux autres nations européennes, le caractère moral de l’entreprise coloniale. Sa mission est celle les « lumières » de la civilisation française, afin d’« éclairer les chemins où trébuchent douloureusement les races moins fortunées que la sienne [18] ». La colonisation prend pour la France l’aspect d’un devoir envers l’humanité, à accomplir dans le respect de notions comme les droits de l’homme, qui imposent de sévères restrictions à la liberté de l’action colonisatrice, au point que le colonisateur français risque de devenir…
« tout autant l’esclave que le maître de sa conquête [19] » !
Dans son rapport aux colonies, la France, dupée par ses propres mythes fondateurs, risque de se retrouver emprisonnée dans le carcan de la démocratie et du droit républicain. Et pourtant, elle ne peut, selon A. Sarraut, « avoir deux visages, celui de la liberté, tourné vers la métropole, celui de la tyrannie, tendu vers ses colonies [20] ». Elle ne peut en somme, hors des frontières de l’Hexagone, abdiquer son propre génie, sa propre « mission humaine, qui est d’agir dans le droit et pour le droit » : ses devoirs coloniaux sont aussi impérieux que ses droits sont légitimes [21].
Une thèse analogue est soutenue par Albert Bayet (universitaire) et Maurice Viollette (parlementaire), tous deux membres influents du Parti radical, lors du congrès national de la Ligue des droits de l’homme de 1931, organisé sur le thème de « la colonisation et les droits de l’homme » :
« La colonisation est légitime quand le peuple qui colonise apporte avec lui un trésor d’idées et de sentiments qui enrichira d’autres peuples ; dès lors la colonisation n’est pas un droit, elle est un devoir […] Il me semble que la France moderne, fille de la Renaissance, héritière du XVIIe siècle et de la Révolution, représente dans le monde un idéal qui a sa valeur propre et qu’elle peut et doit répandre dans l’univers. […] Le pays qui a proclamé les droits de l’homme, qui a contribué brillamment à l’avancement des sciences, qui a fait l’enseignement laïque, le pays qui, devant les nations, est le grand champion de la liberté, a, de par son passé, la mission de répandre partout où il le peut les idées qui ont fait sa propre grandeur [22]. »
Troisième partie : La théorie de l’assimilation
Post-scriptum
Ce texte est extrait du livre Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, publié par Dino Costantini aux Éditions La Découverte.
Textes de Dino Costantini
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Notes
[1] A. LALANDE (dir.), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Paris, 1968, pp. 141-142.
[2] E. B. TYLOR, La Civilisation primitive, Reinwald, Paris, 1876 (E. B. TYLOR, Primitive Culture, 1871), p. 1. Le titre de la traduction française montre à quel point l’équation paraissait parfaite. Avoir formulé une telle définition n’empêcha pas Tylor de développer une doctrine anthropologique férocement ethnocentrique, élaborée à partir d’une impropre extension au domaine social de l’évolutionnisme biologique (voir M. HARRIS, The Rise of Anthropological Theory : a History of Theories of Culture, Routledge et Kegan Paul, Londres, 1968.
[3] Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op cit., p. 142.
[4] J. FOLLIET, Morale internationale, op. cit., p. 202.
[5] Ibidem.
[6] A. GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale, op. cit., p. 24.
[7] E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966, p. 336.
[8] F. BRAUDEL, Grammaire des civilisations, Arthaud-Flammarion, Paris, 1987, p. 33.
[9] E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, op. cit., p. 340.
[10] F. GUIZOT, Histoire générale de la civilisation en Europe depuis la chute de l’empire romain jusqu’à la Révolution française, Lacrosse, Bruxelles, 1838.
[11] Raymond Betts, pour qui l’équivalence entre colonisation et civilisation représente l’aspect le plus spécifique du discours colonial français, note que ce processus peut être défini comme « involutif », en rapport avec la définition de l’« évolution » donnée par le Vocabulaire technique (« Transformation faisant passer un agrégat de l’homogène à l’hétérogène, ou du moins hétérogène au plus hétérogène [Spencer]. S’oppose à dissolution ou involution »), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 281). Voir R. BETTS, « The French Colonial Empire and the French World-View », in R. ROSS, Racism and Colonialism, Leiden University Press, Leiden, 1982.
[12] Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 142.
[13] G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 19.
[14] Pour R. Betts, « aucune autre nation que la France ne fit de l’universalité d’attitude et de principe un élément aussi significatif de son idéologie séculière » (R. BETTS, The French Colonial Empire and the French World-View, op. cit., p. 65).
[15] Ibidem, p. 68.
[16] Né en 1872, membre de l’Assemblée nationale à trente ans, Albert Sarraut fut une personnalité politique de premier plan dans la France du début du siècle. Radical socialiste, défenseur convaincu du « parti colonial », il fut deux fois gouverneur général de l’Indochine française (de 1911 à 1914 et de 1916 à 1919), sept fois ministre des Colonies, et deux fois Premier ministre (en 1933 et en 1936). Il poursuivit sa carrière politique après la guerre, devenant en 1959 et 1960 président de l’Union française.
[17] A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 79.
[18] Ibidem, p. 79.
[19] Ibidem, p. 102.
[20] Ibidem, p. 102.
[21] Ibidem, p. 103.
[22] Ligue des droits de l’homme. Le Congrès national de 1931, Ligue de droits de l’homme, Paris, 1931, cité par R. GIRARDET, L’Idée coloniale en France, op. cit., p. 183. Sur la position ambiguë de la Ligue – qui lutte pour le respect de la dignité personnelle des colonisés mais ne parvient jamais à une condamnation de principe de la colonisation, pensant qu’elle puisse être réformée dans un sens démocratique –, voir G. MANCERON, Marianne et les colonies, op. cit.
La mission civilisatrice (Troisième partie), La théorie de l’assimilation
Par Dino Costantini, 10 septembre
Introduction
La spécificité du « génie » colonial français trouve son expression la plus caractéristique dans la théorie de l’assimilation, équivalent colonial de la théorie républicaine de l’intégration.
Article
Première partie Deuxième partie
Dans sa théorie de la colonisation, qui demeure un classique de la pensée coloniale malgré les modifications subies, Arthur Girault distinguait trois modèles de colonisation, qu’il plaçait le long d’une ligne d’évolution allant du processus le plus primitif au plus parfait : le premier basé sur l’assujettissement, le deuxième favorisant l’autonomie et le troisième construit sur l’assimilation. L’assujettissement est le modèle de relation le plus primitif et autoritaire. Il est fondé sur la priorité absolue des intérêts de la Métropole. C’est le modèle le plus ancien, désormais inadapté, qui trouve son expression la plus classique dans le « pacte colonial » :
« Ce contrat léonin, fort connu, fut en somme le régime du commerce colonial jusqu’au XIXe siècle. Il se résume en ces termes : intercourse coloniale réservée au pavillon national ; défense faite aux colons de vendre leurs produits à l’étranger, dans l’intérêt des consommateurs métropolitains ; défense aux colons d’acheter à l’étranger, dans l’intérêt des producteurs nationaux [1]. »
Ce contrat a caractérisé l’aube de l’histoire du colonialisme européen dans le nouveau monde. Selon Arthur Girault, il n’a été pratiqué par les Français que de façon minoritaire, « en raison de la générosité naturelle de notre race [2] ». Les philosophes des Lumières se sont élevés contre ce modèle, par des doctrines qui ont donné lieu aux nouvelles politiques coloniales du XIXe siècle, fondées sur l’idée que la relation coloniale ne peut reposer sur la seule prise en compte des droits et des intérêts de la mère patrie, mais qu’elle doit prendre en compte les besoins et aspirations des colonies.
Ainsi, il contient pour Arthur Girault « une idée saine », « à savoir » :
« la nation qui colonise sème, aussi est-il juste qu’elle récolte [3] ».
L’autonomie est le modèle de relation le plus libéral, qui renvoie directement au caractère pédagogique de l’entreprise coloniale :
« De même que le but de l’éducation est de faire des hommes capables de se conduire eux-mêmes et destinés à sortir de la puissance paternelle à leur majorité, de même le but de la colonisation est de former des sociétés aptes à se gouverner elles-mêmes et à se constituer une fois mûres en États indépendants [4]. »
Le principe de l’autonomie caractérise en particulier la politique coloniale britannique. Lui aussi contient, selon Girault, une idée juste, qui est que personne ne peut mieux veiller à ses propres affaires que l’intéressé, c’est-à-dire le colon. Elle présuppose cependant que la population du territoire dépendant soit homogène. C’est pourquoi elle ne peut fonctionner que dans les colonies de peuplement, où les populations indigènes ont été totalement supplantées par les colons.
L’« assimilation » constitue la voie spécifiquement française de la colonisation, que la France prétend pratiquer depuis le XIXe siècle. Le sens premier d’« assimiler » est de « rendre semblable à ». Pratiquer une politique coloniale ordonnée selon les principes de l’assimilation signifie étendre le principe de l’intégration républicaine au territoire colonial. La politique coloniale vouée à l’assimilation n’a pas en effet comme idéal « la séparation, mais tout au contraire, une union de plus en plus intime entre le territoire colonial et le territoire métropolitain [5] ».
Selon Arthur Girault, elle s’inscrit dans la droite ligne de la tradition républicaine, qui impose de penser la nation dans un sens rigoureusement unitaire. Dans la logique d’une politique d’assimilation, et conformément au principe républicain selon lequel la loi doit être unique et valoir uniformément pour tous les membres de la nation, toutes les lois approuvées par la mère patrie doivent valoir aussi dans les colonies :
« Dans le système de l’assimilation, colons et habitants de la Mère-Patrie sont traités de la même manière, ont les mêmes droits, le même statut [6]. »
Le processus de civilisation sur lequel repose la colonisation passe par l’assimilation des colonies à la mère patrie, instrument nécessaire de la construction patiente et progressive de l’unité du genre humain. La voie de l’assimilation est une voie que le discours colonial reconnaît comme difficile et constellée d’obstacles. Ce sont ces obstacles que nous devons maintenant considérer attentivement.
Quatrième partie : Unité et différences du genre humain
Post-scriptum
Ce texte est extrait du livre Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, publié par Dino Costantini aux Éditions La Découverte.
Textes de Dino Costantini
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Notes
[1] A. GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale, op. cit., p. 36.
[2] Ibidem, p. 31.
[3] Ibidem, p. 36.
[4] Ibidem, p. 31.
[5] Ibidem, p. 32.
[6] Ibidem, p. 35.
La mission civilisatrice (Quatrième partie), Unité et différences du genre humain
Par Dino Costantini, 10 septembre
Introduction
Si le but affiché de la colonisation est la nécessaire unification du genre humain à travers la civilisation du monde, cela implique que celui-ci soit préalablement divisé…
Article
Première partie Deuxième partie Troisième partie
La juxtaposition de populations différentes est – par exemple selon René Maunier – considérée comme le fait fondamental de la colonisation contemporaine :
« Les anciens occupants, les nouveaux habitants ; les dominés, les dominants, les gouvernés, les gouvernants, les tyrannisés, les tyrannisants, comme on dit parfois. Deux groupements, deux corps sociaux, qui sont appelés à coexister, et à suivre donc, par l’effet du temps, un ordre commun, un progrès commun. C’est là le fait social, disons le fait humain qui constitue la colonisation [1]. »
Georges Hardy souligne le fait que cette juxtaposition est en même temps une opposition :
« La colonisation juxtapose et, bon gré mal gré, oppose deux sociétés, deux civilisations, deux conceptions de l’existence en général fort différentes [2]. »
Une situation de type colonial se crée lorsque des populations dotées de conceptions différentes de l’existence, qui ne peuvent donc pas être immédiatement intégrées ensemble dans un tissu national unique, entrent en contact. La colonisation est ainsi comprise comme une relation binaire unissant et séparant à la fois deux populations jugées différentes, les colonisateurs et les colonisés. Pour René Maunier, cette différence se maintient dans toute situation coloniale et représente l’une de ses caractéristiques les plus significatives :
« Il y a donc toujours en pays colonial, deux sociétés vivant sous un ordre commun, qui restent distinguées, et restent séparées, du moins autant qu’on peut ; et qui pourtant, bon gré, mal gré, ont des pouvoirs communs et des devoirs communs [3]. »
La relation entre ces différentes populations soumises à un pouvoir commun est conçue dans les termes d’une relation explicitement hiérarchique :
« Deux groupes inégaux, superposés, hiérarchisés, puisqu’il y a, jusque aujourd’hui, au point de vue du droit, un groupe supérieur et un groupe inférieur, un groupe dominant, un groupe dominé ; et nous dirions aussi légiférant, légiféré, administrant, administré ; mais deux groupes régis par un pouvoir commun, ayant un droit commun, et un progrès commun. La société demeure cependant subdivisée ; les deux groupements demeurent distincts ; s’ils ont des rapports, même au sens du droit, ainsi que nous dirions, ce sont des rapports entre non-pareils, et non pas du tout entre pareils : entre dissemblables et entre inégaux [4]. »
La colonisation unit ces populations dans l’obéissance à un pouvoir commun et les sépare par la production de statuts différentiels. Mais comment une semblable affirmation peut-elle cohabiter avec la méfiance envers les « communautés », typique de la pensée républicaine ? De quelle façon les populations peuvent-elles être distinctes et hiérarchisées sans offenser la tradition révolutionnaire, construite sur la déclaration de l’unité du genre humain et de l’égalité de droit de tous ses membres ?
Pour demeurer en cohésion avec cela, la pensée coloniale ne peut abandonner le présupposé de l’unité du genre humain. Cela signifie que la différence entre colonisateur et colonisé ne peut être rattachée à un état de nature, et donc éternisée, comme le permettrait le postulat d’une infériorité raciale. Penser à la différence des populations colonisées comme à une différence racialement déterminée – naturelle et définitive – signifierait retomber dans la logique de la distinction des couleurs et rendrait impossible l’objectif déclaré de la colonisation, la civilisation du monde.
Le nouveau discours colonial doit donc réaffirmer l’unité de l’espèce humaine, c’est-à-dire le caractère universellement civilisable des êtres humains. D’autre part, comme nous l’avons vu, l’existence de peuples dotés de valeurs différentielles doit être posée pour que soit créée la situation coloniale. Le nouveau discours colonial a donc besoin de penser à la fois l’unité (tendancielle) du genre humain et l’existence d’un différentiel entre les populations qui la composent. Ce différentiel ne peut être conçu comme éternel, mais comme suffisamment durable, toutefois, pour que l’action coloniale trouve un sens et une stabilité.
La pensée coloniale de l’époque ne pose donc pas à l’origine de la situation coloniale une question raciale, un déterminisme biologique, une différence d’essence entre les populations colonisatrices et colonisées. Mais elle s’appuie sur une reconnaissance préliminaire et pragmatique du décalage des situations de départ. La description pittoresque du colonisé donnée par Albert Sarraut nous permet d’appréhender le pragmatisme particulier de la pensée coloniale :
« L’indigène, surtout en pays noir, est en général paresseux, indolent, imprévoyant. Il aime à bavarder ici sous le banian, là sous le baobab, à chanter, à danser, à fumer, à dormir surtout. [5] »
La différence que représente le non-civilisé – sa paresse proverbiale, son indolence, son incapacité à organiser rationnellement sa propre existence – n’est pas imputable à la couleur de sa peau, mais à un ensemble de conditions spécifiques :
« une longue hérédité, le climat, la sous-alimentation [6] ».
Partant de raisons de type socioculturel et non biologique, la différence qui sépare les populations civilisées de celles qui ne le sont pas est par principe temporaire et remédiable, rendant plausible l’idée de la « mission civilisatrice ».
Et pourtant, même en se fondant sur des explications culturelles, la différence entre colonisateurs et colonisés n’en apparaît pas moins profonde. Selon Albert Sarraut, elle trouve son expression la plus caractéristique dans les « tares morales » typiques des populations colonisées – paresse, dissimulation, improbité, absence de conscience –, qui, bien qu’elles puissent être « d’une gravité inégale suivant les races et les individus », apparaissent en général « profondément ancrées dans le tempérament [7] ».
Les tares que l’attachement à leur culture d’origine produit chez les indigènes comme un précipité moral multiplient les difficultés de la colonisation-civilisation. L’habitude de l’incivilité semble produire une corruption atteignant la nature même des populations colonisées, au point de les empêcher de sortir de la barbarie par l’apprentissage. La différence entre civilisés et non-civilisés est d’ordre culturel, mais l’évocation de la culture des seconds s’apparente à la description d’un état de nature, réglé selon une loi éternelle et immuable et faisant des non-civilisés des êtres naturellement immoraux, imparfaits, incapables de réflexion, de conscience ou d’honnêteté.
Cette description ambiguë du colonisé s’illustre, par exemple, dans le pamphlet à succès de Raoul Allier, Le Non-Civilisé et nous. Différence irréductible ou identité foncière ? (1927). Raoul Allier y met en discussion la thèse républicaine issue des Lumières selon laquelle la différence entre civilisés et non-civilisés peut être comblée par l’éducation et ne compromet pas l’unité du genre humain. Pour lui, affirmer l’identité de tous les hommes est un « aphorisme banal » :
« L’humanité n’est pas un corps simple et ne peut pas être traitée comme telle. […] Dans la réalité, on est plus ou moins homme, plus ou moins fils de Dieu. On a de Dieu et de la Vérité ce dont on est capable et ce qu’on mérite [8]. »
Selon lui, l’unité foncière du genre humain, au-delà des différences produites par l’appartenance à une société particulière, a été affirmée sur la base de compte-rendus de voyage tout à fait dépourvus de systématicité. Pour Raoul Allier, les affirmations de Fontenelle, d’Helvétius, de Hume ou de Buffon ont en réalité comme seul horizon le monde européen et civilisé. L’idéalisation du bon sauvage, dont la tradition remonte à Montaigne, et qui trouve dans l’Origine de l’inégalité de Rousseau sa formulation la plus accomplie, lui semble être le prétexte à une critique de la société européenne plutôt qu’une description faite dans les règles de la science.
L’idée de la pureté de la condition naturelle, qui n’a jamais cessé de caractériser le sauvage, se fonde sur une erreur psychologique, liée à un certain esprit missionnaire, qui contribue à diffuser à la fois l’idée du sauvage honnête, pur et juste, et la croyance privée de sens critique en l’unité du genre humain. Mais aux philosophes du XVIIIe siècle manquait l’expérience dont un homme du XXe siècle comme Raoul Allier peut se vanter et qui contraint à remettre en discussion la thèse issue des Lumières à partir des résultats de l’anthropologie et de l’expérience coloniale.
L’anthropologie est invoquée par Raoul Allier comme capable de fournir, contrairement à l’approche tendanciellement idéologique des philosophes des Lumières, un point de vue scientifique sur la question. À ce sujet, les études de Lucien Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive sont décisives. Elles soutiennent avec force la thèse de la radicale hétérogénéité entre mentalité civilisée et mentalité primitive, cette dernière se distinguant par son indifférence face à la contradiction, par son caractère prélogique et mystique.
L’expérience coloniale fournit selon Raoul Allier une confirmation significative des thèses développées par Lucien Lévy-Bruhl. Les populations colonisées se distinguent par une « inaptitude prodigieuse à l’attention » et une « inaptitude déconcertante au raisonnement logique », qui empêchent tout effort éducatif d’agir efficacement. L’incivilité, sa pratique millénaire par des sociétés par définition privées de tout dynamisme, finit par imprégner le corps lui-même des non-civilisés, conditionnant leur moralité et orientant profondément leur vie et leurs actions. L’habitude de la barbarie se sédimente dans les corps, ordonnant et gouvernant toute perception, tout souvenir, tout jugement, tout raisonnement :
« La cristallisation de sentiments que l’être porte en lui-même sans en convenir, sans le confesser à lui-même, crée un despotisme d’autant plus brutal qu’il est moins reconnu. Elle crée un prisme à travers lequel la réalité n’apparaît plus que déformée, et qui suggère des excuses supposées décisives pour les abdications les plus hypocrites, pour les paresses les plus honteuses, pour les lâchetés les plus avilissantes [9]. »
Inconsciemment conditionnée par les habitudes d’une société incivile, la mentalité du non-civilisé semble « cristallisée », incorrigible. La culture particulière à laquelle les populations colonisées appartiennent corrompt les capacités intellectuelles et donc celles d’apprentissage, empêchant ainsi toute possibilité d’en sortir. Le non-civilisé vit donc dans une condition définie par Raoul Allier comme une « vraie désagrégation spirituelle » :
« Cette désagrégation, dont les origines remontent à des dates incalculables et qui est faite essentiellement d’abdication presque machinale devant le fait, d’une passivité à peu près radicale devant les événements moraux qui constituent la vie intérieure, d’une absence complète d’initiative, est la cause profonde de cette ankylose intellectuelle et morale qui a rivé chacune de ces peuplades aux stades qu’elle n’a jamais pu dépasser [10]. »
L’ankylose créée par l’habitude de l’incivilité enferme les non-civilisés dans leur condition d’infériorité. Passifs par définition et ne possédant aucun esprit d’initiative, ceux-ci demeureraient, sans la providentielle intervention d’une nation évoluée, enfermés dans le cercle de leur barbarie, destinés à le parcourir éternellement : « depuis des millénaires, [ils] sont esclaves d’une mentalité déterminée qui les empêche de monter plus haut [11] ».
Raoul Allier cite Hermann Dieterlen, qui, dans le Journal des missions évangéliques, se prête à une confirmation bien informée des thèses sur l’hétérogénéité formulées par L. Lévy-Bruhl :
« Nous, les Européens, gens de réflexion et de raison, nous éprouvons un besoin irrésistible de tout comprendre, d’être logiques, de tout réduire en système, d’écarter toute contradiction dans nos idées et dans nos croyances. Et nous procédons de la même manière quand nous cherchons à comprendre et à expliquer les notions religieuses – ou soi disant telles – des nègres. Nous échouons : quoi d’étonnant ? Le nègre se contente d’idées plus vagues et ne se laisse pas incommoder par les contradictions flagrantes qui s’y trouvent. Il ne précise pas, il ne raisonne pas, il n’a pas de logique : il n’y regarde pas de si près […] ces nègres n’ont pas de théories. Ils n’ont même pas de convictions, ils n’ont que des habitudes, des traditions [12]. »
Les non-civilisés ne possèdent ni logique ni pensée, n’ont aucune idée qui ne soit vague et contradictoire. Comme ils ne sont pas logiques, n’éprouvent aucun besoin d’ordonner leurs connaissances dans un système et se montrent incapables de transcender les faits sur le plan constructif de la théorie, leur vie se déroule éternellement identique à elle-même dans le cercle fermé de l’habitude et de la tradition. L’incapacité à s’améliorer par l’apprentissage, marquant l’immobilité absolue des cultures non civilisées, est une particularité qui, insiste R. Allier, a étonné des générations de colonisateurs et de missionnaires, lesquels, à partir des allégations très théoriques des Lumières, s’étaient préparés à les mener à la raison, à combler leur retard par une patiente œuvre d’éducation.
L’expérience coloniale démontrerait donc le caractère largement idéologique de la pensée des Lumières et le caractère théorique de l’affirmation de l’unité essentielle de l’espèce humaine. La pratique coloniale et l’échec auquel conduisent invariablement les tentatives de civilisation imposent à toute réflexion future sur le statut des non-civilisés de « poser comme un fait qu’ils sont peu disposés à la réflexion, au raisonnement abstrait, en un mot à l’effort intellectuel [13] ».
Toutefois, si l’imperméabilité des non-civilisés à l’éducation devait se révéler complète, si la différence était véritablement immuable, la principale ambition des civilisateurs, le but même de la colonisation – faire entrer à l’intérieur de la famille humaine ses fils dits attardés, conduire les populations prétendument arriérées le long du chemin de la raison et de la civilisation –, ne pourrait être atteinte.
Dans le fil de ce raisonnement, Raoul Allier, après avoir douté un moment de la légitimité de l’ambition civilisatrice, rappelle comme elle a de tout temps été utile aux conquistadores pour justifier leurs entreprises d’exploitation ou d’extermination et affirme encore plus solennellement la noblesse du devoir de civilisation, d’autant plus élévée que ce devoir est ardu. L’affirmation de l’unité du genre humain, typique de la tradition universaliste, ne peut donc être abandonnée mais doit être précisée dans le sens que :
« cette identité foncière est bien réelle, mais qu’elle n’apparaît pas dans les faits, que deux humanités semblent bien être en face l’une de l’autre, aussi différentes que possible, si différentes que les efforts pour transformer la seconde à image de la première semblent utopiques et vains [14]. »
L’affirmation de Raoul Allier est pour le moins obscure, témoignant bien de l’ambiguïté de la pensée coloniale. D’un côté, il affirme que l’unité du genre humain est réelle, de l’autre, que cette unité ne trouve pas d’écho dans les faits, qui démontrent au contraire l’existence de deux humanités, tellement différentes que tout effort d’unification semble vain. Comment dépasser cette ambiguïté ? Comment penser à la fois l’unité réelle et la division factuelle du genre humain ?
Pour Raoul Allier, l’unité du genre humain est réelle, tout comme l’est, dans la tradition républicaine, l’unité de la nation, fondée sur l’égalité humaine. Cette dernière précède dans un sens théorique l’institution du corps politique, constituant le but de sa réalisation et la raison de sa légitimité. Dans un autre sens, cependant, elle trouve une concrétisation dans l’institution de l’État, précisément capable de réaliser l’égalité et de défendre les droits de l’homme en les transformant en droits du citoyen.
Ainsi, l’unité du genre humain précède par principe sa réalisation concrète mais n’est pas confirmée par les faits, qui montrent encore une humanité divisée entre ceux qui ont eu accès à la raison civilisatrice et ceux qui l’attendent encore. Dire que les hommes sont égaux par principe, mais que cette égalité n’est pas encore concrète signifie que tous sont également capables de s’acheminer sur la voie de la civilisation, qui conduit à la pleine humanité de l’homme, mais que tous ne l’ont pas encore fait, que tous sont civilisables mais pas encore civilisés.
De la même façon que l’État opère l’unité de la nation en transfigurant l’homme dans le citoyen, le colonialisme réalise l’unité du genre humain en transformant le non-civilisé en un homme accompli, unifiant ainsi l’humanité divisée. Raoul Allier résume ainsi le devoir fondamental du colonialisme :
« Le problème est de faire de tous ces indigènes des hommes véritables, des hommes complets, des hommes capables de tous les progrès qui viendront à leur heure [15] »
Les ambiguïtés de Raoul Allier se comprennent ainsi comme une tentative de fonder la nécessité du colonialisme sur le plus universel des principes de la tradition française, l’unité du genre humain, dont la colonisation se propose comme instrument fondamental de réalisation.
Cinquième partie : Une mission tutélaire
Post-scriptum
Ce texte est extrait du livre Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, publié par Dino Costantini aux Éditions La Découverte.
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Notes
[1] R. MAUNIER, Introduction générale, in A. GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale, op. cit., p. 13.
[2] G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 335.
[3] R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 18.
[4] Ibidem.
[5] A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 138.
[6] Ibidem.
[7] Ibidem, p. 159.
[8] R. ALLIER, Le Non-civilisé et nous. Différence irréductible ou identité foncière ?, Payot, Paris, 1927, p. 27.
[9] Ibidem, p. 278.
[10] Ibidem.
[11] Ibidem, p. 288.
[12] H. DIETERLEN, cité dans R. ALLIER, Le Non-Civilisé et nous, op. cit., p. 35.
[13] R. ALLIER, Le Non-civilisé et nous, op. cit., p.36.
[14] Ibidem, p. 289.
[15] Ibidem, p. 287.
La mission civilisatrice (Cinquième partie), Une mission tutélaire
Par Dino Costantini, 10 septembre
Introduction
La colonisation conçue comme processus de civilisation se distingue des formes primitives et tendanciellement violentes de la dissémination, comme l’action rationnelle se distingue de l’action instinctive. La colonisation apparaît comme l’expression de la faculté humaine à diriger le besoin instinctif d’expansion au-delà de tout déterminisme utilitariste, de le moraliser, de plier sa nécessité au service de l’idéal de la production de l’unité du genre humain.
Article
Première partie Deuxième partie
Troisième partie Quatrième partie
La colonisation en tant que civilisation
« s’écarte avec netteté des conceptions d’autrefois qui étaient limitées aux intérêts du négoce et qui, par suite du manque de tout horizon humain, aboutissaient à une exploitation systématique et presque impitoyable des populations administrées [1]. »
Cette « nouvelle » [2] doctrine de la colonisation reconnaît, à côté des sacro-saints droits de la puissance colonisatrice, ses devoirs envers les populations soumises, des devoirs qui deviennent chaque jour plus précis et urgents et apparaissent d’autant plus méritoires que leur réalisation est estimée difficile. Selon Georges Hardy :
« le mot de Colonisation […] risquerait de perdre tout sens vraiment précis, si l’on n’y voyait, en fin d’analyse, non point tant l’établissement de colons en pays soumis ou la subordination d’un pays à un autre que la prise en charge d’un groupement momentanément faible par un organisme plus fort, avec le dessein, plus ou moins égoïste, plus ou moins altruiste, de développer les ressources de ce groupement et d’élever son niveau de vie [3]. »
La colonisation en tant que civilisation naît du constat de l’existence de populations dotées de niveaux de « force » différents, lequel impose comme devoir à la société plus forte, plus avancée ou plus civilisée la prise en charge de celle plus faible. La colonisation se conçoit donc comme l’action tutélaire exercée par les populations civilisées pour prendre en charge le retard des groupes humains les plus faibles. Selon Arthur Girault, cette action tutélaire est l’objet d’un savoir spécifique, d’un véritable « art de la colonisation [qui] peut se comparer à une œuvre d’éducation [4] » :
« Coloniser c’est […] éduquer les indigènes, les faire évoluer vers le stade de notre civilisation, […] peut-être faire naître des difficultés imprévues pour eux mais, en tous les cas, la barbarie primitive aura cédé devant la civilisation [5]. »
La colonisation est l’acte par lequel les sociétés plus évoluées se font sujets actifs et conscients du procédé éducatif qu’est la civilisation du monde, en prenant en charge les responsabilités dérivant directement de leur degré supérieur d’évolution.
Le caractère tutélaire constitue l’aspect majeur de la relation coloniale de cette période et la raison de sa supériorité morale sur la colonisation des origines. Selon René Maunier, le colonialisme ancien se distinguait par son caractère de domination violente, d’imposition d’une « autorité illimitée, impartagée, intempérée » :
« Dans l’ancien temps, les colonies avaient ce but de dominer, de régenter ces pays éloignés, ou leurs populations, pour nous exprimer mieux : de les subjuguer sans contrôle aucun [6]. »
Selon lui, le type de domination exercé par le colonialisme des origines avait comme modèle le pouvoir paternel tel que défini par le droit romain, c’est-à-dire la soumission absolue des fils au pater familias. L’ancienne domination coloniale, construite sur le modèle d’une « paternité puissance » dotée d’un pouvoir sans réserve et sans entrave, se réduisait à l’exercice d’un pouvoir sans autre but que lui-même et sa reproduction.
Au cours de son histoire, la colonisation s’est de plus en plus éloignée de ce modèle primitif. Toutefois selon René Maunier, l’analogie avec le pouvoir paternel n’a pas disparu, mais s’exprime dans une tonalité différente :
« Aujourd’hui, l’idée de la paternité a pris un autre tour ; il faut parler non plus de la paternité puissance, mais bien de la paternité tutelle, usant du mot, parfaitement, au sens qu’il a en droit civil [7] »
L’institution de la tutelle est définie par le droit civil comme une mesure de protection, qui intervient à partir de la reconnaissance de l’incapacité d’agir d’une personne. La tutelle des mineurs s’exerce en cas de carence du pouvoir parental – lorsque les parents sont décédés ou pour toute autre raison empêchant son exercice. Dès lors, les fonctions du tuteur sont de protéger la personne du mineur, de le représenter dans tous les actes civils et d’administrer ses biens. Le passage du droit du père, qui dans l’Antiquité exerçait le pouvoir dans son propre intérêt, au concept moderne de fonction est l’un des développements marquants de l’évolution du droit civil [8].
De la même manière, le passage de la « paternité puissance » à celui de la « paternité tutelle » est considéré par René Maunier comme caractéristique de la relation coloniale de cette période. Modelé sur le modèle de la paternité tutelle, le pouvoir colonial ne peut être considéré comme une fin en soi, mais comme mû par une finalité de caractère éminemment moral :
« Car de nos jours le dominant, qui reste dominant, qui se prétend toujours le maître et le seigneur, qui croit toujours régner, ou tout ou moins régir, tient pourtant que son pouvoir a pour raison de remplir un devoir : de procurer à ses sujets ou le salut, ou le bonheur, ou le confort [9]. »
Comme le pouvoir tutélaire, le pouvoir colonial est un « pouvoir devoir [10] », un pouvoir tempéré, qui trouve sa limite dans la nécessité de satisfaire sa fonction, celle de pourvoir au bien du sujet en tutelle :
« pouvoir pour le devoir, moyen d’un but, ou instrument d’une fonction ; pouvoir ayant pour rôle et pour mission l’éducation des peuples subjugués. Pouvoir-tutelle donc, car la tutelle aussi a pour raison l’éducation de l’enfant “gouverné”, dans le vieux sens du mot [11]. »
L’analogie entre pouvoir paternel et pouvoir colonial se fonde sur l’équivalence, d’une part, entre les peuples colonisateurs et l’adulte, pleinement rationnel et capable de maîtrise de soi, et, d’autre part, entre les peuples colonisés et l’enfant, être encore immature, irrationnel, incapable d’agir de manière autonome. L’incapacité d’agir ne concerne par les colonisés en tant qu’individus – auxquels peut-être reconnue une maturité plus élevée – mais l’ensemble du groupe.
Penser le pouvoir colonial à travers le modèle du pouvoir paternel signifie donc considérer les peuples colonisateurs comme des « peuples adultes », pouvant agir librement et rationnellement, et les peuples colonisés comme des « peuples enfants », incapables d’agir collectivement de façon rationnelle et nécessitant donc un pouvoir tutélaire pour les diriger vers leur propre bien.
L’illustration la plus évidente de l’immaturité des « peuples enfants » est la misère proverbiale prévalant avant l’intervention de la puissance colonisatrice :
« Un peu partout, avant notre installation, l’indigène menait une vie misérable, inconfortable au possible [12]. »
La raison de cette misère est politique. Ces peuples ne connaissent pas ce qui pour la tradition française est la « seule » forme politique légitime et rationnelle : l’État-nation. Les sociétés non européennes (dont on reconnaît la pluralité et la différence) peuvent ainsi être présentées comme un tout indistinct, uni par le dénominateur commun qu’est leur incapacité politique. Quand elles ne vivent pas dans la plus complète anarchie, les populations non civilisées ne sont capables de développer que des structures politiques primitives et despotiques, qui les condamnent à une insécurité endémique :
« Avant l’occupation européenne, nulle colonie ne connaissait ce qu’on entend ici par indépendance. Toutes vivaient sous la poigne de dynasties despotiques ou dans une anarchie qui permettait simplement aux forts de tyranniser les faibles. Elles étaient continuellement ravagées par des guerres, des massacres, des pillages, des enlèvements en masse, et c’est cette inquiétude même, plus encore que les conditions du milieu naturel, qui, de siècle en siècle, les a maintenues dans l’infériorité et la misère » [13].
Le caractère tyrannique des structures politiques préexistantes à l’occupation européenne est à l’origine d’un droit d’intervention des pays civilisés et démocratiques, un droit que Joseph Folliet interprète comme un devoir envers l’humanité :
« L’un des principaux motifs qui permettent l’exercice de ce droit, c’est la présence, chez un peuple, d’une tyrannie intolérable écrasant la masse ou une notable partie des citoyens. Chez certain peuples “sauvages”, il arrive que cette tyrannie se rencontre sous différentes espèces : sacrifices humains, anthropophagie, traite des esclaves, ainsi de suite. Dans ces conditions, la charité fait un devoir aux peuples mieux évolués de prendre la défense des faibles, de les secourir et de les libérer, même par la force si des résistances injustes dressent leurs obstacles [14]. »
L’existence de sociétés tyranniques impose la colonisation comme un droit-devoir aux sociétés qui ont développé une structure politique légitime. Les structures politiques tyranniques semblent destinées, en l’absence d’intervention coloniale, à reproduire l’infériorité et la misère, car elles sont incapables de garantir ce qui, depuis Hobbes, est le devoir minimum de toute société politique, la pacification. Celle-ci constitue la première et plus fondamentale prestation des sociétés colonisées, justifiant à elle seule l’entreprise :
« Pour tant de crimes dont on l’accuse et dont elle n’est pas toujours innocente, la colonisation contemporaine a du moins le mérite d’avoir établi, dans des pays dévorés de guerres intestines, de razzias et d’invasions, la paix. La pacification était la première de ses besognes, la condition même de son action. Rien que par là, elle faisait déjà œuvre de moralisation et se montrait supérieure aux autorités qu’elle remplaçait [15]. »
L’incapacité politique des populations « non civilisées » a pour corollaire leur invisibilité sur le plan du droit international. N’étant pas en mesure, en raison de leur immaturité, de constituer un corps politique légitime, les populations non organisées politiquement selon le modèle de l’État-nation, sont considérées comme inexistantes et leurs territoires comme « inoccupés ».
Louis Le Fur, dans un influent Précis de droit international public, publié à Paris en 1936, considère les terres occupées par les populations non civilisées comme des « territoires sans maître », disponibles à l’appropriation. Par l’expression « territoires sans maître », Louis Le Fur ne veut pas indiquer des espaces sans habitants, mais des territoires non organisés, qui, ne connaissant pas une organisation politique comparable à celle prévalant en Occident, peuvent être considérés comme ouverts à l’occupation coloniale :
« L’existence de territoires sans maître, c’est-à-dire non organisés, telle est la première condition d’une occupation régulière [16]. »
Cette doctrine ne remonte pas aux années 1930. L’idée que les terres habitées par des tribus « barbares » ou « sauvages » – c’est-à-dire des populations non européennes – doivent être considérées, du point de vue du droit international, comme terrae nullius avait déjà trouvé une expression canonique de la part des puissances coloniales lors de la conférence de Berlin de 1885. Jules Ferry, à l’époque ministre des Affaires étrangères, l’exprime en ces termes :
« D’après la doctrine communément admise par les auteurs, un État peut acquérir, par la seule prise de possession, la suzeraineté de territoires, soit inoccupés, soit appartenant à des tribus sauvages [17]. »
Les territoires sans habitant et les territoires habités par des populations « inférieures » peuvent, sur la base de ce principe, être considérés de la même manière. Selon Frédéric de Martens, l’un des plus grands juristes français de la fin du XIXe siècle, c’est chose possible en vertu de l’asymétrie caractérisant, en liaison avec le concept clé de « civilisation », toute relation coloniale :
« Le droit international européen n’est point applicable aux relations d’une puissance civilisée avec une nation demi-sauvage [18]. »
La relation coloniale ne met pas en rapport des pairs, mais des populations relevant de niveaux de développement si différents que ceux-ci rendent impossible l’application d’un droit uniforme. Les « peuples enfants », incapables d’action politique, ne peuvent être considérés comme des sujets juridiques dans le cadre du droit international :
« Le droit international n’est pas applicable à tout le genre humain. Comment saurait-on appliquer ce droit, qui est le produit de la civilisation et une conséquence de la communauté des idées morales et juridiques des nations civilisées, aux peuples qui n’ont aucune conscience des devoirs qui en découlent [19] ? »
Définir les populations colonisées comme politiquement irresponsables rend les relations coloniales étrangères au cadre du droit international. Les terres occupées par des populations « arriérées » peuvent ainsi être légitimement occupées par des peuples adultes, rationnels et industrieux, seuls capables, comme nous le verrons, de les faire fructifier de façon adéquate.
Le pouvoir colonial en tant que pouvoir tutélaire – de même que le pouvoir paternel qui s’arrête lorsque le mineur atteint la majorité et acquiert la capacité d’agir – doit être pensé comme limité dans le temps, puisque dès le départ son but est de disparaître :
« Il vient un temps où le tuteur se sent tenu d’émanciper l’enfant mineur, où la loi à la fin fait de lui un majeur [20]. »
C’est pour cette raison que la prise de possession d’un pays ne peut que de façon impropre être comparée à une expropriation. Selon Joseph Folliet une comparaison semblable ne tient pas compte du caractère nécessairement temporaire de la tutelle coloniale :
« Sans dépouiller les indigènes coloniaux de leur propriété sur leur territoire et les biens qu’il abrite, l’État colonisateur tirera parti de ces ressources, en attendant qu’ils soient capables d’y suffire par eux-mêmes. Il agira comme en curateur à l’égard d’un mineur : il gérera leurs possessions en “bon père de famille” et il les éduquera pour les rendre, au plus tôt, aptes à la gestion de leurs biens [21]. »
Reste à évaluer le temps nécessaire pour mener à bien l’émancipation des peuples colonisés, un temps qui, de par la difficulté de l’entreprise, ne peut jamais être établi de façon précise. Il coïncide, en définitive, avec le temps qui doit être concédé aux « populations enfants » des colonies pour qu’elles puissent réaliser, sous la tutelle du colonisateur, le long chemin qui les sépare de l’âge adulte, de l’acquisition de la raison, de la conscience et de la capacité politique.
Selon Hardy, l’émancipation des peuples colonisés devra advenir de façon prudente et progressive du fait qu’« un peuple ne change pas ses instincts en quelques années [22] » :
« Si la domination européenne disparaissait, le passé resurgirait du jour au lendemain. Ce serait le recommencement des luttes sanglantes, des tyrannies de clans et de classes, des poursuites féroces et des refoulements ; ce serait aussi l’abandon de toutes les entreprises de relèvement et de progrès – en somme, la plus désastreuse faillite qu’on puisse imaginer [23] »
Concéder aux populations colonisées une liberté et un pouvoir ne correspondant pas à leur degré de développement et qu’ils ne sont pas capables d’exercer car leur « dressage moral » n’est pas adéquat, signifie selon Arthur Sarraut risquer de les faire retomber « dans l’anarchie d’où nous les avons tirées », abdiquant ainsi le devoir moral fondamental de la colonisation (« Nous n’avons pas le droit de les rejeter aux ténèbres, après avoir illuminé leurs fronts des aurores d’un avenir nouveau [24]. »)
Pour cela, Albert Sarraut se déclare fermement hostile à toute hypothèse de concession de droits politiques aux populations colonisées :
« Je repousse les systèmes de naturalisation en masse, comme les systèmes de self-government ou de suffrage universel conféré collectivement aux populations indigènes. Ce serait à mon avis la pire démence que d’imposer à des races hétérogènes, dont les stades d’évolution sont au surplus infiniment différents, l’uniformité rigide des directions sociales et politiques auxquelles nous n’avons abouti qu’après de longs siècles d’études et d’éducation [25]. »
L’âge de la maturité des colonisés est ainsi renvoyé à un futur indéterminé mais suffisamment lointain pour rendre nécessaire une présence tutélaire stable.
Dernière partie : Différence coloniale et histoire universelle
Post-scriptum
Ce texte est extrait du livre Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, publié par Dino Costantini aux Éditions La Découverte.
Textes de Dino Costantini
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Notes
[1] Ibidem, p. 280.
[2] Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, l’équation entre colonisation et civilisation ne constitue en aucun cas une nouveauté dans le panorama de la pensée coloniale française. La conception morale de la colonisation, culminante dans l’idée de la « mission civilisatrice », est explicitement proclamée par la France républicaine depuis l’époque de J. Ferry (voir R. GIRARDET, L’Idée coloniale en France, op. cit.).
[3] G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., pp. 18-19.
[4] A. GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale, op. cit., p. 24.
[5] Ibidem, pp. 23-24.
[6] R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 10.
[7] Ibidem, p. 11.
[8] Voir A. TRABUCCHI, Istituzioni di diritto civile, CEDAM, Padoue, 1998, pp. 83-84.
[9] R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 11.
[10] « La protection des mineurs est un devoir, mais est aussi un droit des parents ; elle peut être définie comme un devoir-pouvoir, une fonction d’important intérêt public » (A. TRABUCCHI, Istituzioni di diritto civile, op. cit., p. 84).
[11] R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 11.
[12] G. HARDY, Nos grands problèmes coloniaux, op. cit., p. 14.
[13] Ibidem, p. 208.
[14] J. FOLLIET, Morale internationale, op. cit., p. 201.
[15] G. HARDY, La Politique coloniale, op. cit., p. 395.
[16] L. LE FUR, Précis de droit international public, Dalloz, Paris, 1936.
[17] Lettre de Jules Ferry, ministre des Affaires étrangères, au baron de Courcel, ambassadeur de France à Berlin, cité dans G. MANCERON, Marianne et les colonies, op. cit., p. 146.
[18] F. DE MARTENS, « La Russie et l’Angleterre dans l’Asie centrale », Revue de droit international et de législation comparée, organe de l’Institut de droit international, t. 11, 1879 ; cité dans G. MANCERON, Marianne et les colonies, op. cit., p. 147.
[19] Ibidem.
[20] R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 12.
[21] J. FOLLIET, Morale internationale, op. cit., pp. 200-201.
[22] G. HARDY, Nos grands problèmes coloniaux, op. cit., p. 208.
[23] Ibidem.
[24] A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 171.
[25] Ibidem, p. 167.
La mission civilisatrice (Sixième partie), Différence coloniale et histoire universelle
Par Dino Costantini, 10 septembre
Introduction
La différence entre peuples civilisés et non civilisés n’est pas conçue, dans la pensée coloniale telle que la formule par exemple un Albert Sarraut, en termes de différence de nature, mais en termes de différence d’évolution ou de développement – c’est-à-dire en termes essentiellement temporels. Pour le nouveau discours colonial français, colonisateurs et colonisés se situent à des étapes ou à des stades différents par rapport à une même ligne évolutive. Cela lui permet, alors qu’il reconnaît leur commune humanité, de sanctionner l’existence d’une hiérarchie. « Peuples adultes » et « peuples enfants » appartiennent à la même espèce, mais se trouvent à différents moments de la hiérarchie ordonnée de son évolution.
Article
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Les différences qui séparent les populations françaises et indigènes empêchent temporairement l’application rigide du principe d’égalité de tous les groupes humains. Mais quant à l’unité du genre humain, Albert Sarraut veille à maintenir une cohérence avec ce postulat républicain :
« L’honneur de la France est d’avoir compris, la première, la valeur d’humanité des races attardées et l’obligation sacrée de respecter et d’accroître cette valeur. La grande pensée de justice qui imprègne la tradition du pays de la Déclaration des droits de l’homme a repoussé le dogme cruel qui décrétait l’infériorité définitive de certaines races. Elle constate à coup sûr le retard de leur évolution, mais s’employant à en corriger les effets, elle s’efforce d’accélérer les étapes ; et dans l’argile informe des multitudes primitives, elle modèle patiemment le visage d’une nouvelle humanité [1]. »
La distance entre colonisateurs et colonisés n’est donc pas celle absolue qui sépare deux races, mais celle temporelle qui oppose un groupe « attardé », « primitif », « archaïque » ou « non-civilisé » à un groupe « avancé », « moderne » ou « civilisé ». L’œuvre de civilisation de la colonisation a pour fin de combler cet abîme temporel et de conduire les « peuples enfants » jusqu’à leur pleine maturité, c’est-à-dire à leur pleine humanité. L’humanité de l’enfant n’est qu’une humanité potentielle, qui a besoin du soin et de la tutelle de l’adulte pour se réaliser complètement.
Au bout du chemin de l’évolution de l’enfant se trouve l’homme. Le devoir de l’homme est de faciliter le parcours de ce chemin, en aidant l’enfant à développer ses capacités de raisonnement et de maîtrise de soi – progressivement, sans brûler les étapes, en attendant le temps naturellement nécessaire à sa maturation. Le devoir moral suprême que le colonialisme se fixe est celui de ressouder la fracture évolutive qui divise le genre humain, en rétablissant son unité et en réalisant l’égalité naturelle de tous ses membres.
Pour ce faire, il doit modeler l’« argile informe » des populations primitives « à l’image » des sociétés civilisées. Alain Ruscio, dans une importante étude sur l’idéologie coloniale, Le Credo de l’homme blanc, décrit ainsi la relation existant entre « peuples enfants » et « peuples adultes » :
« Ce qu’ils sont, nous (= nos aïeux) le fûmes. Ce que nous sommes, ils le seront. Un jour lointain. Les sociétés européennes des XIXe et XXe siècles apparaissent ainsi […] comme un achèvement, comme un but ultime vers lequel toutes les sociétés devraient, devront se rapprocher. Peuples européens, peuples adultes. Les autres, tous les autres, peuples enfants, à des degrés divers d’évolution vers la maturité [2]. »
Une telle vision relève d’une interprétation évolutionniste et monologique de l’histoire, reposant sur l’utilisation du terme « civilisation » dans son acception singulière et absolue et posant la civilisation occidentale comme la fin inéluctable et unique de l’histoire du genre humain.
Si le modèle social, économique et culturel incarné par l’Occident représente l’« achèvement » naturel de l’histoire humaine, son destin, alors, tout ce qui échappe au grand récit de la civilisation – usages, coutumes, traditions, structures communautaires, conceptions de la propriété autres que celle de la propriété bourgeoise, etc. – est nié dans sa fonction historique, conçu comme facteur de retard développemental, comme une variation stérile, ou encore comme une dangereuse déviation sur le chemin linéaire qui mène à la vérité du monde et à la plénitude de l’histoire.
Les nations civilisées, détentrices du monopole de la modernité, sont donc les seules à appartenir au présent de l’histoire. Les peuples colonisés se situent, au contraire, dans le passé, aux échelons les plus reculés de l’histoire humaine, à des niveaux dépassés et destinés inévitablement à disparaître.
La colonisation se présente comme « un devoir plutôt qu’un droit [3] », dont les pays plus avancés assument la responsabilité envers l’humanité. Le but de la colonisation en tant que mission civilisatrice est de combler la distance temporelle – et donc morale – qui sépare les peuples civilisés des non civilisés, réalisant ainsi l’idéal de l’unification du genre humain. Pour reprendre les mots de G. Hardy, « tout l’objet de la politique indigène est de combler peu à peu le fossé intellectuel et moral qui nous sépare des populations coloniales [4]. »
Les spécificités culturelles des populations colonisées rendent l’œuvre de colonisation non seulement méritoire et juste mais nécessaire. En effet, le retard des non-civilisés est dû à leur culture, qui, comme nous l’avons vu, corrompt leurs capacités intellectuelles en les condamnant à l’état de minorité plus encore que ne le ferait une cause biologique.
C’est uniquement par l’intervention providentielle des nations civilisées que ces populations, maintenues par leurs infantiles habitudes culturelles dans le cercle fermé de la reproduction de la tradition, peuvent s’acheminer vers la maturité, la rationalité et la paix. En son absence, la distance entre colonisateurs et colonisés tend à s’agrandir. Selon René Maunier, l’opposition entre populations « attardées » et « avancées » correspond aussi au clivage entre groupes vivant selon la « tradition » et groupes privilégiant l’« invention » :
« Le groupe attardé vit communément par la tradition : coutumes établies, conceptions ancestrales, et vit dans le passé. Il s’adresse à ses morts pour découvrir ce qu’il faut faire en cas de doute ou de danger. Hommes du passé et non du futur, ainsi que le sont tous ces conquérants, tous ces dominants, les Occidentaux, qui sont allés dans les pays de l’outre-mer pour les gouverner et les exploiter. Ceux-ci, ce sont les gens de l’invention ; hommes du futur et non du passé, cherchant du nouveau, voulant le progrès, et le poursuivant opiniâtrement ; en quête toujours de révolution ou d’évolution [5]. »
Colonisateurs et colonisés n’ont pas, selon la pensée coloniale, la même relation au temps. Les seconds restent bloqués dans l’« imaginary waiting room of history [6] », où ils attendent de pouvoir accéder au présent grâce à la médiation civilisatrice des nations colonisatrices. Quant aux premiers, amoureux du progrès et revendiquant le monopole de la modernité, ils ne dominent pas seulement le présent, mais sont la clé de toute possibilité d’évolution des sociétés colonisées, servant de modèle à leur modernisation [7].
La colonisation en tant que civilisation est la rencontre spatiale de populations appartenant à des temporalités différentes. Elle se produit en effet, lorsqu’un groupe cosmopolite, appartenant au présent de l’histoire universelle, rencontre un groupe endémique, enfermé dans la reproduction du passé, c’est-à-dire dans la répétition de ses traditions. Dans la différence qu’il établit entre civilisés et non-civilisés, le colonialisme s’appuie presque invariablement sur un discours allochronique, confinant les différentes populations à l’intérieur de régimes temporels distincts et hiérarchiquement organisés.
En ce sens, le discours colonial ne fait que reproduire – en l’amplifiant – ce qui, pour Johannes Fabian, constitue les limites de la réflexion anthropologique depuis les origines :
« L’anthropologie est apparue et s’est instituée sous la forme d’un discours allochronique (allochronic discourse) ; c’est une science d’hommes différents dans un Temps différent [8]. »
Pour Johannes Fabian, cette dimension du discours anthropologique ne peut être correctement appréhendée que si on la lie directement à la question coloniale :
« Parmi les conditions historiques de l’apparition de notre discipline, qui ont influencé son développement et sa différenciation, il y eut la montée du capitalisme et son expansion impérialiste et colonialiste dans les sociétés mêmes qui sont devenues l’objet de notre enquête. Pour cela, les sociétés expansionnistes, agressives et oppressives, que nous appelons collectivement de façon inexacte l’Occident, avaient besoin d’Espace à occuper. De façon plus profonde et problématique, elles avaient besoin de Temps pour y calquer les schémas d’une Histoire à sens unique [one-way history] : progrès, développement, modernité (et leurs reflets en négatif : stagnation, sous-développement et tradition). Bref, la géopolitique fonde ses racines idéologiques [ideological foundations] dans la chronopolitique [chronopolitics] [9]. »
L’impérialisme en tant que phénomène historique exigeait comme corollaire fondamental une opération de type culturel, sans scrupule, capable de monopoliser le savoir sur le temps et son véritable déroulement, c’est-à-dire un « chronopolitique » adéquate. La production de cette chronopolitique est, selon Johannes Fabian, la préoccupation spécifique du savoir anthropologique depuis ses origines.
L’anthropologue a le monopole du savoir sur le temps, il a la connaissance de son véritable déroulement. C’est à partir d’une telle présomption que l’objet du discours anthropologique – l’Autre – est invariablement projeté dans un autre temps. L’anthropologie apparaît ainsi comme :
« un discours dont le référent a été effacé du présent du sujet parlant/écrivant. Cette “relation pétrifiée” est un scandale. L’Autre de l’anthropologie coïncide, au bout du compte, avec d’autres personnes qui sont nos contemporains [10] ».
Pour Johannes Fabian, le scandale de l’anthropologie réside dans le « denial of coevalness » entre l’anthropologue et l’objet de son étude, c’est-à-dire dans la négation systématique de la contemporanéité entre observateur et observé. Cette négation apparaît dans toute sa complexité à travers la pratique ethnographique, où la contemporanéité de l’anthropologue et de son objet ne peut être niée.
Le même scandale et la même problématique traversent la pensée coloniale, qui, si elle confine idéologiquement les colonisés dans le passé de l’histoire humaine, ne peut pas éviter de les reconnaître comme contemporains au moment de sa mise en œuvre : en tant qu’objet de pouvoir, l’« autre » colonial ne peut qu’être reconnu comme étant présent.
Face à l’évidence dramatique de la contemporanéité du colonisateur et du colonisé, l’allochronie du discours colonial n’est pas simplement un fait linguistique, mais un acte immédiatement politique. Son résultat est double : d’un côté, il permet la production d’une cosmologie politique (« political cosmology [11] »), fondée sur la relégation des populations colonisées à un niveau hiérarchiquement inférieur ; de l’autre, il permet de soutenir que cette même cosmologie se base sur l’idéal de l’unité du genre humain.
Textes de Dino Costantini
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Notes
[1] Ibidem, p. 115.
[2] A. RUSCIO, Le Credo de l’homme blanc, op. cit., p. 56.
[3] G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 338.
[4] G. HARDY, Nos grands problèmes coloniaux, Armand Colin, Paris, 1929, p. 196.
[5] R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 16.
[6] Voir l’introduction de D. CHAKRABARTY, Provincializing Europe. Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton University Press, Princeton/Oxford, 2000.
[7] Pour une critique du concept monologique et eurocentrique de modernité, que l’on pourrait remplacer par le concept pluriel et dialectique de « entangled modernities », voir S. EISENSTADT, « A Reappraisal of Theories of Social Change and Modernization », in H. HAFERKAMP et N. J. SMELSER (dir.), Social change and Modernity, California University Press, Berkeley/Los Angeles, 1992 ; S. EISENSTADT, Comparative Civilizations and Multiple Modernities, Boston Brill Academic Publishers, Leiden, 2003.
[8] J. FABIAN, Time and the Other : how Anthropology Makes its Object, Columbia University Press, New York, 1983, p. 143.
[9] Ibidem, pp. 143-144.
[10] Ibidem, p. 143.
[11] Ibidem, p. 152.